De la réalité du monde sensible/Chapitre I

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Félix Alcan (p. 1-38).


CHAPITRE PREMIER

le problème et la méthode


Le monde sensible, que nous voyons, que nous touchons, où nous vivons, est-il réel ? La question semblera puérile aux hommes d’action, et je compte parmi eux les hommes de pensée qui acceptent d’emblée les choses pour en étudier sans retard les rapports et l’enchaînement. Ce n’est pourtant pas une dispute d’école, car l’esprit humain s’est interrogé sur la réalité de l’univers bien avant qu’il y eût une tradition scolastique et des raffinements artificiels de curiosité. Parménide, dans la première et simple lumière de la pensée grecque, comparant le monde à l’être, n’y voyait qu’une prodigieuse illusion. Il ne s’agit point, d’ailleurs, de contester la réalité du monde telle que l’entend le vulgaire. Celui-ci croit naïvement à la réalité d’un objet sur les témoignages concordants de ses sens : une pomme que l’on peut voir, goûter, toucher, est une pomme ; et lorsqu’un bâton bien visible et bien palpable lui caresse les épaules, ce sont bien des coups de bâton qu’il reçoit. Aussi, s’imagine-t-il volontiers, lorsqu’on met en question la réalité du monde extérieur, qu’on met en question ses sensations elles-mêmes. La facétie de Molière dans Sganarelle n’a pas d’autre fondement. Tout le comique vient de ce que le philosophe commence par accepter la notion vulgaire de la réalité, sauf à y contredire ensuite en paroles. « Il se peut que je vous entende, il se peut que vous me parliez. » Son doute porte non pas sur la réalité intime et mystérieuse des choses, mais sur les sensations mêmes. Ainsi, c’est de ces sensations mêmes qu’il fait le type de la réalité, puisque c’est à ces sensations, comme telles, qu’il applique sa critique et son doute ; et pensant au fond comme le vulgaire, il se donne l’air de penser autrement, mais c’est là une contradiction lamentable qui le livre sans défense à cette logique des coups de bâton dont il a reconnu d’avance implicitement la légitimité. Le vrai problème qui se pose n’est donc pas : le monde est-il réel  ? car, comme on fait d’habitude du monde même et de l’impression qu’il produit sur nous le type de la réalité, cette question n’est qu’une misérable tautologie. Ce qu’on peut demander et ce que demande au fond l’esprit humain, c’est : en quel sens, de quelle manière, à quelle profondeur le monde est-il réel  ? La question est toute autre, et on peut même dire qu’ici la situation réciproque du philosophe et du vulgaire est renversée. Tout à l’heure, c’est le vulgaire qui triomphait du philosophe, car celui-ci ayant admis en effet la notion de la réalité qu’a celui-là n’y pouvait plus contredire que par une niaise fanfaronnade de paroles, et maintenant, au contraire, le philosophe peut troubler et déconcerter le vulgaire dans sa notion naïve de la réalité en démontrant combien cette notion, simple et une en apparence, est complexe et équivoque. Et quand j’oppose ainsi le philosophe au vulgaire, qu’on m’entende bien : il n’y a pas dans mon propos le plus petit grain d’aristocratie. Je n’admets point qu’il y ait des castes dans les intelligences humaines. Il n’y a point des hommes qui sont le vulgaire, d’autres hommes qui sont les philosophes. Tout homme porte en lui-même le vulgaire et le philosophe. Dans la question particulière qui nous occupe, il n’est peut-être point d’âme simple et inculte qui ne puisse être élevée à ce degré d’émotion intellectuelle et religieuse où le monde changeant des sens n’est plus qu’illusion et vanité. Et réciproquement, il n’est peut-être pas de philosophe, si convaincu qu’il soit que le monde n’existe que par la liaison harmonieuse de toutes ses parties, qui ne soit tenté bien souvent, en cédant à l’égoïsme et en se séparant du tout, de se réduire lui-même à une sorte de néant. Ainsi, quand le philosophe dédaigne le vulgaire, il se dédaigne lui-même, et quand le vulgaire raille le philosophe, il se raille lui-même. S’il est puéril de se demander si vraiment le monde est réel et en quel sens, pourquoi les hommes entendent-ils la réalité de tant de manières différentes  ? Vous dites que cette table est réelle : cela veut dire d’abord qu’elle frappe vos sens avec une suffisante intensité et une suffisante netteté. Si elle n’était qu’une image faible et vague, si elle effleurait à peine vos sens d’une impression fugitive, vous croiriez à une illusion du regard. Mais l’image est ferme, précise, vigoureuse, et de plus, elle est persistante. Voilà un premier signe de la réalité et un premier sens du mot. En second lieu, vos différents sens sont d’accord et témoignent de concert : vos yeux voient la table et vos mains la touchent ; bien mieux, la forme que voient vos yeux, vos mains la constatent ; et si la table oppose à vos mains une résistance continue, elle oppose à votre vue une opacité continue. Il y a donc coïncidence de vos divers sens et de tous vos sens, car, si la table résonne, c’est à elle que votre ouïe rapporte le son perçu comme à son point d’origine. Si la table que voient vos yeux vos mains ne pouvaient pas la toucher, vous croiriez à un prestige ou à une hallucination de votre regard. Il peut sembler que le toucher tout seul suffit à garantir la réalité d’un objet : vous pouvez douter de ce que vos yeux voient, vous ne doutez pas de ce que touchent vos mains. C’est que s’il y a des images, des reflets dans l’ordre des sensations visuelles, il n’y a ni images, ni reflets dans l’ordre des sensations tactiles ; un corps placé en face d’un miroir ou du miroir naturel des eaux y projette son image, et la vue toute seule ne peut discerner où est la forme originale, où est l’image ; mais les corps ne projettent pas hors d’eux-mêmes leur résistance ; pour la résistance, la cohésion, la densité, il n’est pas de miroir ; voilà donc, dans le sens de la vue, une cause d’erreur et de défiance qui ne se rencontre pas dans le sens du toucher. De plus, la vue percevant à distance, les sensations visuelles peuvent, par une dégradation continue, se perdre dans cette sorte de vague où la réalité ne se distingue plus du rêve ; au contraire, les sensations tactiles étant immédiates et pouvant être renforcées à volonté par une légère pression restent presque toujours suffisamment nettes. Enfin l’esprit intervient sans cesse dans les sensations visuelles ; avec quelques points qui lui sont donnés, avec quelques lambeaux d’images visuelles, il reconstruit des formes précises ; la main touche sans que l’esprit s’en mêle ; au contraire, c’est l’esprit qui voit par l’œil, l’esprit est un puissant architecte d’images, mais un architecte aventureux qui, avec quelques fragments de réalité dont il comble les intervalles, bâtit bien souvent des chimères. Le toucher a donc une sûreté que n’a pas la vue, et tandis que les données de la vue ne sont pas toujours confirmées par le toucher, les données du toucher sont toujours, ou du moins presque toujours, confirmées par la vue. Ainsi, si le toucher semble offrir à lui seul une garantie suffisante de réalité, ce n’est pas du tout qu’un seul sens, quel qu’il soit, puisse, sans accord avec les autres sens, constituer ou même certifier la réalité, c’est que, dans notre expérience, cet accord du toucher avec les autres sens peut être toujours raisonnablement présumé. Vous marchez dans la nuit noire, vous vous heurtez à des objets invisibles, mais vous êtes assuré que, la lumière intervenant, vous verriez les objets et que vous les verriez dans l’ordre, avec les formes et les proportions que le toucher vous indique. Mais la sanction de la vue est nécessaire aux sensations du toucher, et si, en plein jour, vos yeux bien ouverts, vous vous heurtiez subitement, dans une prairie unie et lumineuse, à un obstacle invisible, vous vous demanderiez avec surprise, avec angoisse, si votre organisme n’est pas halluciné en son fond jusque dans cette fonction toute passive du toucher. Il ne servirait à rien de dire que les aveugles de naissance, qui ne peuvent pas contrôler le toucher par la vue, ont néanmoins la notion de la réalité, car ils cherchent eux aussi à s’assurer qu’il y ait concordance entre leurs différents sens, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût. D’ailleurs, pour un être réduit à un seul sens, s’il en est, la réalité ne serait pas ce qu’elle est pour nous ; le mot-réel n’aurait pas la même signification, et je n’ai pas d’autre objet en ce moment que de montrer combien sont diverses pour la conscience, en dehors de tout système philosophique, les acceptions du mot réalité.

