De la politique extérieure de la France depuis 1830/02

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De la politique extérieure de la France depuis 1830
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 416-444).
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DE LA


POLITIQUE EXTERIEURE


DE


LA FRANCE DEPUIS 1830.




DEUXIEME PARTIE.[1]
RAPPORTS AVEC LA PRUSSE, L'AUTRICHE, LA RUSSIE ET L'ANGLETERRE JUSQU'EN 1840.




Nous avons essayé de montrer, dans la première partie de ce travail, combien le mouvement populaire de 1830 avait excité d’inquiétudes parmi les puissances étrangères. L’Europe absolutiste n’avait aucune raison d’aimer la révolution de juillet : elle ne pouvait rien en espérer ; elle avait tout à en craindre. Nous avons raconté comment, sans aucun dessein prémédité, par souvenir du passé, par instinct de conservation, loi suprême qui régit les gouvernemens comme les peuples, les cabinets de Russie, de Prusse et d’Autriche s’étaient spontanément trouvés réunis et d’accord pour contenir la France nouvelle. Cependant leur coalition, tout expectante et purement défensive, n’avait pas même atteint son but. Le gouvernement français avait eu conscience de sa force ; il avait vite découvert le secret de la faiblesse de ses adversaires et deviné la mesure de ce qu’il pouvait oser contre eux. En Belgique, les trois cours avaient dû assister, l’arme au bras, à la prise d’Anvers, et souffrir en Italie, sans coup férir, l’occupation d’Ancône. Lorsque, lassées de tant de patience, elles avaient essayé des fières remontrances et des menaces mal déguisées, elles s’étaient attiré des paroles assez rudes et d’assez dédaigneuses reparties. Les hommes d’état français, nouveaux venus dans les conseils de l’Europe, ne s’étaient pas, à l’épreuve, trouvé si faciles à déconcerter. Un système qui avait si mal réussi à ses auteurs ne pouvait être long-temps continué. Le premier moment d’irritation passé, les politiques du Nord ne pouvaient point ne pas apercevoir quelles différences le cours des temps avait apportées dans les relations des états. Après de longues guerres et de coûteux efforts, l’Europe avait pu autrefois faire expier à Louis XIV vieillissant les témérités de sa jeunesse, imposer la paix à Napoléon sous les murs de Paris ; mais elle n’avait vaincu dans ces grands hommes que deux chefs ambitieux. Les peuples étaient, de part et d’autre, restés étrangers à la lutte, ou n’y avaient figuré que comme des instrumens dans la main de leurs princes. Ce ne fut point le représentant de la révolution française qui succomba dans les plaines de la Champagne et sur le champ de bataille de Waterloo ; ce fut le fondateur de l’empire, le souverain absolu, l’oppresseur du monde et de son pays. Le succès de la coalition de 1814 et de 1815 fut surtout le triomphe des nationalités opprimées contre une royauté envahissante. — Comment mener ces populations, maintenant apaisées, à un nouvel assaut contre la France ? Quinze ans de paix leur avaient appris à voir clair dans leurs propres sentimens. Elles avaient détesté la France conquérante et dominatrice ; elles ne se sentaient que des sympathies pour la France pacifique et libérale. Elles ne faisaient plus de vœux contre nous elles en faisaient presque en notre faveur, et se prenaient à souhaiter que notre influence grandît partout, fût-ce aux dépens de leurs gouvernemens, car notre cause, était la leur ; notre influence leur promettait, dans l’avenir, la liberté. Cette disposition des peuples réagissait sur l’esprit même des cabinets européens. La fermeté de nos ministres avait surpris, mais leur droiture avait plu. Le roi de Prusse, qui avait tant appréhendé l’expédition d’Anvers, la Belgique une fois évacuée, rendait complète justice à la loyauté de notre conduite ; il répétait hautement en Allemagne qu’on pouvait désormais s’entendre avec un gouvernement si strictement fidèle à ses engagemens. Tout désolé qu’il était de la présence des troupes françaises en Italie, le prince de Metternich admirait la discipline de notre garnison d’Ancône, protectrice des populations italiennes, mais pleine de ménagemens envers les autorités du pays. Homme de pouvoir, il prenait une haute idée d’un gouvernement déjà si maître de lui-même et si bien obéi. Notre modération ramenait ceux que nos actes de rigueur avaient heurtés. Une occasion seule manquait qui permît à la Prusse et à l’Autriche de substituer à leurs rapports avec nous, bons au fond, mais un peu tendus, un échange de procédés plus conformes à leurs véritables dispositions.

Nos discordes parlementaires et les changemens survenus dans notre administration intérieure fournirent cette occasion, ou plutôt ce prétexte. Il ne serait pas vrai de dire que les influences extérieures eussent amené la chute du cabinet du 11 octobre, tombé à propos de la conversion des rentes, question de régime domestique s’il en fut ; mais il y aurait une égale exagération à soutenir que la diplomatie européenne y fût restée complètement indifférente. En votant une réforme financière, qu’ils n’eurent jamais, d’ailleurs, le bonheur de réaliser, les membres de la majorité servirent en 1835, sans aucun doute à leur insu, et la plupart contre leur penchant, les secrets désirs des puissances absolues. Le maintien aux affaires des ministres qui avaient agi et parlé pour la France, quand la France avait dû répondre aux mesures provoquantes par des mesures plus provoquantes encore, aux mots blessans par des mots plus blessans, contrariait singulièrement les velléités de rapprochement des cabinets de Vienne et de Berlin. Il les gênait d’autant plus que les amours-propres seuls étaient enjeu, et qu’à vrai dire, il y avait peu à changer au fond même des choses. Les hommes du 11 octobre n’avaient pas été si cassans qu’on aimait à les représenter, et l’on ne comptait pas, autant qu’on se plaisait à le dire, sur la facilité de leurs successeurs ; mais il était commode, pour les puissances qui se proposaient de modifier l’ancienne attitude, de pouvoir donner à croire au public que la modification avait été réciproque et simultanée. C’était là sans doute, aux yeux des diplomates étrangers, le bénéfice le plus clair des nouvelles combinaisons ministérielles. Par cette raison plus que par toute autre, ils affectèrent d’accueillir avec joie l’avènement des cabinets du 22 février et du 15 avril. En fait, cependant, depuis cette époque et jusqu’en février 1848, le ton des communications journalières des cours de Vienne et de Berlin devint conciliant, souvent presque amical. Une seule fois, quand la question d’Orient divisa si profondément la France et l’Angleterre, ces cabinets ne surent pas résister à la tentation de prendre encore une fois parti contre nous, et de nous rejeter assez étourdiment, et eux avec nous, dans une de ces situations violentes dont ils étaient toujours les premiers à s’effrayer et les plus pressés de sortir. Dans toutes les autres circonstances, non-seulement la Prusse et l’Autriche se montrèrent soigneuses de notre amitié, mais empressées à nous donner des preuves de leur bon vouloir, voire, en certains cas, de la préférence qu’elles nous accordaient sur d’autres cabinets dont la politique et les antécédens devaient moins leur déplaire.

Après 1830, comme au temps des guerres qui suivirent notre première révolution, la Prusse fut la première à se détacher de la coalition européenne. En vain, par un habile calcul, les négociateurs du congrès de Vienne avaient rapproché les frontières des deux pays, et, par la suppression des petits états intermédiaires, pris soin de ménager entre elle et nous des points de contact et de mutuelle défiance ; en vain le souvenir du partage de la Pologne rattachait la Prusse à l’Autriche et à la Russie par ce lien terrible du commun attentat contre la nationalité polonaise : le vieux roi s’affranchissait chaque jour davantage des préoccupations de sa vie passée et des préjugés de son entourage. Il ne pouvait point ne pas rester fidèle à la cause de l’ancien régime, il entendait bien ne pas céder aux entreprises, d’ailleurs assez faibles, du libéralisme prussien ; mais, sans dévier un instant de la politique seule capable, à ses yeux, d’assurer le salut général, ce monarque, qu’aucune passion n’aveuglait, s’appliquait avec un rare bon sens à calmer les amers ressentimens contre la France, et, par d’habiles égards, par de sincères démonstrations, rendait de plus en plus faciles les rapports entre les deux gouvernemens. La correspondance officielle de M. Bresson, notre ministre à Berlin, nous fournirait mille témoignages de l’excellente position qu’au sein de cette cour aristocratique et guerrière la faveur personnelle du souverain avait faite au représentant de notre gouvernement démocratique. Elle constaterait le crédit dont nous jouissions à Berlin et ferait ressortir les avantages journaliers que nous recueillions d’une confiance réciproque aussi heureusement établie.

A l’époque où nous sommes parvenus, Berlin était moins un théâtre d’action diplomatique un peu vive qu’un poste d’observation. D’ailleurs, le changement survenu dans le personnel de l’administration française avait apporté, dans la manière dont nos affaires extérieures étaient réglées, des différences assez essentielles, et dont il faut rendre compte. Pendant tout le temps qu’avait duré, à l’état plus ou moins latent, l’antagonisme de la France et des trois cours du Nord liguées entre elles, nos ministres des affaires étrangères, et en particulier celui du 11 octobre, avaient jugé opportun de déjouer tout naturellement un si fâcheux accord en évitant de faire de Paris même le siège habituel des négociations importantes. A Paris, en effet, les représentans de la Russie, de la Prusse et de l’Autriche pouvaient rapidement se concerter. Il était fort difficile de traiter isolément avec chacun d’eux ; le grief d’un seul devenait presque infailliblement et bien vite le grief de tous ; les moindres réclamations étaient soigneusement mises en commun et poursuivies avec cette assurance que donnent toujours la supériorité du nombre et la concordance des opinions. En confiant à nos ambassadeurs, à nos ministres, à nos chargés d’affaires, hommes pour la plupart considérables et rompus aux affaires, le soin de traiter au dehors, chacun pour son compte, les questions principales qui regardaient les cours auprès desquelles ils étaient accrédités, le gouvernement français avait eu le dessein non-seulement de grandir à l’étranger la position de ses agens, mais de dérouter, autant qu’il le pouvait alors, la tactique de ses adversaires. La coalition des cours du Nord une fois dénouée, il n’y avait plus les mêmes inconvéniens, il y avait peut-être quelque avantage, pour un ministre des affaires étrangères de France, à concentrer le plus qu’il pourrait à Paris, à réunir dans sa seule main les fils de la diplomatie européenne, et à intervenir davantage de sa personne dans le détail des arrangemens internationaux. Les chefs des administrations du 22 février et du 15 avril en jugèrent ainsi. Les communications venues du dehors leur servirent encore à recueillir de précieux renseignemens, à asseoir leur jugement sur les hommes et sur les faits du moment ; mais, la plupart du temps, ils crurent utile de retenir ou d’attirer dans la sphère de leur action immédiate le maniement et la conduite des transactions qui engageaient plus particulièrement leur responsabilité. Cette observation explique pourquoi les correspondances officielles de nos ambassades conservèrent, à partir de cette époque, moins que par le passé, la trace des affaires considérables qui continuèrent à s’agiter entre les grandes puissances de l’Europe. Les lettres particulières des personnages mêlés à ces affaires et les documens des cabinets étrangers peuvent seuls suppléer à la pénurie des pièces officielles. C’est à cette source qu’il faudrait recourir pour savoir au juste combien fut grande, en 1836, notre intimité avec la Prusse, et quel rôle principal et volontaire le souverain de ce royaume s’attribua dans un événement qui fixa justement alors l’attention de la France et de l’Europe. Nous voulons parler du mariage du duc d’Orléans.

