De la ruine de Rome
Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Raulx, L. Guérin & Cie, (p. 339-344).
CHAPITRE PREMIER.
1. Nous venons d’entendre le prophète Daniel adressant à Dieu sa prière, nous l’avons admiré confessant non-seulement les crimes de son peuple, mais encore ses propres péchés ; méditons un instant ses paroles. En effet, si elles sont la formule d’une ardente prière, elles sont aussi l’expression de l’aveu et de la confession la plus humble. « Pendant que je priais, dit-il, et que je confessais au Seigneur mes péchés et les péchés de mon peuple[1] ». En voyant Daniel confesser ses péchés, qui donc oserait encore se proclamer sans péché ? A l’orgueilleux qui aurait cette témérité, s’adressent ces paroles du prophète Ezéchiel : « Etes-vous donc plus sage que Daniel[2] ? »
Parlant également de trois saints personnages, dans lesquels le Seigneur symbolise les trois classes d’hommes qu’il doit délivrer, quand la suprême tribulation viendra s’abattre sur le genre humain, le même Ezéchiel nous cite Daniel et déclare qu’il n’y aura que trois hommes pour échapper à cette ruine universelle : Noé, Daniel et Job[3]. Il est évident que ces trois nous désignent trois classes d’hommes. En effet, ces trois personnages sont morts depuis longtemps, et ont rendu leur âme à Dieu et leur corps à la terre. Maintenant ils attendent la résurrection et la glorification à la droite de Jésus-Christ, sans avoir à craindre aucune tribulation ni à en espérer aucune délivrance. Comment donc Noé, Daniel et Job seront-ils délivrés de cette tribulation ? Quand le prophète de la résurrection s’exprimait ainsi, Daniel seul était eu vie, car depuis longtemps Noé et Job reposaient du sommeil de la mort à côté de leurs ancêtres. Puisqu’ils étaient délivrés de la chair, quelle tribulation imminente pouvait encore les menacer ? Mais Noé représente les bons pasteur qui dirigent et gouvernent l’Eglise, comme Noé gouvernait l’arche sur les flots du déluge. Daniel est la figure de tous ceux qui pratiquent la sainte continence ; et Job celle de tous les époux qui vivent dans la justice et la sainteté. Telles sont en effet les trois classes d’hommes que Dieu délivre de cette tribulation.
Assurément c’est une grande gloire pour Daniel de se voir nommé avec ces deux saints personnages, et cependant il confesse ses péchés. Devant une telle confession, quel orgueil ne frémirait pas, quelle présomption ne serait pas étouffée, et peut-il y avoir encore place pour l’enflure et la témérité ? Qui se flattera d’avoir le cœur assez pur, qui se glorifiera d’être exempt de péché[4] ?
CHAPITRE II.
Et pourtant voici que des hommes s’étonnent et vont même jusqu’à blasphémer, quand Dieu frappe le genre humain, quand il lui envoie des fléaux pour le punir, prévenant ainsi le jugement par les épreuves, et le plus souvent ne choisissant pas celui qu’il doit frapper, pour ne pas trouver celui qu’il devrait condamner. En effet, il frappe en même temps les justes et les pécheurs ; encore si l’on peut dire de quelqu’un qu’il est juste, quand on entend Daniel confesser ses propres péchés ?
2. Il y a quelques jours à peine, nous lisions dans la Genèse un passage qui, je crois vous a vivement frappés, celui où Abraham demande au Seigneur s’il n’épargnerait pas la ville en faveur de cinquante justes qui pourraient s’y trouver, ou s’il frapperait la ville avec eux. Et le Seigneur lui répondit qu’il épargnerait la cité s’il y trouvait cinquante justes. Abraham insista en diminuant le nombre de cinq, et demanda au Seigneur s’il épargnerait la ville en faveur de quarante-cinq justes qui s’y trouveraient. Le Seigneur répondit qu’il l’épargnerait en faveur de quarante-cinq justes. Mais pourquoi une plus longue énumération ? Abraham en vint à proposer dix justes et demanda au Seigneur s’il perdrait ces dix justes avec la multitude des coupables, ou s’il épargnerait la ville tout entière en leur faveur. Le Seigneur répondit qu’il ne détruirait pas la ville s’il s’y trouvait seulement dix justes[5]. Que disons-nous donc, mes frères ? Voici que des hommes qui lisent nos Ecritures avec des intentions hostiles et non par esprit de piété, nous abordent hardiment et nous disent, au sujet de la ruine de Rome : Il ne s’y trouvait donc pas seulement cinquante justes ? Dans toute celte multitude de chrétiens, de religieuses, de vierges, de serviteurs et de servantes de Dieu, on n’aurait donc pu trouver ni cinquante, ni quarante, ni trente, ni vingt, ni même dix justes ? Et si cette supposition n’est point admissible, pourquoi Dieu n’a-t-il pas épargné la cité en faveur de cinquante, ou même en faveur de dix justes ?