La concordance de nos différents sens donne à l’objet saisi par nous sous des aspects multiples une réalité profonde et mystérieuse. Quand un objet ne se manifeste à nous que par une qualité, nous le confondons, pour ainsi dire, avec cette qualité elle-même, et nous ne songeons pas ou nous songeons beaucoup moins à faire de lui une substance. La lumière est visible, mais elle est impalpable : elle n’est que la lumière, et il semble qu’elle s’épuise dans une seule qualité et se livre tout entière à un seul de nos sens. Aussi nous semblerait-elle parfois une réalité à peine réelle si elle n’entrait en relations avec les objets solides, si elle n’émanait de foyers matériels palpables ou présumés palpables, si elle ne dessinait le contour des objets comme le toucher les dessine et ne coïncidait avec le toucher par la révélation de la forme, si, en enveloppant et en pénétrant notre sphère de sa clarté chaude et de ses couleurs, elle ne s’unissait à elle et n’entrait ainsi dans le système de réalité qu’institue la concordance des sens. La lumière de la nuit semble moins réelle, non pas parce qu’elle est moins intense, mais parce que, ne dessinant plus à la surface de la terre la forme des objets palpables, elle échappe à notre système familier de la réalité ; et si l’infini n’était pas éclairé pour nous par des flambeaux qui rappellent à notre imagination les objets terrestres et qui prolongent de sphère en sphère ce que nous appelons la réalité, si nous pouvions percevoir la pâle lumière de la nuit sans constater en même temps les points d’origine présumés solides, la lumière immatérielle et inexpliquée des nuits sereines serait pour nous je ne sais quel songe transparent. Ou plutôt elle serait une autre espèce de réalité aussi peu substantielle que possible, car la substance, la réalité substantielle, ne commence guère qu’avec la multiplicité des qualités. L’esprit ne peut pas concevoir qu’un objet qui se manifeste par des qualités multiples ne soit qu’une agglomération de ces qualités et qu’il n’y ait entre elles aucun lien interne. Et de fait, dans tout objet naturel, la température, la forme, la densité, la couleur varient ensemble : chauffez un métal, il se transforme pour tous nos sens. Plus encore dans les êtres vivants : il y a dans la plante, dans l’animal une corrélation étroite entre tous les organes, entre l’énergie intérieure de la sève, la vigueur résistante et la sonorité saine du tronc, la coloration des feuilles. Tout porte à croire qu’un être vivant, homme ou plante, pourrait se résumer dans une formule unique. L’homme futur n’existe pas en réduction, à l’état d’homunculus imperceptible, mais tout formé, dans les organes générateurs de ses ascendants, et pourtant tous les traits de sa constitution physique et morale, les plus profonds et les plus superficiels, l’énergie de son vouloir et le tic léger de sa lèvre, la couleur de ses yeux et la nuance intraduisible de sa mélancolie, tout est déterminé d’avance dès la conception ; il y a donc une forme caractéristique de la vie qui enveloppe et harmonise, avant même qu’elles se déploient, les qualités les plus diverses de la vie. Cela est vrai des espèces minérales et chimiques comme des individus vivants ; et lorsque le vulgaire et les métaphysiciens parlent de substance et de réalité substantielle, ils s’entendent fort bien eux-mêmes et avec la science, et ils ne méritent peut-être pas toutes les railleries que leur prodigue depuis un demi-siècle un criticisme arrogant. Mais je ne prétends pas du tout essayer ici, à mon tour, une analyse ou une justification de la notion de substance. Il me suffit qu’il y ait là une acception nouvelle, légitime ou non, du mot réalité, et que l’esprit y concoure avec les sens. Si les sens ne nous révélaient pas des qualités multiples et en relations harmonieuses, si la forme visible ne coïncidait point, par exemple, avec la forme tangible, l’esprit n’arriverait probablement pas à l’idée d’une unité substantielle et profonde de l’objet. Mais aussi, sans l’esprit, sans l’idée d’unité, d’individualité profonde qu’il porte en lui, jamais l’objet, malgré la concordance superficielle de ses qualités sensibles, ne serait pour nous une substance ; le grand artiste, le grand peintre, par exemple, voit à la fois avec l’esprit et avec les yeux ; et ce qui montre bien que l’esprit et les sens concourent et se fondent, pour ainsi dire, dans la conception de la substance, c’est que le grand peintre, qu’il le sache ou non, est, dans son art, un substantialiste. Qu’il songe simplement à traduire par une figure vivante une idée générale et que l’idée générale, au lieu d’être fondue dans la ligne des traits, dans la coloration du visage, dans le regard et dans le sourire, apparaisse distincte et sèche, il n’a fait qu’une froide allégorie, sans vie, sans réalité. Que son pinceau reproduise comme en se jouant une apparition charmante où tout, l’attitude, le sourire, le regard, a de la grâce et une grâce naturellement et visiblement concordante ; si son âme n’est pas émue, si elle ne démêle pas l’invisible foyer de vie légère et exquise d’où la grâce se répand, multiple et une, sur cet être charmant, le peintre n’aura fait qu’une fantaisie superficielle. Il n’est un maître et un créateur que lorsqu’il y a dans son œuvre visible une âme invisible et présente, lorsque cette œuvre idéale se développe d’un germe idéal comme l’œuvre réelle de la nature se développe d’un germe réel. Alors l’artiste a fait un être, et, si j’ose dire, en restituant au mot sa valeur vraie et en l’allégeant de tous les souvenirs scolastiques, il a créé une substance.

Or rien n’est plus familier, je dirai presque, rien n’est plus vulgaire que la notion de substance : il n’est pas de paysan inculte qui ne l’applique continuellement, et il est même des philosophes raffinés qui ne consentent pas aisément à être peuple, qui ne voient dans la substance qu’un lourd préjugé, une idole grossière de l’imagination et des sens. Et pourtant, dans cette notion si banale qui est pour tous les hommes l’équivalent même de la réalité, l’esprit a pénétré, l’esprit a sa part. Quand le paysan ou l’homme d’affaires disent : Cet arbre existe, ce fruit existe, cette pierre existe, ils se servent de l’idée de substance, et cette idée leur est fournie non par les sens tout seuls, mais par l’esprit uni aux sens. C’est donc que la réalité la plus familière, la plus vulgaire, est constituée, au moins en partie, par l’esprit, et n’a toute sa signification que par l’esprit. Si donc l’esprit se demande : En quel sens le monde est-il réel ? il n’est pas un seul homme qui ait le droit de s’en étonner, d’abord parce que la réalité a pour tout homme plusieurs formes et plusieurs degrés, et ensuite parce que l’esprit lui-même est au moins un élément de la réalité.

