De la poésie scientifique/Quelques mots d’actualité poétique

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Gastein-Sterge (p. 5-15).

QUELQUES MOTS D’ACTUALITÉ POÉTIQUE





Le reproche plus ou moins amène m’a été souvent adressé, des regrets ont été exprimés souvent, que mon Œuvre n’ait point été conçue et écrite plus près d’un plus large Public, — quitte à délaisser un peu de mon idéal rénovateur, insinuaient ces regrets, qui osaient assurer qu’au prix de quelques concessions et de quelque renoncement, la plus grande renommée, la plus vite action, m’eussent été acquises[1].

Je ne me suis pas arrêté devant la tentation. J’ai osé écrire aussi, vers 1889, en pleine lutte : « J’ai le temps, et mon temps viendra[2] ». — Je crois que le créateur doit être un avec son œuvre, car cette œuvre doit être le produit de son unité réalisée. L’apport poétique qui se trouve maintenant consacré sous le nom de « Poésie scientifique », représente, — de son principe philosophique à sa technique prosodique et rythmique, — une Doctrine continue… Je me suis simplement appliqué à moi-même la règle morale qui ressort de cette doctrine, d’avoir tendu, selon toutes les puissances accrues de culture qui étaient en moi, à l’art le plus complexe et le plus complet lié en la plus solide unité qui m’était possible : en le plus de volonté, en le plus-d’effort.

Le plus étrange est sans doute qu’il soit nécessaire de se targuer de pareille conception, qui part, comme nous le verrons, d’une loi naturelle, — mais c’est nécessaire, à l’heure présente, où une « réaction » poétique et contre le mouvement « Symboliste » et contre l’action de la « Poésie scientifique », a été organisée au nom du moindre-effort… « La mesure du vers est prescrite par la loi du moindre effort », a écrit le principal quoique souvent occulte organisateur de cette régression universitairement et mondainement patronnée[3], Sully-Prudhomme.

Sans craindre la contradiction d’ailleurs, il déclarait aussi que « la poétique est perfectible », — tout en assurant quelques lignes plus loin « qu’il a lieu de penser que la technique du langage poétique est achevée »[4].

Raisons cependant, dont la logique n’apparut pauvre aux Doumic, Faguet, Ernest-Charles, Brisson, et tant d’autres des Revues de médiocratie pensante, et aux poètes nouveaux-venus ou retardataires appâtés de louanges et de prix, par eux étiquetés, néo-romantiques, néo-Parnassiens et Bucoliques. Or, les mêmes, de qui, dédaignant sans doute d’avoir été un précurseur dans la voie philosophique comme nous l’avons dit souvent[5], le poète de Justice et de Bonheur souhaitait avec une étrange âpreté « régénérer l’inspiration languissante pour lutter contre les entreprises des novateurs » !…

Nous avons donc eu, nous avons une « réaction » poétique, dont les indices encore vagues purent sans doute se relever lors du Congrès des Poètes, qui ainsi demeure une date, en mai 1901[6]. — Depuis, l’on a connu des audaces, et quelque duplicité… Longtemps en désarroi, les représentants de la Critique que nous avons désignée plus haut, et dont les raisons spontanées à l’égard de la génération précédente avaient été l’insulte, le sarcasme et la mutilation des idées, se sont ressaisis, avec quelques poètes vieillissants et peu sûrs, sans doute, de la durable nécessité de leur œuvre. Ils ont senti intelligemment que la médiocrité et le manque de volontés de maints nouveaux poètes étaient tels, qu’on les pouvait manier et récompenser.

Par des appels énergiques, par des éloges tendancieux, par des prix, une réaction a été suscitée, « renaissance romantique et parnassienne ». Mais, comme il n’était pas possible de supprimer pourtant le vivace acquis du double mouvement que nous avons rappelé : « Symboliste », d’une part, et « Scientifique », d’autre part, — d’un tacite pacte entre gardiens du dogme et divers poètes nouveaux (ou retardataires, avons-nous dit), l’on parut discuter les théories émises, surtout techniques, sans les exposer d’ailleurs, et de manière assez habile pour, du mélange, créer le plus d’incertitude dans l’esprit du lecteur non averti, et donc, les amoindrir toutes, les dénaturer, les disperser s’il eût été possible ! L’on ratiocina à côté, l’on emprunta aussi, dirons-nous par euphémisme, l’on emprunta un peu des théories et des œuvres des Devanciers. L’on s’appropria quelques idées en les présentant comme neuves, avec innocence, — l’on dénatura quelque peu, sans voir l’incohérence, sans prendre garde qu’hier gardait les Dates et les Faits… Et l’on applaudit très haut : voilà ce qui maintenant était raisonnable !

