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De la prétendue ignorance des Français en ce qui touche la géographie

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E. Thorin ; Édouard Privat (p. i-vi).

PRÉFACE



De la prétendue ignorance des Français en ce qui touche à la géographie. – Gœthe a dit un jour que les Français ne savaient pas la géographie, et il a trouvé, en Allemagne et en France, de nombreux échos qui n’ont pas manqué de répéter qu’un trait distinctif du Français était son ignorance de la géographie[1].

Sans doute il a été toujours difficile à des Français de se reconnaître dans la géographie des Allemagnes. Mais nous ne croyons pas que les autres peuples s’y reconnaissent mieux que nous. Il est nécessaire de faire de grands efforts pour retenir ou même pour prononcer correctement tous ces noms barbares : la nomenclature géographique des contrées qui ont été assujéties par les tribus tudesques est, en effet, très rébarbative. Mais on pouvait répondre à Wolfgang von Gœthe que la prétendue ignorance des Français ne les avait pas empêchés de parcourir en vainqueurs tous les États du fameux empire romano-tudesque. Les Français ont su aller à Iéna et même à Berlin, et nous pouvons ajouter — c’est notre credo patriotique et national — qu’ils sauront bien retrouver un jour les chemins qui les y ont conduits.

Du reste, quoi qu’on en ait dit, les Français possédaient, aussi bien que les Allemands, les connaissances géographiques que l’on peut raisonnablement exiger de la classe lettrée, et nous avions des spécialistes qui pouvaient se mesurer avec les célébrités géographiques de l’Allemagne. Nous savons très bien, du reste, que l’on trouve, dans ce pays, un enseignement très remarquable de la géographie, mais nous savons aussi que la Prusse a des rivaux, et que la France, l’Autriche et l’Angleterre lui disputent le premier rang[2].

Il est vrai qu’il arrive à des Français de faire quelquefois des quiproquo. Naguère un de nos écrivains, qui s’occupe spécialement d’une chronique théâtrale et qui se mêle aussi de politique, a, dans son journal, placé Angers en Bretagne ; un autre journaliste faisait naguère descendre à la gare Saint-Lazare ou de l’Ouest le roi d’Espagne qui arrivait de Belgique (gare du Nord). Un de nos savants, très versé dans la géographie de l’époque tertiaire, a fait passer Saint-Gaudens de la Haute-Garonne dans les Hautes-Pyrénées. En traduisant les télégrammes des journaux d’Outre-Rhin, les polyglottes de l’Agence Havas font quelquefois des bévues singulières. Ainsi, en 1871, ils ont annoncé que Bismarck devait, au mois d’août, aller à Seebad, endroit que l’on chercherait vainement sur la carte. Ce mot allemand veut dire tout simplement « bain de mer. » En mars 1883, une dépêche de Rome, publiée par le Standard, parle de l’évêque de Leghorn, à propos d’un vaisseau qui venait d’être lancé à Livourne. Dans la dépêche qui résume l’article du Standard, on n’a pas même l’air de se douter que Leghorn est la forme anglaise de Livorno. Au mois d’août 1882, la même Agence Havas envoyait Arabi-Pacha dans un monastère, au lieu de l’envoyer à Monastir, en Roumélie. Ce sont là des confusions qui se produisent chez tous les peuples, et on aurait tort de croire que ces négligences sont spéciales aux Français.

Les Allemands n’en sont pas exempts. Ainsi, on a remarqué que la Neue preussische Zeitung nommait M. L*** comme professeur à l’école de Chartres (Schule zu Chartres) et archiviste de l’Hérault. Cependant M. L*** n’a enseigné ni à une école de Chartres ni à l’École des Chartes : il a tout simplement été élevé à l’École parisienne des Chartes. Si nous parcourions les journaux d’Outre-Rhin, nous constaterions que les bourdes et les pataquès fleurissent abondamment sur les bords de la Sprée et de tous les cours d’eau de l’Allemagne, car les Tudesques ne sont pas plus que les Français à l’abri d’un écart de plume ou de mémoire. L’erreur est moins pardonnable lorsqu’il s’agit de livres qui ont dû être composés avec lenteur, à l’aide des plus sûrs éléments d’information et de contrôle. Un ouvrage de ce genre est bien certainement le Geographisch-statistisches Lexicon (Dictionnaire de géogr. et de statist.) de Ritter (5e édition remaniée et améliorée par A. Stark ; — Leipzig, 1864-1865). Or, en le consultant, j’eus la curiosité de savoir ce que l’on y disait de la ville de Castres (Tarn) ; et j’appris que cette ville est, encore aujourd’hui, un évêché (Bischofsitz, siège épiscopal)[3]. Il nous sera sans doute permis de trouver que ce renseignement ne dénoterait pas une érudition bien sérieuse chez nos « amis » d’au-delà du Rhin.

On trouve du reste, en Allemagne, des savants qui ont commis des pyréismes bien plus étonnants. Qu’il nous suffise de citer le premier volume des Diplomata Imperii qui devait faire partie de la collection des Monumenta Germaniæ. Ce volume, paru en 1872, fourmillait de tant de fautes stupéfiantes, qu’on s’est vu obligé de le mettre au pilon. Dans ce travail, fait en vue de glorifier le nouvel empire allemand, Karl Pertz transformait le pagus Gavaldanus en Galvadanus, identifiait le Gévaudan avec le Calvados (!!!) ; ailleurs, il traduisait Agaunum (auj. S. Maurice, en Suisse) par Agen. Bref, cette publication était un monument d’une ignorance tellement crasse, que les Allemands eux-mêmes ont été contraints de la regarder comme une honte nationale.