Cette fois, comme d’ordinaire, quand les circonstances extérieures ne pèsent pas trop fortement sur les déterminations des hommes, l’entraînement précéda la résolution réfléchie, et les impulsions du penchant personnel furent plus grandes encore, sinon plus déterminantes que les considérations de la politique. Pendant l’été de 1836, les ducs d’Orléans et de Nemours vinrent assister aux grandes revues de l’armée prussienne. Pour la première fois, les fils du roi des Français venaient entretenir des rapports de courtoisie avec une des plus vieilles dynasties de l’Europe. Je laisse à supposer si la curiosité était grande au sein d’une de ces cours d’Allemagne, le plus souvent assez désoeuvrées, toujours si attentives à surveiller les moindres démarches de leurs moindres princes. Tous les yeux étaient donc ouverts, toutes les oreilles tendues, mais tous les cœurs n’étaient point amis ; il s’en fallait de beaucoup. Parmi les plus hauts personnages du royaume, au sein même de la famille royale, il ne manquait point d’intrépides détracteurs du régime nouveau de la France, d’obstinés ennemis des idées du siècle, prêts, si l’occasion leur en était offerte, à donner carrière à leur antipathie. Cependant la bonhomie allemande se laissa tout d’abord gagner par la jeunesse des illustres voyageurs. Leur amabilité, mêlée d’abandon et de retenue, ramena jusqu’aux moins bien disposés. La noble aisance des manières du duc d’Orléans et la précoce solidité de son esprit firent une vive impression sur le roi de Prusse. Il combla son hôte des prévenances les plus recherchées pendant son séjour à Berlin, et lui prodigua, au départ, les conseils les plus amicaux. Le brillant jeune homme avait charmé le bienveillant vieillard. Tant de grace s’attache à la jeunesse heureuse ! La fortune ne parait-elle pas alors de tous ses dons celui dont elle a plus tard si cruellement tranché la destinée ? Les effets de l’engouement paternel du roi de Prusse pour le duc d’Orléans ne tardèrent pas à se produire. Un jour, c’était au commencement de 1837, il fit venir auprès de lui M. Bresson. « Vous connaissez, lui dit-il, mon affection pour votre prince royal ; pourquoi ne se marie-t-il pas ? J’ai souvent pensé aux conséquences de son établissement. Elles peuvent être considérables pour la France et pour l’Europe. Croyez-moi, il faut qu’il épouse une Allemande, et, parmi les princesses d’Allemagne, il n’y en a qu’une seule digne de lui, et, par bonheur, elle est ma parente. » Il nomma aussitôt la princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin. M. Bresson accueillit avec empressement cette ouverture. Il s’informa des moyens de traiter avec la cour de Mecklembourg. « Ne vous en embarrassez pas, répondit le roi. Transmettez mes propositions à votre souverain ; une fois d’accord, je me chargerai de la conduite de cette affaire ; il n’y aura pas de difficultés. » Le vieux roi se trompait en ceci. Quand ses intentions furent connues, quand arriva l’adhésion de la famille royale de France, et bien avant que le mystère de ce projet d’alliance eût transpiré dans le monde diplomatique, une opposition formidable se forma dans son cercle le plus intime et parmi ses plus proches parens. Pour apprécier le degré de volonté que le roi Guillaume III dut déployer en cette occasion, il faut savoir combien l’ancien esprit de famille était resté puissant dans cet intérieur patriarcal, combien les liens du sang et de l’amitié avaient d’empire sur le cœur de ce monarque excellent. Il avait graduellement amené l’un des personnages les plus considérables de sa cour et des plus avant dans ses confidences, le comte de Lottum, à partager ses vues sur la convenance d’un rapprochement avec la France ; il employait à négocier les préliminaires du mariage projeté le prince de Wittgenstein, son ami d’enfance, qui, par son caractère, sa position et son crédit, occupait une haute position dans l’état : homme sage et conciliant, vivant sur un pied d’intimité étroite avec tous les membres de la famille royale, avec tous les dépositaires du pouvoir, intervenant souvent entre les ministres et la couronne, quelquefois même entre le roi et ses enfans, réparant bien des fautes, amortissant bien des chocs, exerçant dans les régions supérieures une salutaire influence.

A la tête des opposans les plus actifs se trouvait le duc Charles de Mecklembourg, commandant des gardes, beau-frère de la feue reine de Prusse, cher au roi par le culte qu’il avait gardé pour la mémoire de cette princesse et par les souvenirs de leur commune jeunesse. Derrière lui était le duc régnant Charles de Mecklembourg-Strelitz, chef de la maison de Mecklembourg et de la faction qui, à Berlin, faisait profession de maudire bien haut la révolution de juillet et la dynastie qu’elle s’était donnée. Ce fut ce dernier qui, poussé par ses passions et stimulé sous main par la Russie, s’adressa par écrit au prince de Wittgenstein pour le supplier d’empêcher le mariage. Le prince de Wittgenstein répondit par une lettre confidentielle où il développa les nombreux motifs qui devaient, au contraire, le porter à conseiller l’union projetée. Peu de temps après, à la surprise, et nous devons même dire au scandale général, parut un écrit lithographié, tiré à quarante exemplaires, et qui fut jeté de nuit sous les portes cochères des principaux fonctionnaires publics et des grands dignitaires de la cour de Berlin. Dans cet écrit, les paragraphes de la lettre confidentielle du prince de Wittgenstein étaient repris un à un et réfutés de la façon la plus violente et du style le plus âcre. La conclusion en était qu’une alliance avec les d’Orléans serait une honte pour la famille de Mecklembourg. La police chercha vainement pendant long-temps quel pouvait être l’auteur de ce libelle rédigé et publié avec un si profond secret. Bientôt le doute ne fut plus possible. Il fut avéré qu’il était sorti de la maison même du duc Charles de Mecklembourg. Le duc de Mecklembourg l’avait rédigé, il avait employé pour les détails d’exécution un major allemand placé dans sa dépendance. Le roi de Prusse s’en montra vivement courroucé. Il ordonna à M. Kamptz, son ministre de la justice, de répondre à l’auteur des Bemerkungen (considérations) par d’autres considérations. Le mémoire de M. Kamptz fut envoyé à tous les cabinets européens. Le cabinet français en eut connaissance dès cette époque, et posséda presque aussitôt une copie de ce curieux document. Si l’on n’a pas oublié avec quelle verve haineuse les partis opposés à la révolution et à la dynastie française se plurent à travestir les négociations qui précédèrent le mariage de l’héritier présomptif du trône, on trouvera que notre gouvernement fit preuve d’un certain empire sur lui-même en se refusant le plaisir de confondre victorieusement ses ennemis. Sa discrétion n’était pas sans mérite. Il y avait une dignité véritable à tenir secrets certains passages de ce mémoire, passages où le ministre prussien parlait en termes si flatteurs de l’alliance française. Il y avait une rare générosité à taire d’autres passages sur la Russie et sur des successions illégitimes aux trônes de plusieurs états de l’Europe. Quoi qu’il en soit, les pourparlers entre la cour de Prusse et l’ambassadeur de France ne discontinuèrent pas un instant. Le violent appel fait aux anciens préjugés, aux vieux ressentimens du chef de la monarchie prussienne, par son beau-frère et par son ami, par le compagnon de son enfance, ne le détourna pas de ses desseins. Les sombres présages de ses proches, les terribles souvenirs incessamment évoqués par le chef de sa famille n’arrêtèrent pas davantage la princesse Hélène. Le nom de la France, sa future patrie, avait de loin parlé à son cœur. Pour être Française, cette femme courageuse avait tout accepté d’avance, même le malheur.

Le mariage du duc d’Orléans, ainsi préparé par l’initiative personnelle du roi, patronné et conclu par lui malgré les efforts du parti puissant et nombreux qui combattait à Berlin l’influence de la France, ne fut pas un acte indifférent à sa politique, heureux seulement pour les époux et pour les deux familles royales ; ce fut la manifestation publique d’un fait considérable. La barrière que les coryphées des idées absolutistes avaient voulu élever entre la dynastie française et les autres grandes dynasties souveraines était franchie. La Prusse ne s’était pas seulement retirée peu à peu, comme l’Autriche, de la coalition tacite reformée après 1830 ; elle avait passé de notre côté. Les conseils de Saint-Pétersbourg ne prévalaient plus exclusivement à Berlin. Malheureusement le sage monarque qui avait donné l’impulsion à la nouvelle politique de son cabinet mourut peu de temps après ; quand surgirent les complications de 1840, l’Europe n’eut que trop tôt l’occasion de regretter l’action conciliatrice que ce prince n’eût point manqué d’exercer sur les déterminations de ses alliés. Quoi qu’il en soit, et tant qu’il vécut, notre action fut réelle dans les conseils de la Prusse, et n’a cessé, jusqu’à sa mort, de s’exercer utilement.