C’était certes, la loi préconisée du moins d’énergie. — Sans d’aucuns, elle serait presque dominante à l’heure présente où l’on ne discute même plus, où la plupart sont même trop ignorants d’hier pour s’en douter même. L’on est revenu aux thèmes du Romantisme, à l’anecdote égotiste sentimentale, exprimés par le vers le plus commodément classique dont la mélopée contente si directement l’oreille, élue comme suprême raison par Sully-Prudhomme, — qu’il n’est quasi plus nécessaire d’écouter pour entendre : dernier mot du moindre-effort…

Et M. Catulle Mendès de s’écrier : « Quelle admirable France qui ne cesse de produire des poètes, encore des poètes ! » Et qui se ressemblent tous, pourrait-il dire pour aggraver cette exaltation nationale, mais mal à propos, car si l’Étranger, partout, étudie, traduit, commente les Poètes Français et subit leur action, — ce sont ceux d’hier. Et il ignore ou méprise ceux de l’heure présente, nous le savons… Hélas ! pourtant, le contentement de M. Catulle Mendès qui s’est accru superbement, a commencé du soir (1897), où, sous le patronage de Stéphane Mallarmé, Sully-Prudhomme, François Coppée et Hérédia, présents et étrangement réconciliés, un Banquet en son honneur réunit sous son sourire parnassien, la plupart des apaisés poètes du « Symbolisme ». — Et le triomphe n’était pas pour eux, qui ainsi ont donné l’exemple de la régression, et presque sanctionné par avance la réaction[7]

Or, sans insister, de cette « réaction » organisée et non exempte de petitesse morale, il ressort ceci : C’est que les habiletés, les emprunts déguisés et incohérents, les demi-assertions, le tout ouvertement ou occultement patronné par des hommes d’étroite conception philosophique et artistique (qui donc, soutiennent encore dogmatiquement la persistance de l’Énergie en de mêmes modes ou son retour à d’antérieurs états), ont seulement démontré que les idées émises et les œuvres des Devanciers sont viables et nécessaires, puisqu’ainsi l’on s’en avoue maladroitement les prisonniers incapables d’apport personnel. Ou, si on ne leur prend rien, on ne peut s’évader d’eux qu’en régressant dans une imitation ressassée du passé…




Mais nous avons hâte maintenant de nommer des poètes, parmi les principaux, survenus depuis dix ans environ et quelles que soient leurs tendances, qui, de non commune valeur et aimant leur art, d’aucuns en étant les passionnés et les tourmentes, honorent cette heure ou sont de l’espoir, — ou notoires, ou encore tout nouvellement révélés :

MMmes  Delarue-Mardrus et Valentine de Saint-Point, de qui le tempérament puissant est touché de persuasion scientiste. La première est d’une inspiration troublante et comme psycho-physiologique. Mme  de Saint-Point, elle, se hausse somptueusement au penser philosophique, près d’une « Métaphysique émue » : cette expression dont nous résumions en un article notre pensée, et que deux autres poètes rappelaient en des Déclarations, à leurs premiers livres se réclamant nettement de la « Poésie scientifique » : MM. Georges Duhamel et René Arcos.

Mmes  de Noailles, Mendès et C. Perrin. Encore qu’il appartienne à la génération précédente, M. Sébastien-C. Leconte, qui, dans la Préface de son volume Le Sang de Méduse, préconise l’union avec la Science, avec sa philosophie, et appuie encore mes dires en rappelant la tradition de l’Orient.

M. Abel Pelletier, poète évolutionniste, de notre génération aussi, qui après un long silence, recommence sa publication. Nous nommerons son superbe Drame en vers (premier d’une Trilogie), Titane, d’intensité psychique et verbale, créateur d’une sorte d’ambiance de mystère où resurgit modernement le thème de la Fatalité antique. — C. M. Savarit, d’hier aussi, qui publie maintenant une suite de livres se commandant, poèmes dont le premier, Comme la Sulamite, est un chant d’une suavité émotive pressante s’élevant sur la pensée évolutionniste à une philosophie altruiste.