Mais ce n’est pas tout. Un objet a beau m’apparaître avec intensité ; il a beau émouvoir mes différents sens, le toucher, l’ouïe, la vue, d’une manière concordante, je puis encore me demander s’il est réel ou imaginaire, car, en rêve aussi, je crois percevoir avec netteté, et il y a concordance entre les impressions illusoires de mes sens. Et pourtant je ne confonds pas l’état de sommeil et l’état de veille, le rêve et la réalité. Et si je les distingue, c’est que les visions du rêve ne peuvent se rattacher à l’ensemble de ma vie selon les lois de mon expérience et les règles de ma raison. Au contraire, les visions de la vie réelle forment un système où tout est lié, où tous les faits sont rattachés les uns aux autres par certaines lois, et par la plus vaste de toutes, la loi de causalité, où tout mouvement est précédé d’un autre mouvement, où tout événement est précédé d’un autre événement, où l’absolue continuité du temps et de l’espace, condition et image de la continuité causale, s’impose à toutes nos actions et à toutes nos perceptions. C’est donc l’esprit qui, selon ses formes essentielles, ses principes et ses lois, selon sa vocation naturelle d’ordre et d’unité, décide de la réalité et l’oppose aux fantômes de la nuit. Donc, pour l’homme et pour tout homme, à moins qu’il ne soit assez stupide ou assez fou pour ne pas distinguer la réalité du rêve, le réel c’est ce qui est intelligible. Voyez comme peu à peu le sens du mot réalité s’élève ; et non point en quelques intelligences d’élite, mais en toute intelligence, en toute conscience. C’est une métaphysique sublime qui est le ressort caché des esprits les plus pratiques et des existences les plus vulgaires. Je sais bien que quelques disputeurs sceptiques ou quelques philosophes de profession se sont servis du rêve et de l’apparence de réalité qu’il a pour nous au moment où il se produit pour ébranler notre croyance à la réalité du monde. Ces artifices ont pu embarrasser un instant les esprits simples, mais ils n’ont jamais eu de prise sur eux. Ils s’étonnent, en effet, quand ils y pensent, de l’apparence de réalité qu’ont les rêves, et comment ce qui n’est point peut prendre ainsi la forme de ce qui est ; mais ils ne concluent pas du tout de la vanité du rêve à la vanité du monde prétendu réel. Gardons-nous de dire qu’ils manquent, en cela, de philosophie : ils ignorent les petites roueries des systèmes, mais c’est parce qu’au fond ils ont un critérium supérieur et vraiment philosophique de la réalité (je veux dire l’enchaînement causal et la liaison intelligible des choses), qu’ils sont fermés à toutes les habiletés sceptiques ; ils sont sauvés d’un peu de philosophie artificielle par beaucoup de philosophie instinctive, et leur pensée est pénétrée, à leur insu, de la plus haute et de la plus religieuse conception ; car si Dieu, au moins sous l’un de ses aspects, peut être défini avec Leibniz, l’ordre et l’harmonie des choses : Deus est ordo et harmonia rerum, c’est Dieu qui est, pour l’homme le plus simple, la mesure et l’essence même de la réalité. Oui ; mais alors que les esprits simples et directs (j’entends par là ceux qui sont tout entiers tournés vers le dehors aussi bien que les esprits incultes) ne s’insurgent point contre eux-mêmes, et qu’ils n’accusent point le philosophe de subtilité vaine quand il essaie de pénétrer les sens multiples du mot réalité, de dégager les conditions, les garanties supérieures de la réalité du monde et de manifester le secret divin que la réalité enveloppe, puisque le philosophe se borne à mettre en lumière les richesses cachées de tous les esprits.

L’ouvrage de M. Lachelier sur le fondement de l’induction a précisément pour objet d’élever le monde au sens le plus haut du mot réalité en identifiant les conditions de l’être avec les conditions de la pensée. Si les phénomènes se succédaient sans aucun lien, sans aucun rapport de cause à effet, on pourrait les parcourir dans n’importe quel sens ; ils n’auraient pas de place déterminée et certaine dans le temps ; ils ne seraient que le tourbillonnement insensé d’un rêve. Par l’enchaînement causal, tous les phénomènes se tiennent, et ils forment des séries qui ont une direction déterminée ; on ne les suit pas au hasard ; on les remonte ou on les descend ; ils ont, par là, ce minimum de détermination et de fixité sans lequel il n’y a point d’être, mais seulement l’ombre fuyante de l’être. Mais le monde n’a ainsi qu’un être bien incomplet encore, car tous ces phénomènes n’existent que par le phénomène qui les précède et les produit, c’est-à-dire qu’ils n’existent que par un rapport constant à autre chose qu’eux : leur être leur est donc extérieur ; ce qui existe vraiment, ce n’est pas le phénomène : c’est la série indéfinie des causes et des effets où ce phénomène a sa place ; mais cette série elle-même n’existe que d’une manière toujours incomplète et extérieure ; elle ne s’achève jamais en une cause phénoménale première et en un effet ultime, et jamais non plus elle ne revient sur soi et ne se ramène en cercle pour se saisir et se fixer elle-même en un système clos. C’est une ligne toujours fuyante et qui, n’existant que par le rapport de ses parties, n’existe que par cette fuite éternelle ; toujours elle se prolonge, et toujours elle se perd à l’horizon ambigu de l’être et du non-être. Le monde, réduit à la causalité, n’est qu’un fantôme en marche, condamné à ne jamais s’arrêter, se fixer et se comprendre. Il est donc nécessaire, pour que l’être soit, que ces séries indéfinies de causes et d’effets servent de support, de chaîne et de trame à des systèmes définis, ayant leur fin, c’est-à-dire leur raison en eux-mêmes. Voilà pourquoi il y a dans le monde des organisations ; ou plutôt voilà pourquoi le monde, en toutes ses parties, est organisé, qu’il s’agisse de ces vastes ensembles de mouvements liés entre eux que nous appelons les systèmes stellaires, ou de ces systèmes de forces unies par de secrètes affinités qui constituent une combinaison chimique, ou des organismes vivants, ou enfin de ces hautes consciences qui aspirent à faire entrer l’univers entier dans leur unité. Toutes ces organisations n’existent point en vue d’un fin étrangère ; elles ne servent à rien qu’à elles-mêmes, ou du moins ce n’est point leur essence de servir à autre chose que soi ; elles sont leur but et leur raison à elles-mêmes, et comme elles ne se réalisent point par le concours tout extérieur d’éléments aveugles, mais par une aspiration intime, par un effort obscur ou conscient, mais spontané, vers la beauté et l’indépendance de la forme, elles ont en elles-mêmes non seulement leur fin, mais leur principe ; vraiment, elles sont ; et le monde trouve en elles, dans sa fuite éternelle et vaine, la fixité et l’existence. Ce n’est pas que ces organisations soient isolées les unes des autres et que le monde ne trouve l’être qu’en perdant l’unité, car, d’abord, il n’est pas un seul des phénomènes qui font partie de ces systèmes organisés qui ne fasse partie, en même temps, des séries causales et mécaniques et qui ne se rattache, par elles, à la totalité des phénomènes ; et puis, toutes ces organisations, à des degrés divers et sous des formes diverses, aspirent à la même fin : l’unité, la beauté, la liberté, la joie. Elles sont donc toutes liées entre elles et par le dehors et par le dedans, et par l’enchaînement extérieur et indéfini des séries causales, et par la communauté intime de la même fin supérieure et divine.

Voilà quelles sont, pour le monde, les conditions de l’être ; et il est à peine besoin de marquer que ces conditions de l’être sont en même temps les conditions de la pensée qui ne peut saisir les phénomènes qu’en les enchaînant selon des rapports de cause et d’effet, et qui s’épuiserait à suivre ces séries indéfinies si elle ne rencontrait à chaque pas des systèmes définis, des organisations d’activité spontanée où elle se ranime et se reconnaît elle-même au contact de la vie intérieure et libre, suspendue, par sa fin propre, à l’idéal éternel. Ainsi, tandis que tout à l’heure, à propos de la substantialité des objets, nous nous bornions à dire que l’esprit concourait avec les sens à l’idée de réalité, maintenant, nous avons atteint, guidés par un maître, les hauteurs où la réalité et la pensée ne font qu’un et où le monde est identique à l’esprit. Mais il faut bien se rappeler qu’en nous élevant ainsi vers le sens le plus haut du mot réalité, nous n’avons pas quitté le monde : nous l’avons élevé avec nous et comme nous vers la réalité vraie. Il faut bien se rappeler que c’est pour fonder l’induction, c’est-à-dire l’affirmation des lois générales et constantes que notre expérience bornée ne garantit point et sans lesquelles la pensée la plus vulgaire et l’action la plus familière sont impossibles, que le philosophe a cherché ce qu’était la réalité du monde. C’est pour nous permettre d’affirmer sans folie que le soleil se lèvera demain et qu’au printemps prochain les arbres fleuriront qu’il a montré que le monde, pour être réel, devait non seulement être soumis à l’enchaînement causal, mais encore être organisé en systèmes relativement fixes : en sorte que notre vie même, faite de prévisions et d’anticipations, a la métaphysique pour base. Et en fait, cette métaphysique soutient, qu’ils le sachent ou non, tous ceux qui induisent.