L’Ecriture ne trompe pas, pourvu que l’homme ne se trompe pas lui-même. Quand on parle de la justice. Dieu répond sur la justice, et ces justes qu’il cherche, ce sont des justes selon la règle divine, et non selon la règle humaine. Je réponds donc immédiatement : ou bien il y a trouvé tous ces justes et alors il a épargné la cité ; et s’il ne l’a pas épargnée, c’est qu’il n’a pas trouvé ces justes. Il est manifeste, me dit-on, que Dieu n’a pas épargné la ville. Je réponds que pour moi cela n’est pas du tout manifeste. Est-ce que Rome a été détruite, comme Sodome l’a été ? Quand Abraham interrogea le Seigneur, il s’agissait de Sodome. Le Seigneur répondit : Je ne détruirai pas la ville, mais il ne dit pas : je ne la punirai point. Il n’a point épargné, mais il a détruit Sodome ; il la consuma sous un déluge de feu, sans attendre ce terrible jugement qu’il réserve à tous les autres pécheurs. Aucun habitant ne s’échappa de Sodome ; il n’y resta ni hommes, ni animaux, ni maisons, tout fut dévoré par les flammes. Voilà comment Dieu détruisit la cité. Quant à la ville de Rome, combien en sont sortis et y retourneront ! combien y sont restés et s’en échapperont ! combien qui dans les lieux saints n’ont souffert aucune violence ! Mais, disent-ils, on y a fait une multitude de captifs. Daniel ne fut-il pas envoyé lui-même en captivité non point pour être puni, mais pour devenir le consolateur de ses frères ? Beaucoup, ajoute-t-on, ont été mis à mort. C’est aussi le sort que subirent un si grand nombre de saints prophètes depuis le sang d’Abel jusqu’au sang de Zacharie[6], et tous les apôtres, et enfin le Seigneur même des prophètes et des apôtres. Beaucoup, disent-ils, ont été victimes de tourments aussi atroces que variés. Pensons-nous qu’aucun d’eux ait autant souffert que Job ?
3. Quel horrible récit nous a été fait de ce désastre ! la ruine, l’incendie, le pillage, le massacre, des barbaries de toute sorte. Nous avons reçu beaucoup de détails des plus navrants, nous avons gémi sur tous ces malheurs, souvent nous avons versé des larmes, sans vouloir aucune consolation dans nos douleurs. Oui, je l’avoue, de grands maux nous ont été racontés, de grands malheurs sont venus fondre sur la ville de Rome.
CHAPITRE III.
