De la réalité du monde sensible/Chapitre II

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Félix Alcan (p. 39-47).

CHAPITRE II

le rêve et le cerveau


En rêve, nous voyons et sentons ce qui n’est pas comme s’il était. Pourquoi, dès lors, ce que nous appelons la réalité ne serait-il pas un rêve ? et qui nous assure, comme dit Descartes, qu’en ce moment même nous ne rêvons pas ? Mais pourquoi donc, à l’état de veille, avons-nous le soupçon que nous pourrions bien rêver ? Parce que nous nous rappelons avoir rêvé et avoir eu en rêve l’impression de la réalité. Ce premier doute implique donc l’existence de la mémoire. Si nous ne nous rappelions pas le passé, si nous ne pouvions pas comparer nos états successifs, si nous vivions uniquement dans l’impression présente, il n’y aurait pour nous ni rêve ni veille, et ces mots mêmes n’auraient pas de sens. Nous ne frappons donc la veille de suspicion provisoire, que parce que de la veille nous nous rappelons le rêve. Le rêve n’a été constaté par nous trompeur et vain que parce qu’il ne concorde pas avec les données d’un autre état, qui est l’état de veille. C’est donc du point de vue de la veille que nous déterminons et que nous jugeons le rêve ; et, bien loin que le rêve puisse, par une contagion logique, étendre à la veille sa vanité, le rêve n’est vain que parce que nous empruntons à la veille notre criterium de la réalité. Il y a donc sophisme à dire : Je rêve peut-être toujours. Car si toujours je rêvais, je ne saurais même pas que je rêve, ni qu’il y a rêve. On peut dire, il est vrai, pour laisser subsister entre la veille et le rêve le minimum de distinction indispensable, tout en les rapprochant le plus possible, que le rêve proprement dit est un rêve incohérent, tandis que l’état de veille est un rêve ordonné. Mais il n’y a là qu’un jeu de mots qui cache encore un sophisme. Car on a l’air de considérer que la liaison logique, l’enchaînement rationnel des événements et des perceptions est un caractère de la réalité extérieur à la réalité elle-même, qu’on peut l’en détacher et l’appliquer au rêve, sans que la réalité devienne le rêve, et le rêve la réalité.

Quand on dit : la réalité peut n’être qu’un rêve où il y a de l’ordre, de la logique, de la raison, de la pensée, on oublie que la raison et la pensée ne sont pas des quantités indifférentes et neutres qu’on puisse glisser dans le monde des apparences, sans l’élever du coup à la pleine réalité. Donc, au fond de ce paradoxe : la veille n’est peut-être qu’un rêve mieux lié, il y a ce postulat : l’enchaînement causal, l’appropriation des moyens aux fins, la liaison logique, la raison, la pensée n’entrent point comme éléments décisifs dans la notion de réalité. Et alors nous avons le droit de demander aux subjectivistes de ce degré : Quel est votre type, quelle est votre mesure de la réalité ? Ah ! je sais bien, nous sommes souvent amenés à dire devant la fragilité et le vide de la vie : La vie n’est qu’un songe ; et nous avons, en pensant ainsi, le sentiment secret d’une réalité plus réelle, plus vraie que cette réalité misérable qui laisse tomber notre cœur avant de l’avoir rempli. Mais que serait donc cette réalité plus réelle, sinon un ordre inconnu de nous, où il y aurait plus de proportion entre nos désirs intimes et les conditions extérieures de notre activité ? où il y aurait, en un mot, plus de logique apparente, d’ordre et de raison ? c’est-à-dire qu’au moment même où notre cœur dénonce la vie comme un rêve, l’idée qu’il se fait de la réalité est prise de la vie elle-même. C’est parce que nous avons constaté dans la vie que la réalité se ramenait à la liaison, à l’ordre, que nous concevons une réalité plus haute par une liaison plus harmonieuse et un ordre plus parfait. Mais c’est bien toujours l’ordre, la liaison, la raison qui restent pour nous, jusque dans les élans les plus aventureux de notre âme, le type même de la réalité. Dès lors, il est enfantin d’assimiler métaphysiquement la veille à un rêve lié, puisque la liaison est, en un sens, la réalité elle-même.