À vrai dire, il me semble que M. Lachelier, après avoir établi les fondements métaphysiques de l’induction, n’a pas assez nettement expliqué comment la pratique de l’induction s’y appuyait. La question précise, qui est à résoudre, est celle-ci : il ne suffit pas que dans le monde il y ait des lois ; il faut que ces lois puissent être constatées : et pour cela il est nécessaire qu’elles puissent produire leurs effets avec une certaine fréquence et une certaine suite : il est nécessaire dès lors qu’elles ne soient pas immédiatement contrariées par d’autres lois. C’est une loi que la terre en tournant retrouve périodiquement le soleil ; mais nous conjecturons que c’est une loi parce que le phénomène s’est reproduit avec une régularité saisissable. Si d’autres lois inconnues de nous avaient bouleversé sans cesse le mouvement des planètes et des soleils, nous ne pourrions dire avec quelques vraisemblance que le soleil se lèvera demain. La loi existerait pourtant tout de même, en ce sens qu’une force déterminée et constante tendrait à produire le retour de l’aurore ; mais cette loi contrariée et dissimulée par l’effet d’autres lois ignorées serait pour nous comme si elle n’était pas. De même la force de la pesanteur agit sur tous les objets situés dans notre sphère d’attraction suivant une loi. Mais si d’autres lois inconnues contrariaient l’action de la pesanteur, les corps abandonnés à eux-mêmes tantôt tomberaient, tantôt ne tomberaient pas, ou tomberaient avec des vitesses et des directions absolument variables : certes il n’y aurait point alors de hasard dans les choses, mais il y aurait hasard pour notre esprit. Qu’est-ce d’ailleurs que le hasard ? Ce n’est pas l’absence de toute loi, mais la confusion inextricable des effets produits par des lois multiples. Nous vivons en partie dans la région du hasard, en partie dans le monde des lois ; comment se fait-il que la région du hasard ne s’étende pas pour nous à l’univers entier ? Comment se fait-il qu’il y ait des lois assez fixes et assez simples pour que nous puissions les saisir ? La réponse de M. Lachelier est décisive : le monde n’est pas s’il n’est pas organisé ; or qui dit organisation dit une forme existant pour elle-même et par elle-même, capable par conséquent de se subordonner, au moins un moment, les éléments qu’elle enveloppe. Voici le système solaire : il est constitué par certaines relations fondamentales entre un soleil central et des planètes qui circulent autour de ce soleil ; s’il suffisait du changement le plus léger dans l’état d’une planète, passant, par exemple, de l’état gazeux à l’état solide ou se refroidissant graduellement, pour rompre les relations de mouvement des planètes et du soleil, le système solaire ne serait plus un système, il ne serait plus une organisation, une forme : il serait un fait brut et précaire perdu dans l’immense série insignifiante des faits. Pour que l’ordre de la finalité ne se confonde pas avec l’ordre mécanique, il ne faut pas qu’un seul changement dans l’ordre mécanique suffise à renverser un système de fins. Voilà un arbre, il a la vie et un certain type, une certaine forme de vie, mais si, pour garder la vie et son type de vie, il était astreint mathématiquement à tel nombre, à telle grandeur, à tel poids de ses feuilles et de ses fleurs, il n’existerait plus comme arbre, il serait à la merci de ses éléments et du moindre de ses éléments et de la moindre variation quantitative dans le moindre de ses éléments ; il ne serait plus une forme, il rentrerait dans le chaos du mécanisme et du hasard. Ainsi la forme, l’organisation est de l’essence même de l’être, et il est de l’essence même de la forme de s’affirmer persistante dans les variations suffisamment libres de ses éléments, c’est-à-dire, en somme, de durer. Toute forme, par essence, est durable, c’est-à-dire que l’on peut constater des agitations et des variations multiples des éléments qu’elle se subordonne sans qu’elle-même soit altérée ; donc la fixité relative des systèmes et des formes, qui permet l’induction, tient à la racine même de l’être, et il est impossible que l’apparence du hasard envahisse, pour l’esprit qui observe, tout l’univers, car il suffit que l’esprit puisse percevoir et des changements dans les éléments informés et la permanence d’une certaine forme. Il suffit donc que l’esprit puisse durer assez pour que la permanence de la forme et de la loi se révèle à lui dans les phénomènes changeants. Or, si un minimum de temps était nécessaire à la manifestation d’une forme ou d’une loi, il se pourrait que bien des consciences ayant une durée inférieure à cette durée minimum, fussent hors d’état, entre leur apparition et leur disparition, de surprendre une seule loi, de démêler une seule forme. Mais le temps appartient à l’ordre de la quantité, il est homogène, continu, indéfiniment divisible ; et l’évolution du monde soumise à la loi du temps est continue aussi et indéfiniment divisible ; c’est-à-dire que dans tout moment de l’univers, si petit soit-il, on peut saisir une multiplicité de phénomènes successifs en qui se manifeste une loi. Et si éphémères que soient les consciences, elles sont toujours en rapport avec des formes et des lois. De même, si longue et si lente que l’on suppose la vie d’une conscience, elle trouvera toujours dans l’univers des lois. Car le monde n’est pas formé par des périodes successives, closes, indépendantes les unes des autres, étrangères les unes aux autres. Tout moment de la durée retentit à l’infini dans les moments ultérieurs, et l’esprit, en franchissant les siècles d’un bond, retrouve la suite intelligible de ce qu’il a quitté. Ainsi, que l’esprit soit éphémère et rapide comme une vibration lumineuse, qu’il soit durable el lent comme une évolution stellaire, qu’une conscience soit rythmée dans ses opérations par les battements d’ailes du moucheron, ou par les grandes périodes sidérales, toujours elle a devant elle des formes et des lois. Mais qu’est-ce à dire ? C’est que, sans la continuité da temps, il se pourrait que des esprits ne connussent dans le monde ni formes ni lois, et que toute leur vie se perdît dans des intervalles de hasard absolu. Donc si le monde est intelligible, et par là réel, ce n’est pas seulement parce que tous les phénomènes en sont liés par des relations causales, et ordonnés en systèmes de fins comme M. Lachelier l’indique ; c’est aussi parce que le monde participe dans la continuité de l’espace et du temps à la continuité absolue de l’être indéterminé et homogène. La détermination ne suffit donc pas à constituer la réalité du monde, il lui faut encore, si je puis dire, l’indétermination absolue ; la liaison, l’harmonie, l’acte ne suffisent point à donner la réalité au monde : il y faut encore la continuité absolue de l’être considéré comme puissance indéfinie. Le monde, pour être réel, doit participer non seulement de l’être en-acte, mais de l’être en puissance. C’est par la puissance indéfinie, homogène et continue de l’être que tout esprit, quel qu’il soit, peut trouver à tel moment de la durée, quel qu’il soit, des phénomènes et des lois, des éléments et des formes. De plus, la permanence même d’une forme n’est possible que parce que la puissance même de l’être est toujours mêlée à toutes ses activités, à toutes ses déterminations. Si chacun des éléments qui entrent dans un organisme vivant s’épuisait dans un acte déterminé, il devrait, sous peine de destruction totale, persister immuablement dans cet acte, il y serait comme figé. Dès lors la forme de l’être vivant ou de l’individu chimique ne serait plus que le total rigide d’éléments rigides. Elle ne serait plus une forme, elle ne serait qu’une somme ; car pour qu’il y ait forme, unité vraie, il faut que tous les éléments vivent d’une vie propre et en même temps aspirent à l’harmonie de la forme et à l’unité du type. Il faut donc qu’en tout élément, il y ait, outre son activité propre, un fonds d’être et, si je puis dire, une réserve d’aspirations tendant vers la forme ; il faut donc que, dans tout élément d’activité finie, il y ait de l’être et toujours de l’être à l’infini. Car il n’y a rien qui limite et mesure a priori l’aspiration des éléments de l’univers vers une forme toujours plus belle et une unité toujours plus vaste.