Cependant, mes Frères, et j’appelle ici toute votre attention, nous avons lu dans le livre de Job, qu’après avoir perdu toutes ses richesses, tous ses enfants, ce saint patriarche ne put même conserver sain et sauf son propre corps, le seul bien qui lui restât. Couvert d’ulcères depuis les pieds jusqu’à la tête, il se tenait assis sur un fumier, où il voyait son corps tombant en pourriture, dévoré par les vers et en proie aux douleurs les plus atroces. Si l’on venait nous annoncer que la cité tout entière est ainsi assise, qu’il n’y a plus en elle aucune partie saine, qu’elle n’est plus qu’une vaste et profonde blessure, que les vivants y sont rongés par les vers, comme les morts le sont par la pourriture ; de ces deux maux, cet état que je dépeins, ou la guerre que nous déplorons, lequel nous paraîtrait le plus affreux ? Il me semble que le corps humain a moins à craindre du glaive que des vers ; j’aimerais mieux voir le sang jaillir d’une blessure, que la pourriture distiller la corruption. Vous voyez un cadavre se corrompre, et vous frémissez d’horreur, et pourtant ce spectacle est moins triste encore parce que vous savez que l’âme a disparu. Dans Job au contraire l’âme était là pour sentir, enchaînée sans pouvoir fuir, esclave pour souffrir, broyée pour se plaindre. Or, ce patriarche supporta cette grande épreuve, et sa patience fut pour lui le titre d’une justice éclatante. Que l’homme ne considère donc pas ce qu’il souffre, mais ce qu’il fait. Il n’est pas en votre puissance de souffrir ou de ne souffrir pas ; mais quant à vos actions, elles sont le fruit de votre volonté bonne ou mauvaise. Job souffrait et la seule personne qui lui restât, c’était sa femme, qui au lieu de le consoler ne faisait qu’aggraver son épreuve ; au lieu de le guérir, elle le poussait au blasphème : « Blasphémez contre Dieu, lui disait-elle, et mourez ».
Voyez combien il lui eût été avantageux de mourir, et personne ne lui accordait ce bienfait. Mais dans tout ce qu’il avait à souffrir, sa patience s’exerçait, sa foi s’affermissait, sa femme restait confondue, et le démon était vaincu. Quel spectacle, et comme sa vertu brille d’un vif éclat dans cette horrible corruption ! Son ennemi le consume intérieurement ; le mal lui est ouvertement conseillé par sa femme, devenue son ennemie et le bras dévoué du démon. C’était une nouvelle Eve, mais Job ne fut pas le vieil Adam : « Blasphémez contre Dieu, et mourez ». Arrachez par le blasphème ce que vous n’avez pu obtenir par vos prières. « Vous et avez parlé, lui dit-il, comme une femme insensée ». Remarquez ces paroles d’un croyant courageux, d’un homme dont le corps tombait en pourriture, mais dont l’âme restait dans toute son intégrité : « Vous avez parlé comme une femme insensée. Si nous avons reçu les biens de la main du Seigneur, pourquoi ne supporterions-nous pas aussi l’adversité[7] ? » Dieu est un Père, ne l’aimerons-nous que quand il nous flatte, pour le mépriser quand il nous corrige ? N’est-il pas un Père qui promet la vie, et impose la discipline ? Avez-vous oublié ces paroles :« Mon fils, lorsque vous entrez au service de Dieu, demeurez ferme dans la justice et dans la crainte, et préparez votre âme à la tentation. Acceptez de bon cœur tout ce qui vous arrivera ; demeurez en paix dans votre douleur, et au temps de votre humiliation, conservez la patience ; car l’or et l’argent s’épurent par le feu, mais les hommes agréables à Dieu s’éprouvent dans le creuset de l’humiliation[8] ? » Avez-vous oublié ces autres par les : « Le Seigneur corrige celui qu’il aime ; il frappe de verges tous ceux qu’il reçoit au nombre de ses enfants[9] ? »
CHAPITRE IV.
4. Résumez comme dans un seul tableau toutes les douleurs, toutes les souffrances humaines, comparez-les à l’enfer et vous les trouverez légères. Ici la souffrance n’est que temporelle, là elle est éternelle comme celui qui l’inflige, comme celui qui la subit. Souffrent-ils encore, ceux qui ont tant souffert pendant le sac de Rome ? Quant au mauvais riche, ses tourments sont restés les mêmes en enfer[10]. Il brûlait ; il brûle, il brûlera, il vivra jusqu’au jugement, et il retrouvera son corps, non pas pour son bonheur, mais pour son supplice. Craignons ces peines éternelles, si nous craignons Dieu. L’homme a tout gagné, si ses souffrances ici-bas ont amené sa conversion ; et s’il ne se convertit pas, qu’il s’attende à une double damnation : ici-bas les peines temporelles, après la mort les peines éternelles.
