De la poésie scientifique/Origines de la poésie moderne

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Gastein-Sterge (p. 16-24).

ORIGINES DE LA POÉSIE MODERNE





À lire l’extraordinaire mélange de noms et de théories, sous prétexte de les classer, qu’osent encore de temps à autre des auteurs d’Études sur la Poésie contemporaine, — l’on se demande s’il est vraiment si malaisé de réunir le document précis sur ses origines et son évolution……

Oui, parallèlement aux nouvelles orientations poétiques, la critique qu’elles suscitèrent presque malgré elle, des Revues littérairement dogmatiques et de la presse quotidienne, de tout son pouvoir résista à leur avènement. D’une âpreté qui ne décèle que plus étonnamment son inadaptation aux idées énergiques qui travaillent le monde, ses raisons, dès la première heure, ont été le sarcasme, l’insulte, la mutilation et l’adultération des idées émises — quand ce n’était pas l’adroit silence. Nous venons de donner, en notre Avant-propos, quelques exemples des procédés courants, pris cependant à des dates plus récentes.

L’on ne peut trouver là une documentation, ni aux volumes émanés de mêmes sources.

Quant aux quelques livres de critique émanés de poètes du « Symbolisme », — recueils sans liens de composition d’Articles parus à divers moments, ils n’ont vraiment une plus grande valeur, et l’étude sérieuse, l’impartialité et la vérité historique ne sont guère leur caractéristique. À mesure que la plupart d’entre eux, — comme attraits à l’origine autour des trois hommes dont nous verrons les noms, qui, alors, incarnèrent plus ou moins du Rêve qu’ils connurent ou reconnurent en eux trois, — s’en éloignèrent en départs d’Écoles, l’âpreté des luttes entraîna des négations intéressées ! Et surtout ils usèrent du silence, mais vraiment trop naïvement gros des hommes et des œuvres qu’ils voudraient taire !…[1]


Il n’avait évidemment eu d’autres documents en main, et c’était hier, l’intéressant et sincère critique, M. Stéphane Servant, que, après un premier article sur les origines du mouvement poétique, nous avertissions d’erreurs graves, en produisant dates et œuvres. Puisqu’alors il s’écriait : « Ce que nous appelions réforme grammaticale aurait pour point de départ Mallarmé, et la réforme scientifique, M. René Ghil. C’est, en effet, une question de dates et de documentation. Si le point de vue de M. René Ghil est exact, comme il s’agit d’un mouvement actuellement en plein triomphe, et comme j’ai pu lire des volumes entiers où son nom n’est pour ainsi dire pas cité, j’en arrive à soupçonner dans cet oubli quelque-une de ces belles injustices qui égaient l’histoire ![2] — M. Servant avait dû lire surtout les recueils de la critique « symboliste »[3]. « Injustice », qu’on aurait tort de prendre au sérieux. M. Servant, en poursuivant une documentation plus étendue et travaillée, a pu s’assurer que nous eûmes d’énergiques et sûres compensations, — et que la doctrine de Poésie scientifique, qui ne tient que d’elle-même, existait avant et pendant les silences, intéressés, et qu’elle existe après…


…Pour réunir, disions-nous, le document précis sur les origines et l’évolution du mouvement poétique moderne, — il est nécessaire, on le voit, d’un travail préparatoire assez long : lectures des Œuvres et des Revues, organes des diverses Écoles, prise exacte des dates, comparaison des documents, recherche des Études, des Articles, avec méthode.

Il est pourtant aisé, à mon avis, à l’aide d’une pareille documentation (mais personne ne s’en donna la peine)[4], de déterminer nettement le principe, — qui est double et donne naissance à une double évolution.

Par Stéphane Mallarmé, se crée le mouvement de « poésie Symboliste », — qui, nous le verrons, devait s’exprimer en modes divers quand elle viendrait à être plus ou moins étendue de sens sous la poussée de nouveaux tempéraments, personnels et puissants.

L’autre détermination poétique vient de moi, et crée la « poésie Scientifique », — c’est-à-dire partant de données de la science, et pour la pensée directrice et pour la technique. Elle représente toute une doctrine, à développement philosophique, sociologique, et d’éthique, et supporte une métaphysique…

C’est en 1885, que, autour de Mallarmé, dans le petit salon de la rue de Rome où il recevait dès lors le mardi soir, le premier groupement s’opéra, avant toutes Écoles. Le charme, l’ascendant vitalement doux qui émanaient de l’homme, proche, et lointain de rêve, de sa parole harmonieuse et subtile, indiciblement nous séduisaient, matérialisaient une atmosphère de silence. Mallarmé dès lors parlait de l’essence du « Symbole », le persuadait comme expression totale, et suprême manière d’art pour susciter d’analogies en analogies l’Idée enclose en tout spectacle : ses concepts empruntaient à Platon, Fichte, Hegel… Je trouvai là parmi les premiers arrivés à la parole nouvelle, Henri de Régnier, Francis Viélé-Griffin, Barrès, Fénéon, plus tard Gustave Kahn, et d’autres, qui n’avaient encore publié qu’en de vagues revues, quelques vers ou proses, sans se préciser de direction.