M. Fernand Gregh, qui, avec un talent romantique, est de divers des Devanciers de légers reflets. Mais ses idées sur « l’Humanisme », se réduisent à l’exaltation trop simpliste de la vie, sans précision de sens philosophique, spiritualisme vague et sentimental.

M. Francis Jammes, de charme de nature, malgré la petitesse d’inspiration et l’afféterie. Léo Larguier, romantique, mais dont nous louons la répudiation à son second volume, du « recueil de vers », pour l’unité du poème, du livre.

M. John-Antoine Nau : son art verbal et rythmique, subtilement spontané et savant, sa valeur évocatrice et suggestive, en son volume les Hiers Bleus.

MM. Georges Duhamel et Arcos, se réclamant scientifiquement, avons-nous dit, ce qu’avèrent avec grandeur souvent, leurs livres : Des Légendes, des Batailles (Duhamel), et la Tragédie des Espaces (Arcos). Avec eux, M. Jules Romain. De sa Vie unanime, poème harmoniquement composé, la pensée générale et la technique, le classent, en effet, parmi les « scientifiques ». Se rattachant à eux, M. Alexandre Mercereau (Eshmer-Valdor), de verbe subtil, de très sensitive et nombreuse rythmique, et M. Charles Vildrac, d’une large et simple émotion que nous dirons à valeur morale.

Près de ce groupe, un autre où domine le nom de M. Théo Varlet, et où l’on doit distinguer MM. Paul Castiaux et Pierre J. Jouve : luxuriances de vie universellement perçue, sens orgiaque et sacré de la vie, plénitude de sensation rendue en musicalité et spontanéité de Rythme. Tendance philosophique.

M. John-L. Charpentier, toute particulière personnalité, poète scientifique, critique d’unique valeur en la génération montante. D’éducation littéraire et scientifique, son idéal s’est constitué par examen critique de l’histoire poétique. Il va à « une poésie qui ne soit plus éclairée seulement extérieurement de science par intermittences, mais qui rayonne de dedans en dehors, comme si elle était une science elle-même… Le poète doit contribuer par son œuvre à la préparation de l’avenir, avenir qu’il doit concevoir, en dégageant l’homme, de plus en plus, des entraves des vieux espoirs et des vieilles craintes que traîne l’humanité inconsciente ». Son livre prochain se titre : L’Âme délivrée.

M. Jean Ott, son premier volume l’Effort des Races, à tendance évolutionniste (et qui comprend un admirable et sobre drame en vers : la mort de Zoroastre), atteste une pensée philosophique, très haute, très sûre, en un tempérament poétique vigoureux.

M. Florian-Parmentier, de qui la Physiologie morale du poète doit être lue. Ses déductions philosophiques parties de la nécessité reconnue de la connaissance en poésie, savoir qui ne tue nullement la spontanéité, « l’impulsion » émotive première, — sont à retenir.

M. Robert Randau, poète d’Autour des Feux dans la Brousse, (auteur des Onze journées en Force, avec M. Sadia Lévy) : tempérament d’énergies amassées et explosantes, robuste de verbe et de rythme, « où la meilleure psychologie serait des terreurs du phénomène, serait mondiale ». M. Sadia Lévy : le tourment comme sacré du Verbe et du Rythme, leur essence et leur mystère en l’entre-pénétration émotive des Formes, ce poète plein de merveilles les incarne et les exprime avec intensité. M. Ricciotto Canudo peut être dit, comme le précédent, un poète en prose : de direction évolutionniste, de grandes envolées en la philosophie et la Métaphysique, où en maints passages (Livre de la Genèse et Livre de l’Évolution) il rencontre notre pensée.

M. Pierre Fons, plein de méditation, évocateur en un sens évolutioniste. — D’autres, Symbolistes, à tendances philosophiques : MM. Jean Royère, Paul Drouot, André Ibels……


…J’ai dit, quand il a été nécessaire, moi qui ai l’habitude de parler net sous les dates et le document[8], que nulle plus entière volonté que la mienne n’a ouvert la lutte poétique moderne, initiatrice généralement, — puis qui traversa les diverses Écoles, qu’elle répudiait alors même qu’elles s’en assimilaient des aspects, désireuse seulement d’aller à l’extrême de ses desseins. M’évertuant vers les plus hautes, et sans doute de lointaines généralisations, sommes harmonieuses des rapports liant l’intelligence humaine à l’évolution universelle, tentant ainsi une unité philosophique qui dégageât son émotion, — Métaphysique émue, — tout en exprimant sa complexité sensitive entre-pénétrée : Analyse et Synthèse.