Est-il besoin, après les faits que je viens de raconter, de faire remarquer que ce retour à de meilleures relations ne fut acheté, de notre part, par aucune faiblesse, par aucun abandon, je ne dirai pas de nos droits ou de nos intérêts, mais par la moindre concession de principes, par aucune déviation, si légère qu’elle fût, de la ligne de conduite que l’honneur de la révolution de juillet nous commandait de tenir ? Chose singulière ! les premières tentatives de rapprochement eurent lieu pendant le ministère du 22 février, quand M. Thiers, celui de nos hommes d’état dont les opinions passaient pour s’éloigner le moins des doctrines de l’opposition, était ministre des affaires étrangères, et le président du conseil du 15 avril, qui avait négocié avec le roi de Prusse le mariage du duc d’Orléans, était précisément le même ministre qui, au lendemain de la révolution belge, interprète hardi de la politique française, avait posé si nettement à la Prusse la question de guerre. Après sept ans seulement, les hommes qui avaient eu l’honneur de traiter au nom de la France cette importante et délicate affaire étaient en situation de profiter du changement que le cours des temps et de plus mûres réflexions avaient amené dans les dispositions d’un monarque absolu et de l’une des cours de l’Europe qui nous avaient été d’abord les plus hostiles. Les chefs éminens des cabinets que nous venons de nommer avaient droit de revendiquer une part considérable dans le succès. Ils ne se l’exagéraient pas toutefois ; ils en attribuaient volontairement une partie aux efforts de leurs devanciers, à l’expérience consommée du roi et à l’action décisive, en cette circonstance, du prince royal ; mais, dans leur pensée, le mérite principal en revenait à la France, à cette France modérée et maîtresse d’elle-même, qui, au sortir d’un si grand bouleversement, avait su, une première fois, raffermir patiemment au dedans tout ce qu’elle avait involontairement ébranlé, et rassurer peu à peu au dehors tous ceux qu’elle avait d’abord épouvantés.

Revenons à l’Autriche. Voyons quels progrès moins marquans, plus pénibles, décisifs cependant, nous avions, à pareille époque, faits aussi de ce côté.


L’Autriche moderne a cessé d’avoir dans sa politique extérieure la liberté d’allure qui est un privilège précieux des gouvernemens absolus. La vaste monarchie autrichienne, telle qu’elle a été recomposée par les traités de Vienne, a fort à faire (les présens événemens le démontrent assez) pour maintenir sous le joug commun tant de provinces différentes de race et de langue, jalouses les unes des autres, toutes prêtes à devenir ennemies. Ce n’a jamais été pour elle une tâche aisée d’avoir à contenir les unes par les autres tant de nationalités agglomérées, de comprimer les élans de l’indépendance italienne, de faire en même temps vivre en paix les Slaves de la Bohême avec les Allemands de Vienne ou du Tyrol, et les Magyars de la Hongrie avec les Croates de l’Illyrie. Un double danger menaçait incessamment la sécurité de l’Autriche. D’un côté, la propagande libérale se faisait au nom des idées françaises dans ses états de l’occident et du midi ; de l’autre, le prosélytisme religieux cherchait à rattacher à l’église de Saint-Pétersbourg comme à la seule église orthodoxe les tribus éparses sur les frontières orientales de l’empire et professant le culte grec. Chargé, pendant deux règnes consécutifs, de diriger sans contrôle les relations extérieures de son pays, M. de Metternich n’a pas un instant cessé d’être ballotté entre les appréhensions que lui causaient ces deux influences opposées. Il a passé sa longue vie à défendre, d’une main, contre leurs assauts répétés, l’édifice séculaire de l’empire autrichien, qu’il lui fallait, de l’autre, étayer partout. Les politiques du jour ont souvent reproché au prince chancelier la timidité de ses conceptions et la pusillanimité de ses actes. Ils se sont étonnés de voir un esprit aussi ferme garder tant d’inquiètes préoccupations au sein de l’Europe raffermie et paisible. Ses continuelles doléances sur l’état précaire des sociétés et des gouvernemens modernes, ses violentes sorties contre la marche ascendante des doctrines révolutionnaires ont passé, aux yeux de bien des gens, pour les préoccupations d’un vieillard chagrin. Ces reproches n’étaient pas tous fondés. Le prince de Metternich a fait preuve de vigueur en étouffant rapidement en 1831 les tentatives insurrectionnelles du nord de l’Italie ; il a déployé beaucoup de décision en contenant, par un redoublement de sévérité dans la législation diétale de Francfort, les efforts des libéraux allemands. Il a ainsi montré qu’il n’hésitait pas à s’engager résolûment dans toutes les affaires, quelque difficiles qu’elles fussent, où le sort de l’Autriche était clairement engagé. Il n’en a pas été de même, il est vrai, dans les questions d’équilibre européen, ou dans celles qui impliquaient des idées d’avenir un peu plus étendues. M. de Metternich laissait apercevoir alors une irrésolution et une timidité mal déguisées. Quelquefois il se jetait avec une sorte d’entraînement dans des voies aventureuses, puis il s’en retirait avec une précipitation égale sitôt qu’il apercevait les moindres obstacles. Ces retours devenaient de véritables déroutes, pour peu qu’il eût vu apparaître devant lui la physionomie mécontente de l’empereur de Russie. Le ressentiment du czar était de ceux qu’il n’aurait voulu affronter à aucun prix. A la crainte excessive que lui inspirait ce terrible voisin, au sombre effroi que lui causaient les tendances constitutionnelles et presque démagogiques de plusieurs provinces de l’empire, il faut attribuer sa participation aux violences commises contre la nationalité polonaise, le rôle subalterne accepté par l’Autriche dans la confiscation de Cracovie et la répression cruelle des troubles de la Gallicie. M. de Metternich n’a certainement point inspiré les excès sauvages de 1846, il les a déplorés : il n’a osé les désavouer ni les punir. Si l’on essayait de faire sentir au chancelier autrichien combien cette conduite était peu digne du ministre d’un grand état civilisé, à quel point sa subordination constante envers le czar était contraire aux traditions de la cour aulique, habituée à surveiller d’un œil si jaloux les empiétemens de la Russie, il se rejetait aussitôt sur la situation de l’Europe ; il affirmait que la tranquillité dont on jouissait n’était qu’une trêve ; il répétait que toutes les puissances étaient également tenues en échec par l’esprit d’anarchie et sourdement minées. A ses yeux, la Russie seule restait intacte et ferme. Seule, elle était destinée peut-être à sauver un jour l’Allemagne ; le moment n’était point venu pour aucune puissance allemande, pour l’Autriche moins que pour toute autre, de rompre avec la Russie. Le prince de Metternich avait-il donc si tort, à ne considérer que l’intérêt des gouvernemens alors existans, le seul qui pût le toucher ? On le comprend maintenant, il parlait de la faiblesse générale des états de l’Allemagne, afin de n’avoir pas à dénoncer lui-même la faiblesse particulière et plus grande des états autrichiens. Quand on regarde ce qui se passe aujourd’hui des bords du Rhin aux rivages de la Baltique et à l’embouchure du Danube, quand on songe dans quelle crise de morcellemens, de luttes intestines et de sanglans désordres la monarchie autrichienne est tombée depuis que cette main exercée a quitté le gouvernail, on se sent porté à rendre justice à la sagesse de celui qui pendant le calme avait prédit l’orage. Ce n’est pas lui qui entretenait des illusions sur la solidité du navire, jadis si puissant, qui portait naguère encore les débris de la fortune des anciens césars de l’Allemagne. Combien long-temps il a réussi à lui conserver l’ancien prestige ! Des pilotes plus confians ont gouverné après lui, qui ont mené le bâtiment se briser sur les écueils.

Tout en demeurant un adversaire ardent des idées constitutionnelles et de notre influence libérale, M. de Metternich n’en jugeait pas moins avec sang-froid les événemens intérieurs de notre pays et tous ceux de son temps. Rien de moins fondé que l’opinion qui voudrait le représenter comme un esprit étroit, poursuivant aveuglément le but fixé par ses passions : loin de là, sa conduite fut toujours réfléchie ; ses plans, arrêtés avec calme, étaient poursuivis avec une résolution obstinée, mais froide. En veut-on une preuve ? Un ministre français ayant dit, dans la conversation, à l’ambassadeur d’Autriche à Paris, à propos des récentes affaires d’Italie, que là comme ailleurs M. de Metternich ne devait pas être porté à croire au succès des opinions modérées, qu’après tout cela était naturel, puisqu’il était d’une autre école et partisan de la résistance absolue, — le ministre autrichien se hâta d’écrire à Paris pour se défendre de ce jugement comme d’une injustice à son égard. Le ton même et le laisser-aller confidentiel de cette espèce de protestation témoignaient de sa sincérité. M. de Metternich disait qu’il croyait au triomphe des idées modérées dans les pays qui avaient, comme la France, traversé plusieurs révolutions… C’est alors un compromis qui acquiert la valeur d’un bienfait… Il ne croyait pas au succès du juste milieu dans la phase où se trouvaient les états italiens ; ce n’était point une révolution qui se fermait, c’était une révolution qui commençait, car les états sont en révolution, qua nd la puissance passe des mains des gouvernemens constitués dans celles d’un autre pouvoir, quel qu’il soit. Il n’était pas vrai qu’il fût partisan de la résistance absolue ; il n’y avait d’absolu que la vérité. La politique est une affaire de conduite qui ne supporte pas l’absolu. En doctrine comme en fait, il n’avait jamais essayé de l’absolu. Sa résistance à l’esprit révolutionnaire avait été quelquefois active, comme en 1820, quelquefois défensive, comme en 1831. Pour le moment, il observait. Ce qui se passait en Italie tenait autant de la révolte que de la révolution. Les révoltes sont plus saisissables que les révolutions ; elles ont un corps qu’on peut appréhender. Les révolutions tiennent de la nature des spectres. Il faut, pour régler sa conduite à leur égard ; attendre que les spectres se revêtent d’un corps. » Il terminait en rappelant qu’il « avait été élevé en France, sous la direction d’un maître qui, en 1792, avait joué le rôle de président d’un comité des dix nommé par les Marseillais pour faire et surveiller la journée du 10 août, et qui, en 1793, avait été juge d’un tribunal révolutionnaire. Il avait donc vécu à côté de tous les personnages de la révolution, et dans un monde bien différent de celui dont, selon toute vraisemblance, on devait le croire sorti. Son esprit avait pris sa marche de lui-même, sous l’influence des événemens auxquels, depuis 1794, il avait assisté. Cette marche était la conséquence naturelle de l’indépendance et du calme qui formaient la base de son caractère. »

Ces dispositions d’une ame libre et dégagée de préjugés étaient bien celles du conseiller autrichien laissé à lui-même, toutes les fois que les inquiétudes dont nous avons parlé plus haut ne donnaient pas à ses idées une autre direction. De 1835 à 1840, c’est-à-dire pendant la période de temps dont nous nous occupons en ce moment, il y eut de la part du cabinet de Vienne une tendance marquée à se rapprocher de la France. Les mêmes motifs qui avaient poussé la Prusse dans notre alliance agissaient à un moindre degré, mais agissaient cependant sur l’Autriche. Comme la Prusse, l’Autriche avait su gré au ministère du 15 avril de n’avoir pas appuyé les prétentions irrégulières de la Belgique dans l’arrangement final qui détermina les limites définitives entre la Hollande et le nouvel état belge. Le ministère français de cette époque prêta tant qu’il put son appui aux efforts du roi Léopold pour obtenir des conditions plus avantageuses que celles signées par lui et toutes les puissances admises aux conférences de Londres ; mais les engagemens étaient irrécusables. En cette occasion comme toujours, le gouvernement français tint à l’honneur de se montrer rigide observateur de la parole donnée. Cette détermination rassura l’Autriche, qui ne s’attendait peut-être pas à nous trouver si scrupuleux.