Enfin, aucune forme ne pourrait subsister si l’univers était partout également différencié et s’il n’y avait pas, jusque dans l’ordre physique, des milieux relativement homogènes et immuables qui représentent, pour ainsi dire, l’indétermination de l’être. C’est ainsi que tous les organismes terrestres se développent dans une atmosphère qui, chimiquement, ne varie guère sur toute la surface de la planète. C’est ainsi que les fonctions vitales, spéciales à l’être vivant, ont pour base des lois physiques et chimiques qui sont communes au monde organique et au monde inorganique. De même et surtout les astres se meuvent dans un milieu illimité et sans doute homogène, l’éther, qui n’oppose aux évolutions stellaires et aux lois mathématiques de ces évolutions aucune résistance ou qui du moins ne les trouble par aucune diversité. On peut donc dire que les planètes et les soleils se meuvent dans l’être, dans l’indétermination de l’être, et que la haute détermination mathématique des mouvements sidéraux n’est possible que par l’indétermination de l’être considéré comme pure puissance et neutre comme l’espace. Ainsi, la précision de la forme a pour base l’indétermination de la quantité, et l’activité de l’être ne peut s’exercer selon des lois et s’ordonner selon des formes stables que dans la puissance pure de l’être, exprimée par des milieux physiques homogènes et relativement indéterminés. Il me semble que, dans le fondement de l’induction, M. Lachelier n’a point assez marqué que l’indétermination même de l’être considéré comme puissance est une condition nécessaire de la réalité, telle qu’il l’entend, c’est-à-dire de la détermination. Ce n’est pas que je veuille dériver la forme de la matière, la qualité de la quantité, l’acte de la puissance. Quand Spencer affirme que la loi de l’univers est le passage de l’homogène à l’hétérogène, il a raison, sans doute, s’il se borne à constater un fait. Mais s’il prétend formuler une explication métaphysique du monde, il se trompe, car le milieu homogène n’existe qu’en vue de l’organisme précis et différencié, et la puissance pure de l’être indéterminé ne se déploie que pour donner aux êtres déterminés une base durable ou même la possibilité d’une base éternelle. Mais si l’être, comme être, comme puissance indéterminée, concourt à la stabilité des formes et des systèmes, c’est une raison de plus pour faire entrer l’être comme puissance dans la constitution et la définition de la réalité. Ainsi, le problème de la réalité devient le problème de l’être qui est le problème dernier, et pour savoir en quel sens et dans quelle mesure le monde est réel, il faut savoir ce qu’est l’être, et comment le monde participe soit à l’être en acte, soit à l’être en puissance ; car nous n’abordons pas le problème de l’être sans un commencement de solution, et nous savons déjà, par l’analyse même de la réalité et de ses conditions, que l’être doit être considéré et en acte et en puissance. Il n’y a réalité que là où il y a détermination, unité et effort vers l’unité ; c’est l’être en acte. Mais aussi cette détermination n’est possible qu’avec un fond d’être indéterminé : c’est l’être en puissance. Si l’on veut bien y prendre garde, notre conception ou notre sentiment de la réalité n’est pas le même selon que nous constatons surtout dans le monde l’être en acte ou l’être en puissance. Pour qu’un fait soit réel à nos yeux, d’une réalité pleine, il faut que ce fait ait, pour nous, sa place déterminée et intelligible dans un ensemble solidaire de faits ; il faut qu’il concoure, avec tous les autres faits de l’univers, à une fin idéale, et qu’il ait ainsi son rôle dans l’immense harmonie du tout. Cela donc seul est réel en ce sens qui est à la fois logique et agissant ; et ici, la réalité n’est que la raison agissante, c’est-à-dire l’absolu vivant, c’est-à-dire l’être en acte. Mais il y a un sens plus vague, plus diffus du mot réalité. Les visions incohérentes du rêve ne sont point réelles au sens le plus strict du mot, mais elles ne sont point non plus le néant ; elles attestent, en dehors de toute liaison intelligible et de toute cohésion rationnelle avec l’ensemble des faits, la prodigieuse puissance d’invention qui sommeille au fond de l’être, cette vague aptitude à toutes les formes que possède l’infini et qui, déterminée selon la raison, devient la réalité sublime de l’univers, infiniment variée et infiniment harmonieuse. Bien souvent, dans la contemplation et la rêverie, nous jouissons de l’univers sans lui demander ses comptes ; nous aspirons la vie enivrante de la terre avec une irréflexion absolue, et la nuit étoilée et grandiose n’est plus bientôt, pour notre âme qui s’élève, une nuit dans la chaîne des nuits. Elle ne porte aucune date ; elle n’éveille aucun souvenir ; elle ne se rattache à aucune pensée ; on dirait qu’elle est, au-dessus même de la raison, la manifestation de l’éternel. Nous ne nous demandons plus si elle est une réalité ou un rêve, car c’est une réalité si étrangère à notre action individuelle et à notre existence mesquine, qu’elle est, pour nous, comme un rêve, et c’est un songe si plein d’émotion délicieuse, qu’il est l’équivalent de la réalité. M. Lachelier, en réduisant toute la réalité à la détermination stricte, exclut de la conscience humaine cette sorte de panthéisme flottant pour qui les choses sont parce qu’elles sont et sans produire leurs titres. Il serait funeste de s’y abandonner ; il serait fâcheux de ne le point connaître, car, s’il est bon, s’il est nécessaire de ramener sans cesse le monde à la raison et de vivre dans l’univers comme dans un vivant système où chacun a sa fonction, il est bon aussi de se retremper parfois aux puissances vagues et illimitées de l’être et de descendre dans le chaos fécond des cosmogonies antiques. Donc, pour épuiser toute la notion pratique ou poétique qu’ont les hommes de la réalité et pour que notre idée de l’être ait toute l’étendue de la réalité, il faut reconnaître dans l’être l’acte et la puissance ; et pour que le monde soit réel, pour qu’il soit, il faut qu’il participe à la fois de l’activité infinie et de la puissance infinie de l’être. Et, par suite, nous ne pourrons expliquer les diverses manifestations de l’univers sensible, l’espace, le mouvement, la lumière, le son, etc., et en démontrer la réalité qu’en cherchant leurs rapports, soit à l’activité, soit à la puissance de l’être. M. Lachelier a bien senti que ses recherches sur le fondement de l’induction ne suffisaient pas et que le problème de la réalité tel qu’il l’avait posé aboutissait nécessairement au problème de l’être. Voilà pourquoi, dans une étude plus récente sur la psychologie et la métaphysique, il a tenté une déduction a priori du système des choses, en partant de l’idée d’être et de la seule idée d’être. C’est une des plus belles tentatives de la pensée humaine dans notre siècle ; mais il me semble que le procédé de M. Lachelier dans cette déduction est arbitraire. Préoccupé, avant tout, d’écarter la vieille notion morte de substance, de chose^ et de ramener la réalité à l’ordre, à la finalité, à la raison, ce n’est point dans l’être même qu’il se transporte d’abord, mais dans l’idée d’être ; il construit la logique de l’être bien plus que la métaphysique de l’être. Il est bien vrai qu’à ces hauteurs, l’idée et la réalité, la logique et !a métaphysique se confondent ; mais, pour pouvoir les confondre, il faut avoir eu d’abord le droit de les distinguer. Or, quand on se transporte dans l’être, la dualité de la pensée et de l’être disparaît d’emblée, et il n’est pas possible de les identifier par un effort ultérieur, car cet effort suppose une distinction première qui n’est pas. Dès que nous pensons l’être en tant qu’être, dans sa plénitude et son unité, notre pensée n’est plus distincte de l’être ; elle est présente à l’être comme une lumière intérieure et indiscernable. M. Lachelier dit : « Essayons donc de montrer comment l’idée de l’être ou de la vérité se produit logiquement elle-même. Supposons que nous ne sachions pas encore si cette idée existe ; nous savons du moins dans cette hypothèse qu’il est vrai ou qu’elle existe ou qu’elle n’existe pas. Quelque chose est donc déjà pensé par nous comme vrai et comme existant. Mais dire que quelque chose est pensé comme existant, c’est dire qu’il y a une idée de l’être, et dire que quelque chose est pensé comme vrai, c’est dire qu’il y a une idée de la vérité. Ainsi, l’idée de l’être considéré comme contenu de la pensée a pour antécédent et pour garantie l’idée de l’être considéré comme forme de cette même pensée. Dira-t-on que l’idée de l’être considéré comme forme de la pensée aurait elle-même besoin d’être garantie par une forme antérieure ? Soit, et c’est précisément ce qui a lieu ; car cette idée, dont l’existence est maintenant en question, descend par cela même au rang d’objet et de contenu de la pensée. Et ce nouveau contenu trouve aussitôt sa garantie dans une nouvelle forme, puisque, soit qu’il existe, soit qu’il n’existe pas, il est vrai, encore une fois, qu’il existe ou qu’il n’existe pas. L’idée de l’être se déduit donc d’elle-même, non pas une fois, mais autant de fois que l’on veut ou à l’infini : elle se produit donc et se garantit absolument elle-même. L’être est, pourrions-nous dire encore, mais en allant dans cette proposition, contrairement à l’interprétation ordinaire, de l’attribut au sujet, car la pensée commence par poser sa propre forme, c’est-à-dire l’être comme attribut. Mais un attribut peut toujours être pris pour sujet de lui-même, et à tout ce qui est, fût-ce au non-être, nous pouvons donner le nom d’être. Donc, l’être est.