Voici donc ce que je vous dis, mes frères : nous louons les saints martyrs, nous les glorifions, nous les admirons ; nous célébrons avec une pieuse solennité le jour de leur fête, nous vénérons leurs mérites, et nous les imitons si nous le pouvons. Grande est assurément la gloire des martyrs ; mais je ne sais si elle surpasse celle de Job. Et cependant on ne lui disait pas : Offrez de l’encens aux idoles, sacrifiez aux faux dieux, renoncez à Jésus-Christ ; mais on lui disait : Blasphémez contre Dieu. En le lui disant, sa femme ne voulait pas lui faire entendre que s’il blasphémait, ses plaies seraient cicatrisées, ni que la santé lui serait rendue ; si vous blasphémez, lui disait cette femme inepte et grossière, vous mourrez et en mourant vous serez délivré de tous vos tourments. Ignorait-elle donc que celui qui meurt dans le blasphème, doit s’attendre aux souffrances éternelles ? Cette femme insensée avait en horreur le spectacle cruel de la corruption présente, et ne pensait nullement aux flammes éternelles. Job supportait le mal présent, pour échapper au mal futur. Il écartait de son cœur toute mauvaise pensée, et de sa langue toute parole de blasphème ; dans la corruption de son corps il conservait toute l’intégrité de son âme. Il voyait quelles souffrances il s’épargnait pour l’avenir : voilà pourquoi il supportait avec patience celles du moment. De même, quand un chrétien souffre quelque douleur dans son corps, qu’il pense à l’enfer, il trouvera légères toutes les peines de cette vie. Qu’il ne murmure pas contre Dieu ; qu’il ne dise pas : Que vous ai-je donc fait, ô mon Dieu, pour m’affliger de la sorte ? Qu’il répète ce que disait Job malgré sa sainteté : « Vous avez recherché tous mes péchés et vous les avez scellés comme dans un sac[11] ». Lui qui souffrait, non pas pour être puni, mais pour être éprouvé, n’aurait pas osé dire qu’il était sans péché. Que celui qui souffre imite son langage.
CHAPITRE V.
5. Rome renfermait assurément cinquante justes, et même des milliers, si nous ne jugeons de leur justice que d’après nos idées humaines ; au contraire, si nous voulons leur appliquer la règle de la perfection véritable, il ne nous est plus possible d’y trouver un seul juste. Tout Romain qui oserait se dire parfaitement juste, m’entendrait lui répondre : « Etes-vous donc plus sage que Daniel[12] ? » Ecoutez-le confessant ses propres péchés[13]. Cette confession était-elle un mensonge de sa part ? Dans ce cas, ce mensonge à lui seul aurait suffi pour le rendre coupable. Cependant certains hommes se permettent quelquefois ce singulier raisonnement : l’homme juste doit se dire pécheur devant Dieu ; quoiqu’il sache qu’il est sans péché, qu’il dise toujours à Dieu : Je suis coupable de péché. Je m’étonnerais que l’on trouvât de la sagesse dans un semblable conseil. Et qui donc vous a rendu sans péché ? N’est-ce pas Dieu qui seul a le pouvoir de guérir votre âme ? Vous n’avez pas de péché, c’est possible. Cependant considérez-vous attentivement, et vous trouverez, non pas un péché, mais des péchés. Pourtant si vous êtes réellement sans péché, n’est-ce point grâce à celui à qui vous avez dit : « J’ai crié : Seigneur, ayez pitié de moi, guérissez mon âme, parce que j’ai péché contre vous[14] ? » Si donc votre âme est sans péché, c’est qu’elle a été parfaitement guérie ; et si votre âme a été parfaitement guérie, pourquoi pousser l’ingratitude à l’égard de votre médecin jusqu’à lui dire qu’il vous reste encore des blessures quand votre santé est parfaite ? Votre corps est languissant ou blessé ; vous le montrez au médecin eu lui demandant de vous guérir ; il vous exauce et vous rend une santé parfaite. Et vous oseriez lui dire : Je ne suis pas guéri ? Mais ne serait-ce pas la plus noire ingratitude, voire même l’outrage le plus sanglant ? Voici que Dieu vous a guéri, et vous osez lui dire : Je porte encore une blessure ? Ne craignez-vous pas qu’il vous réponde : Je n’ai donc rien fait pour vous, ou tout ce que j’ai fait a été vain ; n’ai-je droit à aucune récompense, n’ai-je mérité aucune louange ? Plaise à Dieu de nous soustraire à une semblable folie, à des raisonnements aussi mensongers ! Que l’homme dise : Je suis pécheur, quand il est pécheur ; qu’il dise : Je suis dans le péché, parce qu’il est dans le péché. S’il était sans péché, il serait plus sage que Daniel.