L’évacuation de la citadelle d’Ancône par les troupes françaises nous ramena surtout cet ombrageux cabinet. De grandes controverses se sont élevées autrefois au sujet de cet acte du cabinet dont M. Molé était président. A coup sûr, le texte de la convention était précis : il stipulait que nous nous retirerions d’Ancône quand les Autrichiens abandonneraient Bologne. Le pape, qui avait négocié avec l’empereur d’Autriche le départ de la garnison allemande de Bologne, nous sommait, pièces en main, d’évacuer la place d’Ancône. Les choses venues à ce point, la question réduite à ces termes, on ne voit pas bien comment nous aurions pu nous refuser honnêtement à imiter la conduite du gouvernement autrichien. Les adversaires modérés du cabinet lui firent un grief d’avoir laissé venir les circonstances qui le réduisaient à cette dure extrémité, de manquer à la parole de la France, ou de déserter la cause de nos intérêts en Italie. M. Thiers établit qu’il avait su, à une autre époque, esquiver pareille alternative. D’autres orateurs prirent soin d’énumérer toutes les fins de non-recevoir que, de bonne foi, il aurait été possible d’opposer au saint-siège et au cabinet de Vienne. Ces dissentimens entre personnes qui adhéraient, au fond, à une même politique parurent plus graves au public qu’ils ne l’étaient en effet : il s’agissait d’une question de conduite et d’avenir. Au point de vue italien, les orateurs de l’opposition d’alors avaient raison. La mesure à laquelle le cabinet français avait consenti affaiblissait notre situation dans la péninsule ; elle aurait pu être indéfiniment ajournée ; mais, à considérer l’ensemble de nos relations avec l’empire d’Autriche, peut-être cet abandon d’une position avantageuse sur un des points où s’exerçait notre influence était-il nécessaire pour prendre sur un théâtre plus grand de plus importans avantages. On pensera sans doute qu’une considération de cette nature décida surtout M. Molé, si l’on songe à l’attention que les politiques avisés et soucieux de l’avenir donnaient, dès cette époque, aux affaires d’Orient.

En Orient, plus que partout ailleurs, nous avions besoin de nous ménager à l’avance le concours du cabinet autrichien. Le jour où cette question épineuse, à faces si divergentes, sortirait des généralités banales dans lesquelles elle avait été jusqu’alors renfermée à dessein, nous devions nous attendre, quelle que fût notre ligne de conduite, à rencontrer la jalouse opposition de la Russie, et nous n’étions pas assurés de la bonne volonté de l’Angleterre. L’Autriche était pour nous un auxiliaire précieux qui n’avait à nous faire et à nous demander aucun sacrifice. Ses intérêts étaient les mêmes que les nôtres. Comme nous, le gouvernement autrichien souhaitait sincèrement le maintien de l’empire ottoman, et, si cet empire devait périr et être démembré, il devait lui répugner autant et plus qu’à nous de voir le cabinet de Saint-Pétersbourg s’adjuger les grosses parts sur le continent, — et, dans la Méditerranée, l’Angleterre augmenter son importance maritime aux dépens de la marine marchande de Trieste et de Venise. Les vues étaient trop semblables pour qu’il ne fût pas possible de se mettre d’accord. M. de Metternich inclinait visiblement à se rapprocher de nous. Plus qu’à l’ordinaire, il donnait carrière à sa mauvaise humeur secrète contre les envahissemens si incommodes de l’empereur de Russie. Il écoutait avec moins de trouble les appels de l’ambassadeur de France à Vienne ; il lui faisait même des demi-confidences assez inattendues. Peu à peu, il s’accoutumait, une fois assuré de l’appui de la France et de l’Angleterre, à l’idée de résister, le cas échéant, aux prétentions de la Russie. Nous ne ferons point de conjectures. La correspondance de l’ambassade de France à Vienne contient une foule de témoignages des velléités nouvelles que laissait entrevoir un cabinet jusqu’alors si circonspect. Afin de ne point multiplier les citations, nous donnerons un seul extrait d’une dépêche où l’ambassadeur de France à Vienne, énumérant les phases diverses que la question d’Orient avait déjà traversées à la fin de 1840, rappelait en ces termes l’attitude que le cabinet de Vienne avait prise au début même de cette affaire.

« Vienne, 1er décembre 1840.


« MONSIEUR LE MINISTRE,

« … Au début de l’affaire d’Orient (mai 1839), M. de Metternich s’est uni à nous, de très bonne foi, contre la Russie. Il a suivi, avec plus de résolution que ne le permettait sa circonspection habituelle, une politique indépendante, et, pour continuer dans les mêmes voies, il ne nous demandait que de rester unis à l’Angleterre. Quand notre dissentiment avec cette puissance a éclaté, il n’a pas hésité à me déclarer qu’il se rangeait du côté de l’Angleterre… Dans tous les cas d’ailleurs, on ne pouvait raisonnablement espérer que l’Autriche fit face à la fois à la Russie et à l’Angleterre. Prétendre la charger d’un tel rôle, c’eût été méconnaître et les forces réelles de l’empire et l’état de son gouvernement, tel qu’il se comporte aujourd’hui. Il ne serait donc pas équitable de garder rancune à M. de Metternich pour son adhésion au traité de Londres ; il l’a donnée avec regret, après de longues hésitations, et quand plusieurs tentatives de conciliation, proposées par lui, avaient été rejetées ou négligées par nous. »

Ainsi les éventualités possibles de la question d’Orient avaient triomphé des répugnances premières du cabinet autrichien, et l’avaient fait se départir d’une réserve jusqu’alors systématique. A son tour, l’empereur d’Autriche venait lui-même, pour des motifs moins désintéressés que le roi Guillaume, essayer s’il ne lui serait pas possible de s’entendre avec ce gouvernement de juillet, qui lui avait d’abord causé autant d’éloignement que d’effroi. Les inquiètes prévisions de son prudent conseiller s’étaient tournées d’un autre côté. M. de Metternich allait préparer sourdement contre la Russie une de ces campagnes pacifiques et savantes, pleines de ruses et de détours, comme il en avait déjà tant mené à bien, sinon à la plus grande gloire, du moins au plus clair profit de l’antique monarchie autrichienne. L’avènement du ministère du 12 mai, l’arrivée au pouvoir du président du cabinet du 1er mars, ne parurent pas, au moins ostensiblement, changer rien aux vues qu’il avait laissé deviner plutôt qu’il ne les avait énoncées. L’intervention efficace par laquelle, après la bataille de Nézib, la France avait arrêté la marche victorieuse de l’armée égyptienne sur Constantinople avait encore augmenté sa confiance dans notre influence en Orient. Le succès de la médiation française dans les difficultés survenues entre le roi de Naples et le cabinet britannique avait contribué à le rassurer sur la possibilité d’une rupture prochaine entre la France et l’Angleterre. Placé entre ces deux cours, il se sentait fort contre les ressentimens du cabinet de Saint-Pétersbourg. La mésintelligence, si elle venait à se mettre entre la France et l’Angleterre, ne pouvait d’ailleurs être si brusque et le surprendre si fort à l’improviste, qu’il n’eût le temps de faire retraite et de se rejeter, plus soumis que jamais, dans les bras du soupçonneux voisin dont il s’était bien gardé de paraître, même un instant, abandonner, l’alliance.

Telles étaient les relations de la France avec la Prusse et l’Autriche en 1839. Où en étaient nos rapports avec l’empereur Nicolas ?

Nous avons déjà eu occasion de dire quelques mots du czar à propos des conférences de Munchen-Graetz. Nous l’avons vu arrachant, de guerre lasse, aux souverains ses alliés une de ces manifestations dont il était amoureux, solennelles en apparence, puériles au fond, qui retombent le plus souvent sur ceux qui se passent, en politique, de pareilles fantaisies. Depuis 1830, la passion gouvernait exclusivement l’empereur Nicolas. Dans ce pays d’autorité incontestable et incontestée, le caprice du souverain devient vite système de gouvernement. A rechercher les motifs sérieux, voici ceux qu’on peut supposer. L’alliance de la France est, en temps ordinaire, la base de la politique russe. Sous la restauration, et surtout pendant les dernières années de ce gouvernement, cette alliance avait été assez étroite ; elle avait été profitable à la cour de Saint-Pétersbourg. Engagée avec la Turquie dans une guerre dont les commencemens ne furent pas heureux et ne laissèrent pas que de porter, dans l’opinion de l’Europe, une assez grave atteinte à sa réputation de grande puissance militaire, la Russie avait trouvé, dans le cabinet des Tuileries, un loyal et énergique appui qui l’avait aidé à triompher du mauvais vouloir de l’Autriche et de la jalousie de l’Angleterre. Le czar ne pouvait pas, pour ses projets ultérieurs, compter sur pareil concours de la part du gouvernement issu du mouvement révolutionnaire de juillet, suivi lui-même de si près par l’insurrection de la Pologne. Ce désappointement causa son irritation. En outre, l’empereur, nous l’avons déjà dit, ne crut pas à la durée du nouvel ordre de choses établi en France. Ses instincts despotiques, le souvenir des services naguère reçus, l’espoir peut-être de services plus grands à obtenir dans l’hypothèse où il deviendrait le héros d’une seconde restauration, le poussèrent à prendre le rôle de patron de la légitimité, de champion des doctrines absolutistes, d’ennemi des idées libérales et de redresseur des torts des peuples. Le but rêvé était chimérique, mais grand ; les détails d’exécution ne furent point à la hauteur du plan.