« Cette idée de l’être dont nous venons d’établir l’existence paraîtra probablement bien vide. Elle n’est, en effet, que l’idée même de l’existence ou la forme générale de l’affirmation ; elle n’a qu’un seul caractère positif qui est de se déterminer elle-même. Elle suffit cependant, grâce à ce caractère, pour rendre compte de deux éléments de la conscience sensible dans lesquels elle se réfléchit en quelque sorte et auxquels elle confère par cela même une valeur objective. Elle se détermine elle-même ; elle est donc à la fois antérieure et postérieure à elle-même ; elle doit donc être figurée dans la conscience sensible par une forme vide de l’antériorité et de la postériorité. Et cette forme n’est autre que la première dimension de l’étendue ou la longueur. De plus, elle va, par une sorte de mouvement logique d’elle-même, en tant qu’antérieure, à elle-même en tant que postérieure. Il doit donc y avoir aussi dans la conscience sensible un passage purement formel de l’avant à l’après ou une appréhension successive de la longueur, et ce passage ou cette succession est le temps. Mais l’idée de l’être se transforme elle-même au contact de son propre symbole, et tandis qu’elle n’était d’abord que nécessité logique, détermination du même par le même, elle devient, en s’appliquant à l’étendue et au successif, détermination de l’homogène par l’homogène, nécessité mécanique, en un mot, causalité. La causalité, voilà, en définitive, l’être idéal ; le schême pur de la causalité, la ligne invisible décrite par le temps, voilà l’être réel ou le monde. Tout le reste doit être tenu par nous pour une illusion et pour un rêve. »

J’arrête là cette déduction de M. Lachelier où l’on reconnaît aisément la grandeur subtile des discussions éléatiques. Elle se poursuit par un enrichissement progressif de l’idée d’être ; mais ce que j’en ai cité suffit pour marquer le point où nous sommes et pour permettre la discussion. Le problème de la réalité a abouti au problème de l’être, et de même que, pour M. Lachelier, c’est l’intelligibilité qui fait la réalité, de même, pour lui, c’est la vérité qui fonde l’être.

Il n’affirme pas d’abord l’être ; il prend pour point de départ l’idée de l’être, et cette idée d’être, il ne dit point immédiatement qu’elle est ; il dit : Il est vrai ou qu’elle est ou qu’elle n’est pas ; et puisque je puis penser quelque chose comme existant même par hypothèse, l’idée de l’être est. Mais je suis passé par la vérité pour aller à l’être. Il n’est donc pas à craindre que jamais la réalité puisse s’imposer à nous à l’état brut ; jamais, dans l’histoire éternelle du monde, il ne suffira aux faits de dire : je suis, pour être. Jamais le monde ne pourra tomber à l’état de fait, puisque l’être même est précédé et comme suscité par la vérité. Mais est-il donc nécessaire, pour soumettre le fait à l’idée, la réalité à la raison, l’être à la vérité, de réduire ainsi le monde à la sécheresse d’une construction logique ? N’y a-t-il point quelque artifice à déduire ainsi l’existence de l’idée d’être ? Car d’abord, pour pouvoir passer de l’idée d’être à l’existence de l’idée d’être, encore faudrait-il qu’il fût possible à la pensée la plus subtile de distinguer l’idée d’être et l’existence de l’idée d’être. Or, il est impossible même de distinguer l’existence de l’idée d’être, et l’idée d’être. De plus, pour pouvoir dire : il est vrai que l’idée d’être est ou n’est pas, encore faut-il que l’idée d’être soit déjà ; car l’affirmation il est vrai ne peut pas porter sur le néant et tomber éternellement dans le vide. Il est donc aussi naturel de déclarer l’idée d’être la condition de l’idée de vérité que d’arriver à l’existence de l’idée d’être par l’idée de vérité. Je crois que la simple formule immédiate : « L’être est », est à la fois plus vraie et plus religieuse que la déduction de M. Lachelier. Elle est plus religieuse parce qu’elle émeut à la fois dans un mystérieux unisson toutes les puissances de l’esprit et de l’âme, qui toutes ont rapport à l’être et qui n’attendent pas, pour s’exalter, d’en avoir reçu congé d’un artifice logique. Elle est plus vraie parce qu’elle ne dissocie pas même momentanément la vérité et l’être, qui ne peuvent se déduire l’un de l’autre justement parce qu’ils ne font qu’un. Je sais bien que dans cette formule : « l’être est », il y a, au moins en apparence, un sujet et un attribut, et qu’il y a là, par conséquent, la constatation d’une sorte de logique primordiale que le philosophe a le droit de développer en longues déductions ; mais cela prouve simplement qu’il y a entre la pensée et l’être une telle identité première, que l’être ne peut s’affirmer même immédiatement sans prendre la forme de la pensée. Et comme, d’autre part, la pensée ne peut s’exercer sans l’idée d’être, c’est-à-dire sans l’être, je ne vois dans la formule : « l’être est », malgré son apparence logique, qu’une raison nouvelle de ne point tenter de la vérité à l’être une dérivation logique. D’ailleurs, dans cette proposition : l’être est, il nous paraît absolument impossible de marquer la valeur respective de l’attribut et du sujet. On peut aller aussi bien de l’attribut au sujet que du sujet à l’attribut. L’être est : pourquoi est-il ? Parce qu’il est l’être. Pourquoi l’être est-il ? Parce qu’il est. Il y a génération réciproque et éternelle du sujet et de l’attribut. Ainsi, quand nous écartons comme vaines toutes les distinctions et déductions logiques de la vérité et de l’être, nous ne prétendons pas réduire l’être à un fait brut, et en exclure la raison. Bien au contraire, car la raison est intérieure à l’être, et l’être est identique à la raison. Nous aussi, nous disons, avec M. Lachelier, que l’être se légitime et se garantit lui-même à l’infini, ou, plutôt, nous disons de l’être ce qu’il dit de l’idée d’être, et nous traduisons sa logique métaphysique en métaphysique immédiate et religieuse.

L’être est parce qu’il est, et ainsi à l’infini. Ainsi l’être se crée éternellement lui-même. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il est éternellement pour lui-même tout à la fois activité infinie et possibilité infinie. Pour qu’il soit possible, il faut qu’il soit ; pour qu’il soit, il faut qu’il soit possible. En lui donc la réalité et la possibilité, l’acte et la puissance ne font qu’un. Mais comme c’est parce qu’il est, en effet, l’être que cette confusion de l’acte et de la puissance est possible, c’est encore l’acte qui est premier ; et voilà pourquoi Dieu est supérieur au monde, tout en étant en un sens le monde lui-même. Dieu ou l’être étant à la fois, et dans une indestructible unité, acte et puissance, c’est bien, comme nous le disions, par le rapport des manifestations du monde à l’acte ou à la puissance de l’être que ces manifestations seront légitimes et réelles. Ainsi l’espace, qui n’a ni forme ni direction, mais qui est susceptible de toutes les formes et peut être parcouru dans toutes les directions, exprime la puissance pure de l’être indéterminé. Le mouvement étant la réalisation de l’acte dans la puissance, doit participer à la fois de la détermination de l’acte et de l’indétermination de la puissance. Voilà pourquoi il se traduit dans la ligne. La ligne du mouvement est continue, homogène, indéfiniment divisible comme la puissance de l’être. Et en même temps elle constitue un choix exclusif entre toutes les directions possibles de l’espace. Ainsi la ligne étendue en longueur, mais n’ayant ni largeur ni profondeur, n’est pas une abstraction ou une fiction géométrique. Elle est étendue en longueur, parce que l’activité qui se manifeste par le mouvement n’est pas une activité pure : elle se développe dans la quantité, c’est-à-dire dans l’être indéterminé et en puissance ; et elle reste en contact avec la quantité et la puissance par une des dimensions de l’étendue, la longueur. Mais en même temps, comme cette activité du mouvement se développe suivant une loi et vers un but, comme elle est déterminée en direction, elle échappe à l’indétermination absolue de l’espace et elle n’a qu’une dimension, et même, comme elle n’est en contact avec l’espace que dans sa longueur, c’est-à-dire dans sa direction même, c’est-à-dire dans sa détermination, la ligne semble réaliser la détermination absolue dans l’absolue indétermination de l’espace. Voilà pourquoi tout mouvement, c’est-à-dire toute activité, peut se traduire par une ligne, et le mouvement même du monde en son entier peut se ramener à une ligne idéale, à cette ligne invisible décrite par le temps, dont parle M. Lachelier.