Seulement, dans le rêve, le cerveau témoigne d’une étrange spontanéité : il transforme et déforme tous les éléments de notre expérience ; il associe et dissocie d’une façon tout à fait imprévue, et parfois on dirait qu’il crée un monde nouveau ayant ses habitudes propres, ses lois et ses conditions particulières de fixité. Il est bien vrai qu’il ne crée aucune sensation absolument nouvelle. L’aveugle de naissance ne voit pas en rêve les couleurs que ses yeux n’ont jamais vues. De plus, le rêve ne crée pas les formes de l’espace et du temps. Quand je vois en rêve une prairie illimitée, la prairie est une fiction de mon cerveau ; mais l’espace où cette prairie se déroule existe, du moins à titre de possibilité, dans l’espace réel qu’à l’état de veille nous percevons. Cependant on peut dire, en un sens, qu’il y a dans le rêve création d’espace. Car l’espace est inséparable des sensations qui l’emplissent et le déterminent ; et je ne pourrais déployer nulle part, dans l’espace réel, la prairie de mon rêve, sans déloger les sensations qui occupent la partie d’espace réel que mon rêve vient usurper. Mais ces sensations, ces éléments de réalité ainsi refoulés devraient trouver place ailleurs. Ainsi mon cerveau, en jetant dans le monde un supplément fictif de représentation, est obligé d’y jeter en même temps un supplément d’espace. Il y a donc dans le rêve, à certains égards, création d’espace en même temps que de sensations. De même, s’il n’y a pas dans le rêve création de durée, il y a du moins pour nous création d’une nouvelle mesure de la durée. Car des événements, accomplis dans l’espace d’une seconde, prennent pour nous, quand nous rêvons, des proportions démesurées. Dès lors, voyant le cerveau aussi actif et aussi créateur dans l’état de rêve, on peut se demander s’il n’a pas aussi, dans l’état de veille, une puissance autonome prodigieuse faussant la réalité.

Mais, en fait, le cerveau n’invente rien : il est plongé dans un milieu cosmique animé de mouvements précis, et il est infiniment probable que ces mouvements se propagent avec leur forme propre et leur rythme propre dans la matière cérébrale. Selon la grande hypothèse de l’évolution, le cerveau, c’est-à-dire l’organe spécial de la conscience, ne s’est formé que progressivement. Les différents organes des sens même ne se sont différenciés et précisés que sous l’action des divers mouvements cosmiques. L’être vivant est à l’origine de la vie comme une gelée homogène, et c’est l’action spécifique des ondes sonores et des vibrations lumineuses qui a déterminé peu à peu, dans des organismes de plus en plus compliqués, le sens de l’ouïe et de la vue ; c’est-à-dire que les mouvements qui correspondent au son, à la lumière, ont passé du monde extérieur dans l’organisme et dans le cerveau. Helmholz croit qu’il y a dans l’oreille un certain nombre de diapasons qui vibrent chacun à un son déterminé, et à celui-là seulement ; et nous n’entendons que dans la mesure où les diapasons de l’oreille correspondent aux sons extérieurs. Il y aurait de même dans l’œil, selon Young, des bâtonnets optiques correspondant à des couleurs déterminées, c’est-à-dire à des vibrations déterminées. D’ailleurs, comment imaginer que la matière vivante, éminemment plastique, a pu être soumise, depuis l’origine de la vie, à l’action incessante, mécanique des ondes et des vibrations, sans s’y conformer et s’y adapter ? Les différentes ondes sonores correspondant à l’échelle des sons diffèrent entre elles par leur rapidité. Puisque la conscience perçoit des sons différents, il faut bien que les mouvements cérébraux auxquels correspondent ces sensations différentes soient différents aussi. Il est bien vrai que les mouvements cérébraux correspondant aux sons pourraient différer entre eux, sans être conformes pour cela aux différentes ondes sonores. Mais il est infiniment plus simple d’admettre qu’il y a conformité de ceux-ci à celles-là. Les rapports de sons que nous trouvons agréables et justes correspondent à des rapports numériques simples entre les ondes sonores, et ce n’est point là un rapport accidentel. Il y a évidemment harmonie de la simplicité et de la beauté. Il faut donc que les mouvements cérébraux aient entre eux, comme les ondes sonores, des rapports numériques simples. Il devient de plus en plus vraisemblable que ces rapports sont les mêmes que ceux des ondes sonores extérieures entre elles. De même les couleurs et toutes les nuances des couleurs correspondent à des vibrations différentes de rapidité et de longueur. Lorsque le spectre est étalé, il n’y a pas un seul de ses points qui ne représente pour la conscience une sensation particulière. La conscience suit donc avec une affection étroite toutes les vibrations lumineuses dans leurs transformations. Il faut donc que les mouvements cérébraux soient divers comme les vibrations du spectre, et il faut, en outre, que la diversité des mouvements cérébraux se développe avec une absolue continuité comme la diversité du spectre. Il devient dès lors presque certain que les mouvements cérébraux correspondant à la lumière et aux couleurs ne font que prolonger dans l’organisme les vibrations de l’éther. Ainsi le cerveau est pénétré par l’univers et par les formes précises de mouvements qui animent l’univers. Il est, à vrai dire, une partie de l’univers lui-même ; il est fait de la même étoffe et de la même activité que l’infini cosmique. Et c’est bien la réalité extérieure qu’il exprime par sa propre activité. La conscience liée au cerveau n’est point par lui isolée du monde, mais, au contraire, liée au monde.