Le czar s’appliqua, aussitôt après l’avènement de la nouvelle dynastie, à donner à entendre que la force des circonstances et les dispositions avouées de ses voisins du Nord, plus que sa volonté personnelle, le faisaient se résigner et supporter les conséquences des événemens survenus en France. Il voulait établir que sa tolérance tenait surtout à son impuissance. De peur qu’on n’en doutât, il prit soin de supprimer d’une manière blessante pour le roi Louis-Philippe les formes du protocole officiel. Il poussa le dépit jusqu’à interrompre les communications gracieuses et de pure étiquette que les chefs de maisons souveraines s’adressent les uns aux autres à l’occasion de leurs événemens de famille. Le cabinet français affecta d’abord de ne pas paraître attacher à ces symptômes de mauvaise humeur plus d’importance qu’ils n’en méritaient ; mais, quand il lui fut démontré que ces manifestations faisaient décidément partie de la politique de l’empereur de Russie, il comprit la nécessité de les ressentir et d’y répondre. Alors commença entre les deux cours une guerre de représailles diplomatiques assez fâcheuse. Notre gouvernement ne l’avait pas provoquée, il ne pouvait la fuir. Le czar seul paraissait s’y complaire, et cependant elle ne tournait pas toujours à son avantage. Devant le corps diplomatique, témoin attentif de ces curieuses scènes, en présence de sa cour, qui avait, il est vrai, l’ordre de ne point voir et de ne pas se souvenir, il lui fallut, plus souvent qu’il n’aurait voulu, essuyer certains désagrémens assez pénibles pour sa fierté. Les exemples n’en sont point rares.

Dans les premières années qui suivirent la révolution de juillet, l’empereur, ayant reçu plusieurs fois l’ambassadeur de France en audience particulière et lui ayant, à maintes reprises, adressé la parole aux réceptions de cour, évita de lui demander, suivant l’usage, des nouvelles du roi des Français. Il fit plus : il se vanta de cette omission comme d’un oubli intentionnel. Cela fut su à Paris. En 1833, quand M. le maréchal Maison retourna à Saint-Pétersbourg, il reçut pour instructions, du ministre des affaires étrangères du cabinet du 11 octobre, de repartir dès le lendemain de sa première visite officielle, si l’empereur n’avait pas renoncé à son impolitesse calculée et ne s’était pas conformé aux usages reçus. De crainte de surprise, et pour qu’on sût à Saint-Pétersbourg à quoi s’en tenir, le maréchal avait dû, avant son départ de Paris, aller trouver M. Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie, et l’informer, comme de lui-même, de la teneur de ses instructions. Avec cette même ouverture militaire franche et rude qu’il avait, dans des circonstances analogues, montrée à Vienne, notre ambassadeur ne dissimula point au milieu du monde diplomatique de Saint-Pétersbourg les ordres dont il était porteur, et sa ferme intention de s’y conformer rigoureusement. Ceux qui assistèrent à la première réception du représentant de la France remarquèrent avec quelle netteté d’expressions et quelle abondance de paroles le czar s’informa des nouvelles du roi des Français. Des rapports ainsi commencés ne pouvaient qu’aller s’aigrissant chaque jour davantage ; ils finirent par devenir tels que les ambassadeurs durent être retirés de part et d’autre. Ce fut encore une démarche hasardée du cabinet impérial qui amena cette extrémité, et cependant l’empereur en souffrait visiblement.

L’absence de l’ambassadeur de France à la cour de Saint-Pétersbourg contrariait le souverain absolu. Cette place laissée volontairement vide parmi les représentans étrangers était de mauvais exemple. Elle rappelait incessamment, au siège même de sa puissance, que la domination de cette volonté cessait aux frontières de l’empire, et qu’il y avait un gouvernement dans le monde décidé à lui résister. Il n’y eut pas de moyens que n’employât le czar pour dissimuler cet échec. Il prit un instant à tâche de donner à entendre que la rupture n’était point de son fait, point même du fait du gouvernement français ; il lui plut d’en faire porter la principale responsabilité sur le chargé d’affaires de France à Saint-Pétersbourg, et de le représenter comme avant outrepassé les ordres de son cabinet. Rien n’était moins vrai. Pour ravir cette dernière ressource à l’orgueil offensé du czar, le ministre des affaires étrangères de France (c’était celui du cabinet du 29 octobre) prenait soin de mettre à la poste ordinaire des lettres confidentielles au chargé d’affaires de France, dont les adresses étaient mises et contre-signées de sa main. Dans ces lettres, l’ensemble et les détails de la conduite de notre agent étaient hautement approuvés, et les excentricités de l’empereur jugées avec une impassibilité imperturbable. On sait les habitudes de la police russe : vingt-quatre heures à l’avance, notre agent apprenait, par les confidences de quelques amis bien informés, quel était au juste le texte précis des missives qu’il n’avait point encore reçues, et quels passages avaient le plus fait tressaillir le czar. Un mode nouveau de vengeance choisi à cette époque mérite peut-être une mention particulière. De sa personne, l’empereur affectait de se soucier très peu de l’attitude gardée à Saint-Pétersbourg par l’agent français. Il continuait de lui témoigner les égards qui lui étaient dus, et de le traiter sur le même pied que les autres diplomates de son grade ; mais il fut tout d’un coup établi que la cour entière avait profondément ressenti l’injure faite au souverain, et que, par un mouvement spontané de susceptibilité nationale, elle avait résolu de rompre toute relation avec la légation française, de ne plus vouloir reconnaître et saluer même les personnes qui en faisaient partie. Ainsi les emplois étaient strictement assignés. Comme de juste, l’empereur avait pris le beau rôle ; il avait laissé l’autre à ses sujets. La présence à la maison de France d’une femme jeune et élégante rendait la consigne plus dure ; n’importe, elle fut exécutée avec un ensemble et une ponctualité qui faisaient honneur à la discipline impériale.

Il est pénible, quand on s’occupe des relations de deux grands états, d’avoir à raconter de pareilles misères. C’est l’un des spectacles affligeans donnés à notre siècle, qui en a vu tant d’autres, que ce déclin de la politique russe. Depuis le czar Pierre, devenu presque ouvrier pour mieux instruire ses peuples, et qui avait parcouru l’Europe entière pour deviner les secrets de sa civilisation, tous les chefs de cet empire avaient tenu à honneur d’aimer le génie de la civilisation moderne. Catherine avait courtisé les grands hommes du XVIIIe siècle ; elle s’était faite la correspondante complaisante des beaux esprits qui ont préparé la première révolution française. Elle avait ainsi jeté un voile de gloire sur les faiblesses de sa vie privée. Paul Ier a eu le courage de ses passions ; il a osé combattre à visage découvert les doctrines et le gouvernement qui lui déplaisaient. Avec la même ardeur un peu sauvage qui lui avait fait poursuivre dans les premiers généraux de la république française les propagateurs des idées révolutionnaires, il s’était donné tout entier au premier consul, vainqueur de l’anarchie et de la coalition européenne. Ses volontés furent capricieuses, elles ne furent pas stériles. Elles influèrent sur les événemens de son temps. Par une activité plus contenue et mieux dirigée, l’empereur Alexandre décida à plusieurs reprises des destinées du monde, soit qu’à Erfurt il s’entendit avec Napoléon pour lui livrer le midi de l’Europe, soit qu’à Châtillon il décidât de sa perte en lui refusant des conditions acceptables, soit qu’à Paris il exigeât des Bourbons l’octroi d’une charte constitutionnelle ou leur prêtât, dans les arrangemens de Vienne, l’appui de sa prépondérante influence. Aucun de ces souverains ne croyait se grandir en déclamant contre le siècle, en décriant les autres nations et la France, foyer toujours resplendissant de la civilisation. Loin de là : ils empruntaient à l’Allemagne, à la Suisse, à l’Italie, à la Grèce, à nous surtout, des généraux, des administrateurs, des diplomates de premier ordre. En enlevant à l’Europe des hommes comme Jomini, Pozzo di Borgo, Capo d’Istria, la Russie lui dérobait pour ainsi dire ses lettres de grande naturalisation. M. de Nesselrode, qui a été leur compagnon et leur émule, peut se dire qu’il a connu des temps et des hommes dont il ne reverra plus les pareils. Il doit lui en coûter d’assister, à la fin de ses jours, à ce renversement de la politique de sa jeunesse. La Pologne palpitante, pleurant sur ses temples détruits, sur ses enfans envoyés en Sibérie, demeure comme une barrière de long-temps infranchissable entre la Russie et les autres nations. Quel intérêt l’empereur a-t-il à multiplier les obstacles, à grandir les distances entre son peuple et les peuples civilisés de l’Occident ? Quel plaisir ou quelle gloire trouve-t-il à se refaire barbare, à reculer de cent ans ? La Russie demande-t-elle à remonter le cours de ses fleuves ? veut-elle donc retourner au désert ?

Le czar ne soutint même pas jusqu’au bout la lutte mesquine qu’il avait entreprise ; elle lui devint à charge. Le gouvernement fondé en juillet avait duré plus long-temps qu’il n’avait prévu ; il essaya de se mettre avec lui sur un pied plus convenable ; il y était presque contraint. Quoi qu’il eût fait, les cœurs de ses sujets étaient demeurés attachés à la France. Être empêché de visiter Paris, c’était presque un exil pour les seigneurs de Saint-Pétersbourg, un peu blasés sur les plaisirs de cette capitale. Les plus grands personnages de la cour de l’empereur, son entourage, les membres même de sa famille, demandaient à être relevés d’une si rude pénitence. Peu à peu, l’empereur parla moins mal de la France et de son souverain. Un de ses fils fût autorisé à visiter l’Algérie et même un des ports militaires du midi de la France. Le jeune prince se montra gracieux pour les autorités françaises, et parla de la France dans des termes presque chaleureux. Des décorations furent, à cette occasion, échangées pour la première fois entre les deux cours. Enfin, en venant en aide aux embarras momentanés de la Banque de France, en lui vendant à des conditions raisonnables l’or des mines de l’Oural, le czar faisait preuve de confiance, bien nouvelle pour lui, dans la solidité du régime français. Le public a connu ces témoignages assez récens du bon vouloir de la Russie ; il a ignoré peut-être les tentatives faites, à plusieurs reprises, par M. de Nesselrode pour remettre les relations diplomatiques sur l’ancien pied et accréditer officiellement de part et d’autre des ambassadeurs, ou tout au moins des ministres. La cour des Tuileries mit pour condition à ce raccommodement le retour de l’empereur aux formes du protocole officiel dont il avait voulu s’affranchir. Cette exigence, trop pénible pour son amour-propre, fit manquer les premières négociations. Si nous sommes bien renseigné, et nous croyons l’être, de nouvelles négociations s’entamèrent, et elles allaient aboutir quand éclata le mouvement de février. L’empereur s’était décidé, quoi qu’il lui en coûtât, à renouer avec la dynastie de juillet au moment même où elle était précipitée du trône. C’était jouer de malheur.