Sans doute, la surface est, en un sens, plus réelle que la ligne, et le volume plus réel que la surface ; car, par la surface et le volume, l’indétermination absolue de l’être, exprimée par l’indétermination absolue de l’espace, entre continuellement sous la détermination de la forme et de la loi. Mais il faut bien observer que la surface en tant que surface et le volume en tant que volume ne sont que quantité, c’est-à-dire indétermination. Ce qui les détermine, c’est la loi suivant laquelle une ligne les a engendrés ; en sorte que la ligne, symbole figé du mouvement, reste la détermination suprême. Cela explique son caractère à la fois réel et idéal, ou, plutôt, sensible et métaphysique. Lorsque nous voyons le contour d’un objet ou l’arête vive qui le termine, il nous semble que la ligne est quelque chose de réel et de palpable ; et en même temps nous savons bien qu’échappant à l’étendue dans le sens de la largeur et de la profondeur, elle ne peut pas être appréhendée par nous ; elle a ainsi une sorte d’être ambigu et irritant entre la réalité physique et l’idéalité mathématique. C’est qu’elle est une détermination, c’est-à-dire une activité idéale et purement intelligible, et qu’en même temps, étant unie dans le sens de la longueur à l’indétermination de la quantité, elle peut envelopper la quantité indéterminée avec sa détermination propre, et créer dans l’espace, sous la forme d’un volume, l’apparence concrète d’un objet sensible. Si l’activité déterminée du mouvement et la ligne qui exprime sa détermination peuvent s’unir ainsi à l’espace, à la quantité pure, à l’indétermination de la puissance et se les approprier graduellement, c’est que, dans l’être absolu, l’acte pénètre éternellement la puissance par cette sorte de génération intérieure que nous avons indiquée plus haut. Il n’y a point, dans l’être absolu, des puissances qui ne soient point pénétrées par l’acte. L’acte infini est adéquat à la puissance infinie qui lui est adéquate. Et voilà pourquoi l’espace, dans son indétermination absolue où se traduit la puissance de l’être, ne peut échapper en aucun sens aux prises du mouvement et de la ligne où se traduit l’activité de l’être.