Je devais l’accueil tout cordial dont m’honorait Mallarmé, à la publication, en décembre 1884, de mon premier livre de vers, livre d’essais, mais dont l’explicite Introduction contenait, avec les primes indications de plan de mon Œuvre de demain, les nettes déclarations qui, retravaillées et développées, allaient déterminer le mouvement de « Poésie scientifique ».

Mallarmé m’avait écrit : « Peu d’œuvres jeunes sont le fait d’un esprit qui ait été, autant que le vôtre, de l’avant. Ce que je loue avant tout, c’est cette tentative de poser dès le début de la vie la première assise d’un travail dont l’architecture est sue dès aujourd’hui de vous, et de ne point produire au hasard… Il y a lieu de s’intéresser énormément à votre effort d’orchestration écrite. »[5]

Cette révolutionnaire Introduction démontrait donc la nécessité pour la poésie de partir désormais des données de la Science, et de s’émouvoir des idées modernes. La Vie que ma volonté voulait exalter, elle devait être complexe, de sens universel. J’appelai les poètes aux poèmes cosmogoniques et ethniques, — et à chanter, hors de l’égotisme, les énergies nouvelles. Je donnai entrée dès lors dans le domaine poétique « à la poésie des milieux modernes, des villes, des champs », aux activités ouvrières, les usines, les trains par les horizons, les travaux aux âmes mécaniques, l’œuvre dès champs, — et les Banques et l’Or !…[6]

La même année 1885, la première version de mon Traité du Verbe (devenu plus tard l’En Méthode à l’Œuvre), paraît en deux revues[7] et en volume en 1886[8]. Il apporte la théorie de nouvelle technique poétique, « l’Instrumentation verbale », dont l’édition de 1887 précisait, de notes et d’un appendice, les données desquelles la partie intuitive s’avérait : les travaux de Helmholtz et de Kratzenstein, sur les harmoniques, dont il était ainsi parlé en Poésie, pour la première fois.

La partie philosophique, concurremment avec le plan complet de l’Œuvre, se développa ensuite sous le titre qui la plaçait en tête de l’Œuvre : En Méthode à l’Œuvre, en les éditions de 88 et 91. — En 1904 est parue une dernière édition entièrement revue, augmentée, et arrêtée[9].

Je puis dire, après d’autres d’ailleurs, que la théorie de l’Instrumentation verbale, la première en date, orienta alors la généralité des poètes nouveaux vers leurs recherches de musique verbale et d’expressives Rythmiques, et sur les diverses théories postérieures eut initialement action[10].

Et voilà les deux premières inspirations, très précisées, selon lesquelles deux mouvements de plus en plus divergents, pendant plus de quinze années se développeront, l’un et l’autre respectivement, s’affirmeront.

C’est là ce que, près des sources encore (en novembre 1886, rappelle M. G. Walch, en son Anthologie des poètes de 1866 à 1906), distinguait un article du « Figaro », — où Auguste Marcade portait très exactement à la connaissance du grand public un premier historique des naissantes Écoles : « Les trois chefs de ce mouvement sont : MM. Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et René Ghil. » L’extraordinaire émoi, colères, ironies, enthousiasmes, suscité par le Traité du Verbe « dont toute la presse européenne s’occupa », rapportent, entre autres, M. Walch et, dans leurs Poètes d’Aujourd’hui, MM. Van Bever et Léautaud, — cet émoi permettait ce rapprochement de mon nom de ceux de Verlaine et Mallarmé, mes aînés de vingt années…


Judicieusement, le signataire de l’article signalait au nombre des promoteurs nouveaux, et en tête, Paul Verlaine.

Verlaine a pris place parmi les poètes « Symbolistes ». — S’il l’est par certaines qualités, quoique trop d’instinct pour concevoir une manière d’art générale, il sied plutôt de le regarder, en dehors de toute École, comme exerçant presque inconsciemment, mais nécessairement, à la prime aurore de ces temps nouveaux, une action imprécise, diffuse, — et qu’on peut dire naturellement persuasive sur plusieurs des poètes nouveaux venus.