Il faut en convenir cependant, en 1840, lorsque la brouille était la plus vive entre la cour des Tuileries et celle de Saint-Pétersbourg, l’empereur Nicolas parvint à faire porter à sa mauvaise humeur des fruits assez amers. Il eut la joie d’être la cause première d’un grand trouble en Europe. Les querelles qu’il alluma furent sans profit réel pour les intérêts de son empire ; elles firent courir mille périls à la paix du monde, mais elles lui procurèrent la seule satisfaction qu’il cherchât la rupture de l’alliance entre la France et l’Angleterre. Des hommes habiles ont, par de longs et consciencieux efforts, cherché depuis à relever cette alliance du choc reçu en 1840. Un instant, ils ont pu se flatter d’avoir uni de nouveau les deux peuples, parce qu’ils avaient rapproché les deux souverains, parce qu’ils avaient eu la sagesse d’oublier eux-mêmes les anciens griefs, et réussi, à force de mutuels et honorables ménagemens, à concilier, au jour le jour, les intérêts divers et les susceptibilités surexcitées des deux nations. A quoi sert de le nier ? le succès ne fut point complet, la réconciliation fut plus apparente que réelle ; le charme avait été définitivement rompu pour nous par le traité du 15 juillet, avant qu’il le fût pour les Anglais par la négociation des mariages espagnols. Cette rupture ne devait pas être et en réalité ne fut pas tout-à-fait inattendue pour les hommes doués de quelque expérience politique, et qui avaient pris la peine de suivre d’un peu près, depuis 1830, la marche de la diplomatie britannique.

Après la révolution de 1830, l’alliance de l’Angleterre et de la France a été mieux qu’une profonde combinaison politique. Personne n’a le droit de s’en attribuer l’honneur exclusif ; elle a été le cri instinctif et généreux des populations. La mémoire des récentes discordes ne nous rend pas injuste, et ce n’est pas sans émotion que nous nous rappelons l’élan avec lequel pays et gouvernemens oublièrent à cette heureuse époque leurs vieilles querelles, comme si elles ne devaient jamais renaître, et se jetèrent ensemble dans l’avenir avec une confiance sans doute excessive. Pareils entraînemens ne sauraient durer, mais ils honorent les nations qui les éprouvent et qui s’y abandonnent. La révolution de juillet, nous en fûmes nous-même témoin, causa en Angleterre, dans toutes les classes, une impression extraordinaire. Sans doute, les chefs des tories, des whigs et des radicaux furent surtout frappés des chances nouvelles qu’un si grand événement ne pouvait manquer d’ouvrir à la fortune des partis. Les masses furent plus désintéressées dans leur appréciation. Elles saluèrent sans arrière-pensée le mouvement populaire qui leur rappelait leur révolution nationale de 1688, berceau de la dynastie régnante. Chez nous, c’était même ardeur et une égale sympathie pour ce peuple anglais qui avait combattu si vaillamment pour le maintien de ses libertés, dont les annales étaient comme un livre prophétique ouvert sous nos yeux, où nous pouvions à l’avance lire nos destinées. Les acclamations des deux nations scellèrent l’accord des deux gouvernemens. Par leurs applaudissemens enthousiastes, mais sensés, les multitudes ratifiaient des deux côtés du détroit l’œuvre calculée des politiques habiles. C’est qu’en effet l’accord de l’Angleterre et de la France porte des fruits que ne produira jamais aucune alliance. Il assure le maintien de la paix, il favorise plus que toute autre combinaison le développement régulier des institutions libérales.

On s’est souvent demandé ce qui valait mieux pour la durée de cette heureuse alliance d’un ministère whig ou d’un cabinet tory à Londres. À consulter un passé déjà un peu ancien, il est vrai, la réponse ne saurait être douteuse. Par leurs principes, par leurs antécédens de parti, les whigs sont les amis naturels de la France ; l’alliance française fait partie de leur programme politique. Les disciples de la grande école philosophique et libérale qui s’honore des noms des Grey, des Holland, des Granville, des Lansdowne et des Russell, sont nos vrais alliés plutôt que les héritiers des doctrines des Pitt et des Castlereagh ; mais les traditions de parti se sont singulièrement altérées depuis quelque temps. L’administration tory, depuis 1830, a toujours eu pour ministre des affaires étrangères un homme grave, d’une raison supérieure, plein d’autorité sur son parti, que ses réflexions et le cours des temps ont ramené insensiblement à des sentimens meilleurs à notre égard, et qui n’a cessé de nous en donner des preuves. Au contraire, le parti whig, dans ces dernières années, a confié la direction de sa politique extérieure à un homme d’une capacité incontestable et d’une activité prodigieuse, tory d’origine et au début de sa carrière, qui paraît avoir concentré en lui seul toute la haine que les tories d’autrefois portaient naguère à la France. Loin de moi l’idée de m’en plaindre. J’ai toujours admiré le sérieux avec lequel plusieurs publicistes français ont coutume de reprocher gravement à lord Palmerston de ne pas aimer la France, de ne pas se complaire aux succès de la France, de ne pas prendre à cœur les intérêts français. Je n’avais pas soupçonné, je l’avoue, que le ministre d’un pays étranger fût obligé d’aimer un autre pays que le sien et tenu de rechercher des triomphes pour une autre politique que pour la sienne. Semblables récriminations sont un peu naïves de leur nature. Le ministre des affaires étrangères du cabinet whig aurait droit de les mépriser et d’en rire. Ainsi fait-il, nous le croyons. Il y a bien une autre question celle de savoir si lord Palmerston a rendu de bons ou de mauvais services à la politique anglaise. Cette question regarde encore exclusivement l’Angleterre, nous n’avons point à nous en occuper ; mais, en voulant servir les intérêts particuliers de sa patrie, lord Palmerston n’a-t-il pas, sans motifs sérieux et par conséquent sans droit, compromis les intérêts généraux du monde ? N’a-t-il pas failli à certaines convenances, à des règles sacrées qui dominent même la politique ? Chacun a qualité pour s’en enquérir. Examen fait, chacun a caractère pour exprimer un jugement, même sévère. Pour aider nos lecteurs à se former à cet égard une opinion, il nous faut les transporter un instant en Espagne, sur cette terre toujours si fatale à l’entente de la France et de l’Angleterre, et les faire assister au début de l’alliance anglo-française.

Les auspices n’en furent point heureux. Le germe des dissentimens de 1840 et de 1846 se trouve malheureusement tout entier recélé, et déjà trop apparent, dans les dispositions manifestées par le négociateur anglais lors des transactions de 1834. À ces deux époques, les circonstances varièrent, la conduite et les procédés furent les mêmes, tant il est vrai qu’il n’y a rien de moins changeant que les caractères, rien de si persistant et de si vivace que les passions des hommes.

Le traité du 22 avril 1834, devenu célèbre sous le nom de traité de la quadruple alliance, causa, on s’en souvient, une sensation générale. Jusqu’alors, la France et l’Angleterre avaient plus d’une fois concerté entre elles leur langage et leur action, elles avaient ainsi pesé d’un double poids dans la balance équilibrée des grandes puissances continentales ; cependant, ni au sujet des affaires de Belgique, si longuement débattues dans les conférences de Londres, ni à l’occasion des mouvemens de l’Italie septentrionale, qui avaient failli allumer la guerre, elles n’avaient jugé utile de confondre leur politique, encore moins de se lier l’une envers l’autre et toutes deux ensemble vis-à-vis de l’opinion publique par des stipulations solennelles. L’éclat inattendu de la nouvelle alliance devait faire supposer qu’outre le but avoué, c’est-à-dire l’assistance conditionnelle à prêter aux cours de Portugal et d’Espagne contre les tentatives contre-révolutionnaires de don Carlos et de don Miguel, la France et l’Angleterre poursuivaient quelque autre objet de plus grande portée. L’état de l’Europe à cette époque autorisait cette conjecture. Partout une lutte ouverte ou latente était engagée entre les idées libérales et les systèmes absolutistes, et une sourde agitation remuait l’esprit des populations. En de telles circonstances, l’alliance hautement proclamée entre quatre grands pays constitutionnels n’était-elle pas comme une sorte de défi jeté aux monarchies despotiques de l’Europe ? Les nations possédées du besoin des réformes politiques ne pouvaient-elles pas, à bon droit, la considérer comme une invitation à secouer les vieilles chaînes, à oser, elles aussi, ravir de vive force les précieux trésors de la liberté moderne, et à venir ensuite, affranchies et tranquilles, se grouper autour du drapeau des puissans protecteurs de leur indépendance ? En France et en Angleterre, les amis et les adversaires des deux cabinets, ceux qui approuvaient le traité du 22 avril, comme ceux qui en redoutaient les conséquences, adoptèrent unanimement cette interprétation, qui, même chez nous, a survécu à l’événement. Plus tard, des hommes considérables de notre parlement, recherchant historiquement à la tribune des deux chambres les causes qui avaient peu à peu refroidi l’Angleterre à notre égard, établirent avec beaucoup de raisonnemens et de détails que le cabinet whig s’était dégoûté de notre alliance, parce qu’il nous avait, dans la pratique, trouvés infidèles à la généreuse pensée déposée, en des temps meilleurs et d’un commun accord, par les deux gouvernemens, dans le traité de la quadruple alliance. Ces orateurs étaient tous de très bonne foi ; les journaux qui répétèrent leur thème, avec des variations infinies, ne l’étaient pas moins ; de l’autre côté du détroit, point de protestation, nulle explication, un silence approbateur et des demi-révélations assez concordantes. Comment le public ne se serait-il point mépris ? Il en coûte presque de détruire une version si bien conçue, si naturelle, si bien suivie dans ses moindres détails, si long-temps soutenue et si peu contredite ? Il semble qu’elle ait acquis des droits au respect et une sorte d’inviolabilité ; mais les faits ont souvent cette impolitesse de contrarier étrangement les inductions les mieux fondées. Nous avons dit le roman, voyons maintenant l’histoire. L’histoire a bien aussi son attrait. Le simple exposé des faits démontrera que rien n’est moins fondé que l’opinion qui a voulu voir dans le traité de la quadruple alliance une combinaison libérale préparée de longue main par l’influence de la France et de l’Angleterre. Voici ce que M. de Rigny, ministre des affaires étrangères en 1834, écrivait à M. de Rayneval, notre ambassadeur à Madrid, quatre jours avant la signature définitive du traité.