Quand on s’étonne que l’espace n’ait que trois dimensions on pose par là même en principe qu’il en devrait avoir un nombre illimité ; car on s’étonnerait tout aussi bien de tout autre nombre. Or si l’espace avait un nombre indéterminé de directions, il ne serait jamais possible à la ligne, à la forme, de le déterminer tout entier, et il y aurait toujours dans l’être un résidu de puissance que l’acte n’assimilerait pas. Au contraire les trois dimensions s’expliquent et se justifient aisément. Si l’espace se réduisait à une dimension, il se réduirait non seulement à la ligne, mais à une ligne. Toutes les forces du monde, au lieu de s’acheminer librement vers un but idéal, suivraient toutes la même ligne fatale vers un but mathématiquement déterminé. Elles n’auraient d’autre ressource que de rebrousser sur cette ligne en s’éloignant absolument, radicalement du but. Un monde réduit à la ligne serait un monde de contrainte théologique où il n’y aurait de choix qu’entre l’esclavage du bien et la révolte radicale, le mal absolu. La ligne sans largeur ni profondeur ne représenterait que la sécheresse d’un dogmatisme intolérant. Il ne faut donc pas que la ligne idéale suivie par l’univers puisse jamais se confondre avec une ligne mathématique quelconque et que la loi vivante d’harmonie, d’amour réciproque, de vérité et de bonté puisse être figurée par un tracé géométrique. Il faut pour cela que les êtres puissent s’échapper en des directions innombrables et que l’axe du monde ne soit que la résultante idéale et oscillante de libres et innombrables mouvements. Donc il faut qu’en tout point d’une ligne quelconque toute force parvenue à ce point puisse sortir de cette ligne et la couper de façon à s’en éloigner le plus possible. Or la perpendiculaire à une droite est la ligne qui s’incline le moins sur cette droite, qui fait le moins amitié avec elle en deçà ou au delà de leur point d’intersection. Il faut donc qu’en un point quelconque d’une ligne toute force puisse s’échapper suivant la perpendiculaire ou plutôt suivant une perpendiculaire, car si elle n’avait le choix qu’entre la ligne première et une autre ligne perpendiculaire à celle-ci mais arbitrairement imposée, il n’y aurait pas liberté non plus : il n’y aurait pas activité véritable. C’est dire que d’un point donné d’une ligne, des perpendiculaires en nombre illimité doivent pouvoir être menées à cette ligne. Or cet ensemble de perpendiculaires à une droite en un point, c’est un plan. Nous avons donc un plan perpendiculaire à une droite, c’est-à-dire les trois dimensions de l’espace, et ces trois dimensions sont nécessaires et suffisantes, car elles expriment dans l’ordre de la quantité extensive la liberté infinie de l’activité infinie. Par un même point, des lignes innombrables peuvent être menées, et en chacun des points de chacune de ces lignes les forces de l’univers peuvent s’engager dans une infinité de directions aussi distinctes que possible de la première, c’est-à-dire perpendiculaires à celle-ci. Ainsi la sublime géométrie de l’espace exprime et permet une infinie liberté, et il lui suffit pour cela des trois dimensions, c’est-à-dire que la pure puissance de l’être et de la quantité, sans rien perdre de son infinité, est soumise à une détermination absolue et passe tout entière sous la loi de la forme. C’est ce qui fait la beauté du volume lequel enveloppe la quantité indéterminée et infinie dans des limites définies, et la beauté par excellence de la sphère en qui tous les points de la quantité indéfinie, soumis à des relations définies et intelligibles, participent de la détermination absolue. La sphère c’est l’espace, c’est-à-dire l’infinie puissance de l’être, soumis par la riche simplicité de rapports harmonieux à l’absolue perfection de la forme et de la loi. Il ne faut donc pas confondre l’infini avec l’indéterminé et l’inconnaissable, puisque, dans l’ordre de la grandeur, il suffit de trois perpendiculaires pour déterminer l’infini sans l’altérer. Ce qui fait le mystère religieux de l’espace, ce n’est donc pas qu’il y subsiste ou qu’il y puisse subsister des dimensions inconnues, c’est, au contraire, qu’il résume en trois déterminations l’infinie puissance et liberté de l’être, et qu’il exprime si bien, par la détermination absolue de la puissance absolue, la pénétration, en Dieu ou, si l’on veut, dans l’être, de la puissance infinie et de l’acte infini. Donc nous sommes conduits invinciblement à considérer dans l’être l’acte et la puissance, non seulement parce que l’analyse même de l’idée de réalité nous a paru impliquer la puissance et l’acte et leur union, mais encore parce que l’être, ainsi compris, nous permet une première déduction de l’univers. Si nous avons suivi M. Lachelier, en le discutant, dans la justification qu’il a essayée de l’être, dans la déduction qu’il a tentée de l’étendue et de la ligne, ce n’est pas pour ébaucher en quelques mots présomptueux un système de l’être et du monde. Non, mais ayant amené le problème de la réalité du monde au problème de l’être, nous avons voulu opposer d’emblée à sa logique métaphysique de l’être la métaphysique immédiate de l’être. Ce n’est pas l’idée de la vérité ou l’idée de l’être que nous posons tout d’abord : c’est l’être lui-même, identique à la pensée et inséparable d’elle ; c’est l’être qui, s’affirmant éternellement lui-même et étant à lui-même sa propre possibilité, est à la fois puissance et acte. Comme activité absolue il est en même temps l’unité absolue, car il doit avoir en lui-même sa propre fin. Dès lors l’univers sera soumis à une loi suprême d’unité, mais en même temps l’être étant la puissance absolue, c’est-à-dire l’absolue indétermination, cette unité sera dans le monde indéfiniment dispersée. Mais l’acte infini pénétrant à fond la puissance infinie il n’y aura pas un seul élément dans le monde qui n’aspire à l’unité, c’est-à-dire à la plénitude de la réalité. Et toutes les fonctions, toutes les manifestations du monde, l’espace, le mouvement, la lumière, le son, l’individualité, la conscience exprimeront de façons diverses l’unité de l’être, son activité, la possibilité infinie qui est en lui et l’aspiration de toutes ses puissances vagues vers la suprême unité. Dès lors il ne pourra plus être question de subjectivisme ; on ne pourra plus se demander si le monde n’est qu’un fantôme de la conscience humaine, car l’être s’affirme et se garantit infiniment lui-même ; et il ne peut être le vain reflet de la pensée puisque, en s’affirmant et se garantissant lui-même, il se confond avec elle. Et rien dans le monde, pas même les sensations de l’homme, ne sera subjectivité pure ; car rien n’est en dehors de l’être, et tout participant à l’être est à la fois réel et intelligible comme lui. Le monde, pour échapper à l’idéalisme subjectif, n’a donc, comme Diogène, qu’à marcher, car toutes ses démarches nécessairement révèlent l’être. Et nous, pour réfuter l’idéalisme subjectif, nous n’aurions qu’à suivre le monde dans.a marche, c’est-à-dire qu’à montrer comment l’être, tel que nous l’avons compris, se développe et se manifeste dans le monde. C’est là ce qu’a fait Hegel qui, pour arracher son temps à ce qu’il appelle la maladie du subjectivisme, maladie poussée jusqu’au désespoir, s’est transporté d’emblée dans l’être et a déduit l’univers. C’est ce que fait aussi M. Lachelier qui défend l’univers du subjectivisme en le construisant. Et, à vrai dire, c’est la méthode souveraine. Mais il n’est point interdit, ou plutôt il reste nécessaire de discuter directement les thèses de l’idéalisme subjectif. Le rêve nous donne l’illusion de la réalité, et il y a là certainement quelque chose qui trouble l’esprit. De plus, dans le rêve, l’hallucination, la spontanéité cérébrale apparaît très grande et l’on peut se demander un moment si la communication de la réalité extérieure et du cerveau est sérieuse, si le cerveau ne transforme pas en mouvements d’un tout autre ordre les mouvements extérieurs dont il est affecté, et si le monde que nous connaissons n’est pas une création cérébrale. Puis la science réduit ou semble réduire toute réalité au mouvement. Ce que nous appelons la lumière, le son, la couleur, la chaleur n’est hors de nous que mouvement ; et il n’y a entre la sensation de lumière et la vibration de l’éther, entre la sensation de son et l’ondulation de l’air aucun rapport intelligible. Dès lors le monde n’est-il pas une fiction dans ce qu’il y a de plus vivant en apparence et de plus réel, et toute sa réalité ne se réduit-elle pas à une abstraction mathématique ? Puis, il semble entendu depuis Kant que l’espace même n’est qu’une forme à priori de la sensibilité. Et voilà que même ce monde de la science qui suppose la réalité objective de l’extension et du mouvement semble frappé aussi par la critique de subjectivité. Enfin la conscience même, en tant que conscience, n’est-elle pas la négation de l’être ? Les choses sont parce qu’elles sont perçues ; supprimez la conscience, vous supprimez l’être. Que serait un monde qu’aucun regard ne contemplerait, qu’aucune âme n’aimerait ? mais alors le monde n’existe que dans la conscience et par elle ; et il n’y a d’autre réalité que la conscience elle-même. Sans doute toutes ces difficultés seraient emportées une à une par une déduction métaphysique de l’univers, car cette déduction, montrant ce qu’est le mouvement et la sensation, les réconcilierait. Dérivant l’espace de l’être, elle expliquerait dans quel sens l’espace est réel, et elle mettrait dans une telle lumière les rapports essentiels de la conscience et de l’être, qu’aucune ambiguïté subjectiviste ne subsisterait plus ; mais les objections de l’idéalisme subjectif ne nous surprennent pas toujours en pleine activité métaphysique ; elles viennent nous troubler à l’improviste, si je puis dire, dans le mouvement ordinaire de nos pensées. De plus, il est peut-être au-dessus de nos forces de construire incessamment l’univers pour le défendre. Enfin la philosophie française a débuté ou du moins semble avoir débuté avec Descartes par un acte de subjectivisme ; la conscience du philosophe s’est tout d’abord repliée en elle-même, en supposant un moment la vanité de tout le reste. Il est donc bon et conforme à notre tradition philosophique de se placer au centre même des objections du subjectivisme, au lieu de les éluder par un mouvement supérieur. Mais puisque l’analyse même de la notion de réalité nous a acheminés insensiblement au problème de l’être, nous savons fort bien dès maintenant que nous n’échapperons aux objections captieuses du subjectivisme qu’en nous frayant un chemin vers les sommets de l’être. Voilà pourquoi nous avons voulu gravir tout d’abord les hauteurs d’où le monde apparaît réel et intelligible. Nous ne nous débattrons pas au hasard et sans but contre les subtilités subjectivistes ; c’est vers ces hauteurs métaphysiques que nous nous efforcerons. Et si en discutant directement les thèses du subjectivisme et en y découvrant d’intimes contradictions, nous sommes ramenés vers l’être, nous pourrons enfin jouir tranquillement de la réalité de l’univers, car bien loin de nous troubler dans la possession de la réalité, les objections du subjectivisme, directement combattues, confirmeront cette réalité même. Mais peut-être est-il inutile de nous donner tant de mal. M. Renan nous apprend qu’il a, dès les premiers jours, mis dans un parc de réserve les objections de l’idéalisme subjectif. Pourquoi ne pas faire comme lui ? pourquoi ne pas goûter sans scrupules ni tourments la beauté de l’univers ? À vrai dire il est commode d’enfermer ainsi dans l’outre d’Éole les souffles qui flétrissent l’éclat des fleurs et la splendeur du soleil. Mais qui sait si les doutes ainsi écartés ne reviendront pas soudain nous troubler dans nos joies d’artistes ? Et puis la contemplation artistique du monde est bien vaine et fatigante si elle n’atteint pas une vérité. Quand on renonce à la lutte de la raison avec les choses, on ne tarde pas à glisser dans les puérilités de l’impressionisme. Il semble qu’il y ait en France, depuis deux générations, une sorte d’abandon d’esprit et une diminution de virilité intellectuelle. On veut se plaire aux choses ou aux apparences des choses beaucoup plus que les pénétrer et les conquérir. Dieu, l’univers, l’infini sont devenus des formules littéraires qu’aucune pensée forte ne remplit. Il y a, à l’heure actuelle, comme un réveil de religiosité, on rencontre partout des âmes en peine cherchant une foi, à moins que ce ne soient des plumes en peine cherchant un sujet. On a besoin de croire, paraît-il ; on est fatigué du vide du monde, du néant brutal de la science : et on aspire à croire… quoi ? quelque chose, on ne sait ; et il n’y a presque pas une de ces âmes souffrantes qui ait le courage de chercher la vérité, d’éprouver toutes ses conceptions et de se construire à elle-même, par un incessant labeur, la maison de repos et d’espérance. Aussi on ne voit que des âmes vides qui se penchent sur des âmes vides comme des miroirs sans objet qui se réfléchiraient l’un l’autre. On supplée à la recherche par l’inquiétude ; cela est plus facile et plus distingué. Ou, si l’on a besoin d’une formule, on va la demander pour un moment à quelque mystique du moyen âge, comme ces paresseux imaginatifs qui, n’ayant point la force d’extraire de la terre des richesses nouvelles, essaient de retrouver sous les flots les trésors dormants des antiques naufrages. Quiconque n’a pas une foi ou besoin d’une foi est une âme médiocre ; quiconque a un système ou une doctrine pour appuyer sa foi est un lourd scolastique. De même, dans l’ordre social, on se plaît à parler de justice, à rêver de fraternité humaine, on a pour les humbles d’adorables attitudes de pitié. Mais si l’on se trouve devant les systèmes d’équité que les hommes de volonté et de cœur veulent faire prévaloir, on n’a que dédain pour les chimériques et l’attendrissement se nuance d’ironie ; l’arc-en-ciel mouillé de pleurs envoie dans l’espace ses flèches caustiques. C’est une ère d’impuissance raffinée et de débilité prétentieuse qui ne durera pas ; la conscience humaine a besoin de Dieu et elle saura le saisir malgré les sophistes qui n’en parlent que pour le dérober ; la société humaine a besoin de justice fraternelle et elle saura y parvenir malgré les sceptiques attendris qui ne demandent qu’une chose à la douleur universelle : un reflet de mélancolie douce sur leur propre bonheur. La scolastique prendra sa revanche, si l’on entend par là l’effort de l’esprit et cette netteté d’idées sans laquelle il n’est pas de conduite loyale.