Difficulté d’apprendre les noms géographiques de l’Allemagne. – Du moins, les Français qui ne possèdent pas très bien la géographie allemande sont excusables, jusqu’à un certain point, car le grand nombre de noms qu’elle comprend et la difficulté de les caser dans la mémoire, procurent aux peuples des races dites latines de sérieux embarras.

Nécessité d’apprendre ces noms. – Cependant, il faut les apprendre, si l’on veut savoir la géographie des contrées de l’Europe centrale. On a beau dire que la topographie est la base de la géographie ; qu’il faut surtout s’occuper de la géographie physique, historique ou politique et économique. Il n’en est pas

  1. Les écrivains qui ont accepté ainsi, à la légère, la thèse de l’ignorance des Français en géographie, basent leur accusation sur certaines connaissances que possédaient, en 1870, quelques étudiants, quelques lettrés, quelques savants, disséminés dans les régiments de l’armée allemande ; et, après avoir, par un procédé sophistique bien connu, attribué ces connaissances à tous les Allemands, nos détracteurs ont établi un parallèle entre cette armée qui comprenait des citoyens de toutes les classes de la société, et notre vieille armée française qui, pour la bravoure, n’avait pas sa pareille, mais qui, par son organisation même, ne comprenait, parmi les simples soldats, que peu de jeunes gens lettrés et instruits. Il n’est pas étonnant que cette comparaison ait été toute à notre désavantage.

    On dira peut-être que, du moins, les officiers prussiens savaient mieux la géographie que les officiers français. Sur ce point nous reconnaissons volontiers qu’une partie de nos officiers s’était beaucoup plus occupée de l’Algérie, de l’Orient, de l’Italie, que de nos frontières de l’Est ; tandis que la Prusse n’a jamais cessé d’étudier pratiquement nos départements rhénans et tous les chemins qui conduisent à Paris. Leurs officiers arpentaient notre pays dans tous les sens ; un grand nombre de leurs soldats et de leurs sous-officiers avaient travaillé chez nous comme ouvriers, domestiques ou commis de magasins : évidemment, ils savaient la « géographie » des localités où ils avaient résidé. Les Prussiens avaient ainsi concentré leur attention sur nos frontières du Rhin, tandis que la pensée des officiers français était dispersée et comme disséminée sur tous les points de l’univers. Aussi, pendant que nous nous battions en Crimée ou que, traversant le mont Cenis, nous poussions jusqu’à Solférino, la Prusse, heureuse de nous voir dépenser si sottement notre sang et notre argent, put, à son aise, étudier nos frontières et préparer la surprise de Wissembourg. C’est de la même manière que, avant 1866, voyant les Autrichiens occupés en Italie, Bismarck et de Moltke étudiaient la Bohême, préparaient leur trahison contre la Confédération germanique et le guet-apens de Sadowa.

    Concluons de ces faits, tout simplement, que la France n’a pas fixé suffisamment ses regards sur l’ennemi héréditaire, sur ses manœuvres, sur sa politique. On comptait sur le libéralisme de la Prusse !! Tout le monde sait aujourd’hui très bien que nos désastres ne proviennent en aucune façon de notre ignorance de la géographie.

  2. On a fait aussi à notre nation la réputation d’être casanière, et cependant après la nation anglaise, qui est, quoi qu’on en dise, beaucoup plus celtique que saxonne, la France est le pays qui a toujours fourni le plus de voyageurs. Depuis quatre cents ans, elle a produit de hardis pionniers de la civilisation, des missionnaires et des colons, qui se sont lancés dans les forêts et chez les sauvages de l’Amérique, dans les Indes et dans toutes les contrées du monde. Ces Français-là savaient des géographies que les Allemands ne savent pas. Aujourd’hui encore la France n’envoie-t-elle pas des explorateurs en Algérie, en Tunisie, à Madagascar, au Sénégal, sur le Niger et dans la vallée du Congo ? Les Allemands ont-ils des voyageurs dont les travaux puissent être comparés à ceux d’un de Lesseps ? Ont-ils un homme qui, comme le capitaine Roudaire (dont le nom, écrit en languedocien roudaïré, signifie rôdeur), ait étudié la géographie des chotts, non pas en flâneur, mais pour créer une mer intérieure dans le Sud de l’Algérie ? Que n’aurions-nous pas à dire sur Dupuis, Francis Garnier, Henri Rivière, qui ont naguère découvert et exploré, au Tonkin, le Hong-Kiang (fleuve Rouge), appelé par les Annamites Song-Koï (fleuve principal), voie commerciale qui nous offre un débouché direct avec le sud-ouest de la Chine ? Nos compatriotes ont fait là des expéditions qui ressemblent à l’épopée américaine des Cortez et des Pizarre. Que n’aurions-nous pas à dire au sujet des voyages de Crevaux, de Savorgnan de Brazza, de Bonnat, de Bayol, etc., etc. ?
  3. En corrigeant les épreuves des dernières feuilles de ce livre, j’ai eu l’occasion de voir un exemplaire de la nouvelle et dernière édition du Dictionnaire de Ritter (Leipzig, 1883). Dans cet exemplaire, récemment acquis par la Bibliothèque nationale, j’ai constaté que le renseignement erroné auquel j’ai fait allusion a été supprimé par M. Lagai, le nouvel éditeur.