Permettez-moi, mes frères, de résoudre enfin cette question. Si nous donnons le nom de justes à tous ceux dont la vie ne soulève aucune plainte de la part des hommes ; certes ces justes se trouvaient en grand nombre dans la ville de Rome, et c’est en leur considération que Dieu en a épargné les habitants et a permis à une multitude d’entre eux d’échapper à la mort. Quant à ceux qui sont morts, Dieu n’a pas laissé que d’user de miséricorde à leur égard. S’ils sont morts dans la grâce, dans la justice, dans la vraie foi, ils ont été pour toujours à l’abri des misères humaines, et sont parvenus dans le lieu du rafraîchissement et du repos. Ils sont morts après les tribulations, comme ce pauvre de l’Evangile expirant à la porte du mauvais riche. Mais ils ont souffert la faim ? il l’avait soufferte également. Ils ont reçu des blessures ? il en avait reçu également ; et peut-être n’ont-ils pas vu comme lui des chiens léchant leurs cicatrices. Ils sont morts ? il est mort également ; mais voyez de quelle mort : « Ce pauvre mourut aussi, et il fut porté par
les anges dans le sein d’Abraham[15] ».CHAPITRE VI.
6. Plût à Dieu que nous puissions voir de nos propres yeux les âmes de ces saints qui sont morts dans la guerre ! vous comprendrez alors comment Dieu épargna la ville. Des milliers de saints placés aujourd’hui dans le séjour de la joie et du repos chantent au Seigneur : Soyez béni de nous avoir arrachés aux tribulations et aux tourments de la chair. Soyez béni, parce que nous n’avons plus à craindre ni les barbares, ni les démons, ni la faim, ni la tempête, ni l’ennemi, ni le licteur, ni l’oppresseur ; nous sommes morts pour la terre, mais non pour vous, Seigneur ; et, grâce, non point à nos mérites mais à vos largesses, nous goûtons les joies du salut dans votre royaume. Quelle est donc cette cité qui fait retentir ces joyeux accents ? Une cité n’est-elle quelque chose que par ses murailles ? C’est dans ses habitants qu’elle existe et non dans ses remparts. Si Dieu disait aux Sodomites : Fuyez, parceque je vais brûler ce lieu, leur ferions-nous un grand mérite de fuir, avant que le feu tombant du ciel eût dévoré leurs remparts et leurs murailles ? En leur permettant de fuir et d’échapper aux ravages de l’incendie. Dieu n’aurait-il pas épargné la ville ?
7. Je vais vous citer un fait dont peu d’années nous séparent, que plusieurs de mes auditeurs connaissent, et dont peut-être ils ont été les témoins. Sous l’empereur Arcadius, à Constantinople. Dieu voulant effrayer la ville et en l’effrayant la corriger, la convertir, la purifier, la changer, apparut à l’un de ses serviteurs fidèles, à un soldat, dit-on, lui annonça que bientôt le feu du ciel allait dévorer la cité, et le chargea d’en faire la révélation à l’évêque. Il obéit ; l’évêque reçut cet avertissement et en fit part à son peuple ; aussitôt toute la ville s’empressa de faire pénitence à l’exemple de l’antique Ninive[16]. Cependant le jour prédit parle Seigneur arriva. Ne voulant pas que l’on pût accuser de mensonge ou d’illusion l’auteur de cette prophétie, au moment où tous les habitants frappés de crainte n’attendaient plus que la mort, Dieu fit apparaître, au commencement de la nuit, une nuée de feu du côté de l’Orient ; à mesure qu’elle approchait de la ville, elle prenait une extension gigantesque et bientôt elle s’arrêta suspendue et couvrant la ville tout entière. C’était comme une flamme immense toute prête à tomber et exhalant une odeur de souffre. Tous les habitants se réfugièrent dans le temple, et bientôt l’enceinte sacrée ne fut plus suffisante, et chacun des néophytes s’empressait de demander le baptême à quiconque pouvait le lui conférer. L’eau sainte coulait ainsi, non-seulement dans l’Eglise, mais dans les rues et sur les places