« Paris, 18 avril 1834.

« Nous n’avons pas appris sans une vive surprise la prompte issue des négociations entamées par M. Fiorida-Bianca avec le gouvernement britannique et l’envoyé portugais M. Sarmento. Un traité auquel, il y a trois jours, il ne manquait plus que la signature, stipule que la reine catholique et la reine très fidèle uniront leurs forces pour expulser de la Péninsule don Carlos et don Miguel, et que l’Angleterre, dans le but d’appuyer cette entreprise, enverra des vaisseaux sur les côtes du Portugal. On avait d’abord voulu nous réserver simplement la faculté d’accéder à ce traité par un acte séparé. M. de Talleyrand ayant représenté que nous ne pouvions accepter une attitude aussi secondaire, on nous a offert d’y prendre une part plus directe en apparence, au moyen de dispositions insérées dans le corps du traité, lesquelles porteraient en substance qu’en considération de notre union intime avec l’Angleterre, nous avons été invités à entrer dans cette alliance, que nous y avons consenti, et que, s’il y avait lieu, nous accorderions, pour l’expulsion des deux prétendans, la coopération dont on tomberait d’accord. Vous voyez qu’en réalité le second projet diffère peu du premier, et qu’il ne prête guère moins à l’objection élevée par notre ambassadeur, puisqu’il nous représente comme n’intervenant dans l’arrangement en question que sous les auspices de l’Angleterre.

« J’ai écrit à M. de Talleyrand pour l’engager à présenter un contre-projet, d’après lequel les parties contractantes seraient placées dans une position moins inégale ; dans le cas où il ne serait point adopté, le conseil délibérerait sur le parti que nous aurions à prendre… »

Dans une seconde dépêche, postérieure de six jours à la précédente, M. de Rigny annonçait en ces termes, à M. de Rayneval, l’issue des négociations :


« 24 avril 1834.

« … Le traité dont je vous entretenais par ma dépêche du 18 a été signé avant-hier, et M. de Talleyrand vous en envoie directement une copie ; vous y verrez qu’il a été fait droit à nos objections contre la rédaction du projet qui nous avait d’abord été soumis… »

Aux détails contenus dans ces deux dépêches, nous devons ajouter que les modifications obtenues par la France ne le furent point sans de très grandes difficultés, provenant uniquement du fait du secrétaire d’état de sa majesté britannique, qui, soit de dessein prémédité, soit pour ne pas sembler contraint de revenir sur ses pas, s’opiniâtrait à ne pas admettre la France à traiter avec l’Angleterre, sur un pied d’égalité, des affaires de Portugal. Il écrivit même sur ce sujet à M. de Talleyrand un billet d’une extrême vivacité, et qu’il est inutile de donner ici. La dépêche suivante, de M. de Rayneval, prouve d’ailleurs surabondamment que le gouvernement français ne s’était pas trompé en attribuant à l’Angleterre seule ce qu’avaient de désagréable pour la France la marche imprimée d’abord à la négociation, les efforts faits pour l’en tenir éloignée, et, plus tard, pour lui assigner un rôle indigne d’elle.


« Aranjuez, 2 juin 1834.

Je me suis empressé de voir M. Martinez de la Rosa. Il était loin de s’attendre à un dénoûment aussi prompt de la négociation entamée par M. de Florida-Bianca. Il m’a confirmé ce que vous présumiez, que ce ministre avait été au-delà de ses instructions, ou pour mieux dire, qu’il avait agi sans instructions et même sans pouvoirs. Il a été lui-même surpris de la facilité inattendue du gouvernement britannique. C était, pour ainsi dire, pour l’acquit de sa conscience qu’il lui avait adressé la note dont la traduction était jointe à vos dépêches. Il me parait certain que ce n’est pas de propos délibéré, moins encore par suite des instructions de son gouvernement qu’il a suivi, en ce qui concerne la France, la marche que vous lui reprochez. Il ne faut, je crois, y voir qu’une preuve de son inexpérience. Il aura obéi sans réflexion à l’impulsion que l’envoyé portugais ou même le cabinet anglais lui auront donnée. Votre excellence ne peut ignorer ce que j’ai mandé diverses fois du peu d’empressement de l’Angleterre à nous admettre comme partie dans les transactions relatives au Portugal, et en dernier lieu, elle aura remarqué l’excès de réserve que M. de Sarmento a gardé envers moi à son début. »

Mais l’Espagne n’a pas été le seul théâtre où les deux politiques se sont heurtées avant 1840, et l’épisode que nous venons de raconter n’est pas le seul qui avait déjà pu nous faire ouvrir les yeux sur les dispositions secrètes de lord Palmerston. Une portion du public français s’est toujours obstinée à considérer le ministre des affaires étrangères du cabinet whig comme le patron des idées libérales en Europe, traînant péniblement dans cette voie le cabinet français à sa remorque. Combien d’excellens patriotes ont, chez nous, pris ouvertement parti contre leur gouvernement, afin de mieux seconder au dehors les desseins d’un promoteur si constant et si résolu de l’affranchissement immédiat des peuples ! A leur point de vue, ces patriotes ont-ils eu raison ? Cela dépend des lieux et des dates. Le ministre anglais, convaincu de la force qu’un concours aussi inattendu prêtait aux intérêts de sa nation, ne négligea jamais rien pour se l’assurer et s’en prévaloir. Son bonheur fut de paraître, aux yeux de certaines gens, le mériter toujours. Des amis moins prévenus auraient facilement découvert les disparates d’une politique qui appuyait souvent en même temps les progressistes à Madrid et les modérés à Lisbonne. Il est vrai que les encouragemens étaient donnés aux ennemis exaltés de la reine Christine avec bruit et ostentation, et que les partisans modérés de la reine dona Maria recevaient des secours plus solides peut-être, mais moins divulgués. Lord Palmerston soutien des révolutionnaires espagnols recevait les éloges de l’opposition française aux dépens des ministres français ; de lord Palmerston inspirateur des contre-révolutionnaires portugais, combattant avec eux l’influence libérale de la France, il était à peine question. Le rapprochement entre les deux conduites était trop difficile à faire, et l’on se taisait. Les voiles jetés sur des contradictions si flagrantes étaient trop impénétrables ; personne n’essayait de les soulever. Loin de moi l’idée de blâmer le secrétaire d’état de sa majesté britannique de n’avoir suivi, en Espagne et en Portugal, aucun système préconçu ; il en avait bien le droit ; en outre, il ne faisait que se conformer aux traditions de la diplomatie anglaise. La diplomatie anglaise ne s’est jamais mise au service d’un principe exclusif, quel qu’il fût ; elle n’a jamais que par occasion, et dans les limites de son intérêt, secondé les causes généreuses. Si de nos jours lord Palmerston a su faire naître chez nous des illusions qu’il a ensuite exploitées à son profit, tant mieux pour son pays, tant pis pour le nôtre. Les procédés employés dans les affaires de la Péninsule étaient d’ailleurs si simples, qu’ils n’ont trompé que ceux qui ont bien voulu être trompés. S’agissait-il, pour lui, de servir son dessein favori de nous brouiller avec les autres puissances ? ce ministre, qui a depuis trouvé l’administration de M. Coletti trop peu avancée pour l’état des esprits en Grèce, et qui a tendu aux anarchistes de ce pays une main si complaisante, ne se fit pas scrupule de nous dénoncer à l’Europe indignée comme de dangereux promoteurs de propagande constitutionnelle à Athènes. Cet incident ne laissa pas de causer, dans la portion du monde diplomatique qui en fut alors informée, un peu plus que de l’étonnement. Nous nous garderons d’autant plus de nous expliquer sur la nature du procédé, qu’il a été qualifié plus sévèrement par le diplomate étranger à qui fut adressée cette singulière communication. C’était en 1835 ; le ministre des affaires étrangères du 11 octobre avait chargé la légation de France à Athènes de faire entendre de sages remontrances contre les désordres administratifs et le gaspillage financier qui furent en tout temps la plaie de la Grèce, et qui, après avoir absorbé les deux premières séries de l’emprunt, l’obligeaient à faire un prochain appel à la bonne volonté des puissances garantes. Si nos informations sont exactes, la teneur générale des remontrances avait été à plusieurs reprises l’objet de pourparlers entre le ministre français et lord Granville, ambassadeur à Paris. Les agens des deux nations à Athènes avaient été mis en mesure, par les instructions de leurs cours, de tenir sur ce sujet à peu près le même langage. Il n’a jamais été dit ni même soupçonné que notre ministre près le roi Othon eût outrepassé, en quoi que ce fût, la mesure gardée par son collègue d’Angleterre. Voici cependant comment des démarches si simples furent représentées à Vienne.


« Vienne, le 7 décembre 1835.

« MONSIEUR LE DUC,

« A la suite d’une conversation sur les affaires de la Grèce, dans laquelle M. de Metternich m’a répété à peu près ce que j’ai eu l’honneur de vous mander n° 4, il m’a brusquement adressé la question suivante. — Serait-il vrai que le duc de Broglie eût formé le projet d’imposer une constitution à la Grèce, et qu’il mît à ce prix la délivrance du dernier tiers de l’emprunt ? — Je n’ai pas hésité à répondre que je ne croyais pas un mot de ce projet attribué à votre excellence, ajoutant néanmoins que vous étiez las de voir jeter notre argent dans l’eau, et qu’avant d’en donner encore, vous demanderiez quelque garantie quant à l’emploi qui en serait fait. M. de Metternich m’a interrompu en s’écriant que rien n’était plus raisonnable, mais que, suivant ses correspondances, il s’agissait de toute autre chose ; qu’à la vérité, il pouvait bien encore se trouver un mensonge au fond de cette affaire, et que ce serait alors le comble de la perfidie.