J’ai su que cette volonté ne créerait point une Œuvre tout de suite en contact avec le grand nombre[9]. Mais logiquement elle devait, si elle en portait les puissances, atteindre les créateurs eux-mêmes, les Poètes, et ceux-ci qui par leur acquis intellectuel, leur intuition et leur sensitivité, s’égalent quasi à eux, Lecteurs ainsi que re-créateurs des œuvres. Par là déterminerait-elle aux sources mêmes, sans intermédiaire et sans perte, la direction poétique que nous avions préconçue, la seule, prétendons-nous, qui soit en le sens général de l’évolution.

J’ai donc lutté, non en vain, pour lutter encore car le développement de mon œuvre qui est loin encore de son terme, est un développement de lutte.




  1. Opinion, entre autres, de M. R. de Gourmont (Livre des Masques)
  2. « M. René Ghil en a pour vingt ans à subir la huée », prophétisait M. Émile Verhaeren en 1887 (Art moderne, Bruxelles).
  3. Nous n’entendons nullement étendre le mot : universitaire, à un sens général, sachant qu’il est toute une partie neuve et individuellement pensante de l’Université qui sincèrement désire se documenter, ou sait. Et parmi ses maîtres, il en est de qui l’attention et la conscience ont secoué le silence, tel M. G. Lanson, qui, dans son Histoire de la Littérature, a donné une place, malheureusement trop étroite et avec une documentation imprécise ou, erronée, aux Écoles poétiques d’hier. Et avec intention et en soulignant il n’a pas hésité à voir en le vieux poète Gautier de Metz un lointain et intuitif précurseur scientifique.
  4. Testament poétique. — Et Préface à l’Anthologie de M. G. Walch. (Delagrave, édit. Paris).
  5. Nous aimerons, à propos, rappeler de notre doctrine de Poésie scientifique d’autres précurseurs au cours des siècles, et sans remonter à l’Inde, en une tradition à rares représentants qui, sans en prendre conscience pour la généraliser, sortirent de l’égotisme comme mesure habituelle de leur émotion inspiratrice en s’élevant à du concept philosophique. — Nous avons dit Lucrèce, du Bartas, Hugo de la Légende des Siècles, Goethe, Shelley, Leconte de Lisle, Sully-Prudhomme se reprochant de « croupir dans la poésie personnelle ».

    Leconte de Lisle avait souhaité en la Préface de ses premiers poèmes antiques que le poète reprît son rôle ancien d’éducateur de l’humanité. — « La Poésie aura un jour à compter avec la Science », écrivait Zola. — Spencer, donnant Goethe en exemple, avait songé cette alliance. — Taine a prévu la possibilité d’une métaphysique moderne… « On reconnaîtra que le vaste système évolutionniste devait être à son tour interprété esthétiquement et que vient à son heure, en tant que conception actuelle du monde, le poème de M. René Ghil ». (G. et J. Couturat — Revue indépendante, Août 1891).

    Brunetière, après avoir écrit contre l’Évolutionisme, en 1893, demande une littérature, une poésie, qui relèvent de Darwin et de Haekel. En même temps que moi, un critique lui apprend ou lui rappelle que cette poésie existe. (Article de la Justice. Janvier 1893.)

  6. « Le Congrès des poètes tenu à Paris, dit en son Anthologie M. G. Walch, où M. René Ghil revendiqua fièrement, en un discours sensationnel, la genèse et le développement, en son œuvre, de quasi toutes les préoccupations poétiques inscrites au programme ».
  7. Nous aurons à parler tout à l’heure des Écoles « Symbolistes ». — Mais, l’un des plus notoires en elles, M. Gustave Kahn, n’a-t-il pas dit en son volume Symbolistes et Décadents, que le Symbolisme est moins une innovation que l’extrême développement du Romantisme et du Parnasse. Et M. Mauclair (L’Art en Silence) : « Leur mouvement est un mouvement de forme, plutôt que d’idées ».
  8. Ainsi, dans le présent volume, l’on trouvera quelques citations et extraits, voulus pour assurer mes dires et éclairer l’historique, et souvent pris du terrain de mes adversaires.
  9. « Les esprits paresseux et routiniers aiment à entendre ce qu’ils entendaient hier, a écrit Alfred de Vigny, — mêmes idées, mêmes expressions, mêmes sons : tout ce qui est nouveau leur semble ridicule, tout ce qui est inusité, barbare. »