Un vers de son petit poème, « Art poétique », donné en une revue de 1882, un vers presque négligemment et gaminement lancé en conclusion, me semble avoir été la parole de délivrance qu’attendaient de chaotiques inquiétudes :

« Et tout le reste est littérature !… »

Littérature : c’est-à-dire, si l’on veut, le moment où la phrase seulement grandiloquente ou liquidement dénuée de nervosité, se croit le Verbe, où la cadence traditionnelle tient lieu de Rythme, et où l’on ne pense plus qu’à travers la pensée du passé. Par ce vers qui pourrait tenir toute sa théorie simpliste, Verlaine, spontanément, a été l’avertisseur du retour à l’exacte notion : qu’il n’est rien en l’esprit qui ne soit d’abord en les sens. Cette notion de contrôler la vieille pensée ataviquement littéraire par une neuve sincérité de sensation (c’était cela), toute l’œuvre de Verlaine la proclame, elle s’en caractérise.

Tandis qu’au point de vue prosodique, son enseignement de « préférer l’Impair », c’est-à-dire d’user, à son exemple, de mètres impairs, d’une trouvaille spontanée et instinctive déséquilibrait l’illogisme de l’ancienne métrique d’où il délivrait sa mélodie inentendue encore, souple, pittoresque et émue…

Mallarmé et Verlaine : l’impatience de nouveaux venus les avait spontanément retrouvés, eux, les presque dédaignés de Parnasse ! Ils leur apportaient l’émotion tumultueuse de la gloire soudaine… Et il sied de rapporter ici une remarque précieuse de MM. Gaston et Jules Couturat (Gaston Moreilhon et Georges Bonnamour). En pleine lutte, m’apportant l’aide de leur talent et de leur âme ardente, ils répondaient aux attaques : « Sait-on si l’école poétique qui tuera la bêtise idéaliste et sa reviviscence symbolique ne sortira pas de M. René Ghil. À toutes époques, depuis un siècle surtout, auprès des triomphateurs du moment, il s’est toujours trouvé un amoindri, un dédaigné, un moqué même, dont la génération suivante a procédé. C’est Diderot sous le roi Voltaire et le néo-chrétien Jean-Jacques. C’est Balzac dans le fracas romantique. C’est Verlaine et Mallarmé parmi les Parnassiens. C’est Villiers chez les naturalistes[11]. »




  1. Mallarmé lui-même, gagné, sut en ses Divagations, quand il parle des diverses techniques poétiques, sciemment omettre la première en date et la plus active, qu’il avait saluée.
  2. Stéphane Servant. — Revue Intellectuelle. Février 1907.
  3. M. Servant n’eût pourtant pas dû ignorer, au moins, en regard, les Anthologies de MM. Van Béver et Léautaud, et de M. G. Walch, qui l’eussent renseigné.
  4. Aussi, est-ce plaisir de lire le petit livre récent de M. Étienne Bellot (Notes sur le Symbolisme, 1908), qui apporte d’heureux éclaircissements, du document, précisé de dates. Il est à regretter seulement que la mauvaise place d’un petit chapitre et une inattention, laissent croire que l’auteur conçoive comme « décadents » les poètes venus autour de Mallarmé. Mais tout s’explique ensuite. « Décadent » n’a été qu’un mot de chroniqueur.
  5. Lettre publiée, pour la première fois, et en entier, en une Étude sur moi du poète russe Valère Brussov. (Viessy (La Balance), Moscou, décembre 1904).
  6. « Son livre de début, Légende d’âmes et de sangs, qui révélait un poète ne procédant d’aucun maître, et dont la préface, où il donnait les grandes lignes de l’œuvre qu’il méditait, laissait pressentir les théories de musique que le Traité du Verbe devait répandre avec éclat, d’un coup attira sur lui l’attention. C’est en rendant compte de ce premier livre que M. Édouard Rod alors écrivit « M. René Ghil ne sera jamais banal. » (Ad. van Bever et Paul Léautaud. — Poètes d’aujourd’hui, 1900).
  7. Au mois de mai et suivants, dans la revue la Basoche, de Bruxelles, où l’émotion est si grande, m’écrit son directeur, que deux partis littéraires, pour et contre, en sont créés. Et ensuite, avec développements, dans la Revue La Pléiade, Paris.
  8. Giraud, édit., Paris. — Avec un « Avant-dire » de Mallarmé, qu’il me demande d’écrire pour cette édition.
  9. En Méthode à l’Œuvre (Messein, édit., 1904).
  10. Il est intéressant d’annoter ceci, seulement de la constatation de cette action sur le « Symbolisme » par deux critiques autorisés tenant plus spécialement de cet art. M. Pierre Quillard partant de M. Louis Le Cardonel, dit : « Il paraît bien aussi que, comme MM. Émile Verhaeren, Stuart Merrill, Albert Mockel et d’autres, il a été touché par les théories instrumentales de M. René Ghil. » — Le Mercure, Juillet 1904.

    M. Jean de Gourmont écrit : « M. René Ghil a eu une réelle influence sur le Symbolisme, plus par ses théories « instrumentistes » que par son œuvre réalisée, et qu’il continue à réaliser méthodiquement. » — Le Mercure, Mars 1905.

  11. Revue Indépendante, nov. 1892.