« Je me suis bien douté que lord Palmerston allait être mis en jeu, et en effet, sans trop se faire prier pour m’édifier sur la source de ses informations, M. de Metternich a ouvert un carton et en a tiré une très volumineuse dépêche, me disant : Écoutez ceci ; ce n’est point Prokesch qui m’écrit, c’est un ministre bavarois.

Il a lu : — Lord Palmerston écrit à M. Lyons : Pressez le gouvernement grec d’envoyer un ministre à Paris pour y déjouer les intrigues de Coletti. Cet homme a inspiré à M. de Broglie la malheureuse idée de rendre la délivrance du dernier tiers de l’emprunt dépendante de l’établissement d’une constitution en Grèce et du renvoi des troupes bavaroises[2]

« Après avoir achevé sa lecture, le prince Metternich m’a demandé ce que je pensais du procédé. — Ceci a véritablement assez mauvaise mine, ai-je dit à M. de Metternich ; mais je ne chercherai pas à l’expliquer, parce qu’il faut aimer ses amis avec leurs défauts et ne pas trop compter avec eux, de peur de ne pas trouver son compte. — Quand il serait vrai que lord Palmerston aime à nous faire de petites malices, il n’en est pas moins notre ami, et il faut qu’il reste tel pour notre bien et celui de l’Europe. Je suis même persuadé que, si je remettais en vos mains une paille qui représentât notre alliance avec l’Angleterre, vous hésiteriez à la briser. — Vous avez raison, a repris M. de Metternich, je voudrais plutôt en faire une barre d’acier. Vous brouiller avec l’Angleterre ! ce serait comme si nous nous brouillions, nous, avec la Russie. Prenez-y garde cependant, rien n’est plus utile que l’alliance de l’homme avec le cheval, mais il faut être l’homme et non le cheval. »


On remarquera la surprise que le procédé causa au prince de Metternich. Son expérience l’empêcha d’en être dupe. Sa malice prit plaisir à retourner l’arme contre celui-là même qui l’avait mise entre ses mains. Quant au gouvernement français, ai-je besoin de dire qu’averti une fois de plus d’un mauvais vouloir sur lequel il n’avait plus d’ailleurs rien à apprendre, il ne crut, en aucune façon, devoir renoncer à son système de politique extérieure, c’est-à-dire à son alliance avec l’Angleterre, à cause des façons d’agir de son ministre dirigeant, ou des insinuations du chancelier autrichien ? Il continua à ignorer long-temps, à dessein, tout ce qu’il put paraître ignorer, à laisser passer long-temps tout ce qu’il put laisser passer sans honte et sans dommage ; mais il sentit la nécessité de tenir de plus en plus les yeux ouverts et de redoubler de précautions. Il ne serait que trop facile de multiplier les exemples ; ceux que j’ai cités sont suffisans : ils expliquent assez la nature des relations que nous entretenions avec le cabinet britannique au moment où survint l’affaire d’Orient. Ces relations étaient restées bonnes ; l’entente subsistait toujours, seulement il n’y avait plus de cordialité ; de notre côté, la sécurité n’était plus complète.

On le voit cependant, notre situation n’était pas mauvaise aux approches du traité du 15 juillet 1840. Le gouvernement de juillet avait gagné sa cause en Europe ; il avait cessé d’être révolutionnaire ; il était resté libéral ; il était entré dans de bonnes et naturelles relations avec deux des plus grandes puissances continentales, non point comme un parvenu qui accepte la place qu’on veut bien lui offrir, mais comme le digne représentant d’une noble nation qui prend le rang qui lui appartient, respecte les autres, et sait se faire respecter et rechercher elle-même. Si nous avions eu à nous plaindre des procédés du ministre whig, l’alliance anglaise était maintenue. Un seul souverain nous tenait rigueur : c’était l’empereur Nicolas. Le présent donc était assez bon ; le plus prochain avenir s’annonçait meilleur encore. Comment a-t-il tourné autrement ? Comment cette question d’Orient, si grosse de patriotiques espérances ; ne nous a-t-elle apporté que d’amères déceptions ? Comment nous sommes-nous, en fin de compte, trouvés seuls contre tous, obligés, par un juste sentiment de dignité blessée, de nous cantonner dans un isolement volontaire et absolu, c’est-à-dire dans une situation violente, aussi contraire à nos intérêts que fatale à l’Europe entière ? Nous le dirons bientôt.

Nous ne cherchons aucune ressemblance forcée entre les événemens que nous venons de raconter et ceux dont nous sommes témoins maintenant. Nous ne sommes point de ceux qui se plaisent à des comparaisons ingénieuses. Nous savons cependant que le présent, s’il ne reproduit pas toujours exactement le passé, n’en diffère non plus jamais essentiellement. L’histoire, même récente, est un grave enseignement ouvert à ceux qui savent comprendre, et dont les habiles font leur profit. Il peut y avoir analogie dans les situations là où il n’y a aucune similitude dans les faits. Une chose nous frappe en passant, et nous la signalons à l’attention de ceux qui consacrent sans doute à de mûres réflexions sur nos relations extérieures le temps qu’ils ne donnent évidemment pas aux débats publics. A la veille de ce grand désappointement de 1840, pays, chambres, cabinet, entretinrent sur notre avenir national des illusions fâcheuses, cause première de leur échec. Sorti avec quelque dignité et quelque bonheur de la période révolutionnaire, sûr d’avoir bien mérité de l’Europe ; caressé de la Prusse, recherché de l’Autriche, comptant encore sur l’alliance de l’Angleterre, l’ancien gouvernement perdit tous ses avantages, parce qu’il se les était exagérés, parce qu’il avait voulu les pousser trop loin. A l’épreuve, la Prusse ne se trouva plus si amie, l’Autriche si ferme, l’Angleterre si fidèle. Il en fallut beaucoup rabattre. Serait-il vrai qu’au moment où nous écrivons, le nouveau gouvernement fût par hasard plongé lui-même dans un de ces rêves chimériques dont le réveil est terrible ? Son erreur serait impardonnable, car elle serait à peu près volontaire. De grace, que ceux qui traitent pour notre république cherchent à voir clair dans sa situation. Oui, elle aussi, nous l’espérons du moins, elle a traversé sa phase révolutionnaire ; mais comment ? mais de quelle façon ? A quels titres l’Europe serait-elle son obligée ? Les hommes de février ne se sont point montrés ambitieux, il faut le reconnaître, pour leur révolution ; mais l’Europe ingrate a l’irrévérence de penser que, s’ils n’ont pas été conquérans, cela tient surtout à ce qu’ils n’ont rien eu à conquérir. La Prusse ne demandait pas mieux que de savoir gré aux hommes d’état de 1848, comme à leurs devanciers de 1830, d’avoir refusé la Belgique. Malheureusement, la Belgique ne s’étant pas donnée, s’étant même assez bien défendue par les seuls sabres de ses douaniers, ils n’ont rien eu à refuser, et la Prusse ne leur doit rien. Avoir évacué Venise avant même de l’avoir occupée, c’est une recherche de procédé qui fait pâlir l’acte de bonne foi accompli à Ancône ; mais la reconnaissance paraît devoir, cette fois, rester cachée comme le bienfait. L’Autriche tarde à nous témoigner sa gratitude, en nous indiquant seulement dans quel lieu du monde elle veut bien s’aboucher avec nous. Je ne doute pas que la diète de Francfort ne soit très touchée de ce que nous n’avons point songé à reconquérir la frontière du Rhin ; toutefois, dans la diète, il ne manque pas de fiers unitaires persuadés que nous devons les remercier, s’ils ne nous réclament point l’Alsace et la Lorraine au nom de la nationalité allemande. Le gouvernement piémontais a montré quelque souci de notre appui ; mais à quelle époque ? Quand toute chance était perdue pour lui, quand nous étions sa seule ressource contre une ruine imminente. Notre gouvernement nouveau ne fait aucun fondement, dira-t-il, sur les dispositions des cabinets, il ne tient compte que des sympathies des peuples. Où donc ces sympathies ont-elles éclaté ? Dans quel coin du monde s’est-on mis à nous imiter ? Le gouvernement de juillet à peine fondé, une foule d’autres gouvernemens se formaient sur son modèle : la Belgique, le Portugal, l’Espagne, la Grèce, suivaient notre impulsion et nos exemples. Qui nous citera une république faite aujourd’hui à notre image ? Il n’y en a pas, il n’y en aura pas. Nous avons joué, aux yeux du monde entier, le rôle de l’ilote que les Spartiates enivraient pour dégoûter et guérir leurs enfans de l’ivresse. Les sympathies des peuples, nous ne les possédons pas ; les eussions-nous, elles seraient plus fugitives encore et moins sûres que les amitiés des princes, que les protestations des cabinets. Reste l’alliance anglaise. Notre gouvernement issu de février, qui avait tant médit de cette alliance, s’y est converti avec une promptitude que nous avons déjà louée, quoiqu’elle nous ait surpris. Il met à la pratiquer une ardeur qui se ressent, j’ose dire, de la chaleur d’une première passion. Cependant le ministre whig engagé avec nous dans une grave négociation sur le sort de la Lombardie est bien le même qui, le lendemain de la confiscation de Varsovie, n’a pas voulu protester de concert avec nous, le même qui s’est, au contraire, empressé de faire savoir à toutes les cours de l’Europe qu’il tenait la France pour aussi liée que jamais par les clauses du traité de Vienne. L’homme d’état anglais qui traite avec nous de l’avenir de la Sicile, c’est bien encore celui qui, à propos de la Sicile, menaçait le roi de Naples des terribles effets de son courroux, celui qui, délivré par notre intervention, d’une importune querelle, envoyait ses vaisseaux, rendus libres, bombarder les côtes de la Syrie. N’y a-t-il pas dans ces souvenirs des motifs pour se mettre sur ses gardes ? N’est-ce pas le cas de songer au conseil du chancelier autrichien ? L’alliance de l’homme et du cheval est excellente ; mais il faut être l’homme et non pas le cheval : nous devrons nous tenir pour contens, si le gouvernement actuel a été l’homme quelquefois, et pas toujours le cheval.


O D'HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la livraison du 1er octobre.
  2. Ici se trouve dans la pièce anglaise une longue démonstration tendant à prouver que la Grèce est pour bien long-temps encore dans l’impossibilité de supporter un régime constitutionnel.