Mais si ce n’est pas l’activité propre du cerveau qui fausse notre perception du monde, n’est-ce pas l’activité propre de la conscience ? Car enfin ce par quoi le cerveau et le monde s’harmonisent et se coordonnent, c’est le mouvement ; et le cerveau ne transmet à la conscience que des mouvements. Il semble donc que ce soit la conscience qui ajoute de son propre fonds la sensation, c’est-à-dire la vie même et la réalité joyeuse du monde. Et, en effet, la science nous déclare que hors de nous les sensations ne sont que des mouvements ; elle ne peut connaître qu’en mesurant, et elle ne peut mesurer qu’en ramenant les forces et les manifestations les plus diverses du monde à une commune mesure qui est le mouvement. Ce n’est pas seulement le besoin de précision qu’elle satisfait par là ; c’est aussi et surtout le besoin d’unité le plus profond et le plus noble de l’esprit humain. Aussi, avant même la science, la philosophie éprise d’unité avait-elle pressenti que le mouvement pourrait bien être le fond réel de toute chose. Un point lumineux m’apparaît à distance, évidemment il n’agit pas sur moi à distance ; il doit traverser, pour agir sur moi, l’espace intermédiaire. Mais l’espace intermédiaire n’est pas occupé par des points lumineux ; c’est donc en secret que le point lumineux envoie vers moi sa forme, sa réalité. Or, que peut bien être cette réalité secrète qui vient à moi, sinon une forme invisible du mouvement ? Ainsi la réalité même du visible, c’est le mouvement invisible. Tout est mouvement et n’est que mouvement. La conscience attache à des mouvements différents des sensations différentes ; mais ces sensations n’ont d’autre office que de nous signaler d’abord la diversité des mouvements, et d’en permettre une première mesure expérimentale. Quand cela est fait, quand nous nous trouvons en présence de l’univers grandiose et un qui n’est que mouvement et qui se développe comme un théorème, la vanité de nos sensations désormais inutile disparaît comme écrasée sous la majesté éternelle du mouvement infini. Le monde est sous le rayon de la conscience comme un fleuve obscur sous un rayon de lune. Le rayon, en pénétrant dans les eaux, en dessine les rides, les courants, les tourbillons. Et c’est là pour nous une première idée du fleuve ; mais si l’on veut en avoir une idée vraie, il faut éteindre le rayon de lune et le rayon de conscience et rendre le monde et le fleuve à l’obscurité éternelle de leurs mouvements dirigés par l’aveuglement infaillible des lois. La preuve que la sensation est surérogatoire et vaine, c’est que dans ce monde, où rien ne se perd et rien ne se crée, la sensation se crée. Il y a dans le cerveau des mouvements qui s’accompagnent de sensations ; il n’y a pas un seul mouvement qui se transforme en sensation, qui devienne sensation. Tout mouvement se transforme en un autre mouvement ; la sensation n’est donc qu’une ombre projetée sur la réalité, mais qui ne fait point partie de la réalité.

Je n’ai point à discuter cette conception purement mécanique de l’univers au point de vue religieux et moral. Elle est grande autant que sévère, et si elle écrase nos espérances, elle humilie nos présomptions. Chose étrange, elle attire la conscience humaine par la grandeur même du sacrifice qu’elle exige d’elle, et nous avons je ne sais quelle joie douloureuse à sentir que dans ce qui nous paraît être le plus nous-mêmes, nous ne sommes que néant.

Mais bientôt les protestations s’élèvent de toute part dans l’esprit et le cœur de l’homme. Je ne parle pas ici encore une fois des protestations religieuses et morales. Mais il y a en nous je ne sais quel goût de la vie et de la réalité ; un besoin de croire que la lumière qui nous emplit les yeux et le cœur, que la mélodie qui nous bouleverse l’âme avec délices ne sont pas simplement une formule d’algèbre. Et, par un singulier paradoxe, au moment même où la science prétend réduire la conscience à n’être qu’illusion et néant, la conscience profite pour s’agrandir de toutes les conquêtes de la science sur le passé. La science nous décrit l’état de la terre avant l’apparition de la conscience et même de la vie ; et la conscience se transporte dans ces périodes lointaines où elle n’était pas ; elle se figure, elle voit les premiers continents qui verdissent, et elle recueille la lueur pâle des soleils encore diffus. Elle est comme un astre étrange qui irait dans le passé éclairer les temps qui ont précédé la lumière. Ainsi à propos du monde extérieur, comme à propos de tous les problèmes que se pose l’homme aujourd’hui, éclate le conflit de la conscience et de la science. Résoudre ce conflit à propos du monde extérieur, c’est en préparer la solution pour l’âme, la liberté, le devoir et Dieu. C’est donc avec plus de courage encore que nous poursuivons notre tâche si ingrate en apparence ; et puisque la science interprétée par l’idéalisme subjectif réduit toute la réalité au mouvement, c’est dans l’analyse même de l’idée de mouvement que nous devons chercher la clef du problème.