publiques ; tous cherchaient dans ce sacrement une protection, non pas contre le malheur présent, mais contre le malheur futur. Le trouble était à son comble et Dieu avait suffisamment confirmé la vérité de ses paroles et de la révélation qui en avait été faite par son serviteur. Alors la nuée diminua comme elle avait grossi et se dissipa peu à peu. Le peuple commençait à se rassurer, quand on vint lui dire qu’il fallait prendre la fuite parce que la ville périrait le samedi suivant. Tous les habitants, l’empereur à leur tête, s’enfuirent aussitôt ; toutes les maisons furent abandonnées sans que personne en fermât les portes ; en s’éloignant de ces murailles, en jetant un dernier regard sur sa demeure aimée, chacun lui adressait l’adieu suprême qu’étouffaient bientôt les soupirs et les larmes. La foule tout entière s’était portée en un même lieu à quelques milles de la ville, et là elle adressait à Dieu les plus ferventes prières, quand elle aperçut tout à coup une épaisse et immense fumée. Il y eut alors de toutes les bouches à la fois un effroyable cri lancé vers le ciel, et suivi d’un silence solennel et profond. Quand l’heure annoncée pour le désastre se fut écoulée, des héraults furent envoyés pour constater l’état des choses, et revinrent promptement, annonçant que la ville était intacte, et les murailles et les maisons parfaitement conservées. Avec quelle joie tous les habitants opérèrent leur retour, chacun retrouvant sa demeure, la porte restée ouverte et sans qu’aucun objet en eût disparu[17].
CHAPITRE VII.
8. Que dirons-nous donc ? Etait-ce sa colère, ou n’était-ce pas plutôt sa miséricorde que Dieu faisait éclater ? Peut-on douter qu’en sa qualité de Père très-miséricordieux il ait voulu corriger et punir en effrayant et non en détruisant, puisque le fléau suspendu sur leur tête ne porta aucune atteinte ni aux personnes, ni aux maisons ni aux murailles de la ville ? On voit parfois un père lever la main pour frapper son enfant coupable et lui pardonner à cause de ses supplications et de son repentir ; Dieu fit de même à l’égard de cette cité malheureuse. Cependant, lorsque toute la population se fut retirée, si le Seigneur avait frappé la ville et l’avait détruite comme il a détruit Sodome ; même alors pourrait-on douter de la miséricorde de Dieu à l’égard des habitants qu’il aurait prévenus du désastre en les invitant à prendre la fuite ? Eh bien ! l’on ne doit pas douter davantage de la miséricorde exercée par Dieu à l’égard de la ville de Rome, puisqu’avant l’incendie allumé par les ennemis il avait permis qu’une multitude de ses habitants en sortissent. On vit donc disparaître et ceux qui s’enfuirent et ceux que la mort vint frapper ; et même parmi ceux qui restèrent il y en eut un grand nombre qui se cachèrent, et beaucoup d’autres qui trouvèrent dans les lieux saints un refuge assuré contre la mort. Le malheur qui est venu fondre sur Rome, n’est donc pas une destruction mais un châtiment dont Dieu se servit pour la convertir. N’est-il pas dit dans l’Evangile que le serviteur qui connaît la volonté de son maître, et s’obstine à faire le mal, sera frappé de verges[18] ?
CHAPITRE VIII.
9. Que ce châtiment nous serve d’exemple ; que cet incendie à la clarté duquel le Seigneur nous montre si bien l’instabilité et la caducité des vanités du monde, éteigne pour toujours dans la crainte la concupiscence mauvaise et l’appétit désordonné des voluptés coupables, plutôt que de servir de prétexte à des murmures blasphématoires contre Dieu. L’aire n’éprouve-t-elle pas les déchirements du traîneau quand on veut broyer l’épi et purifier le grain ; la fournaise a besoin d’être chauffée pour réduire la paille en cendres et purifier l’or. De même la tribulation est venue fondre sur Rome, pour purifier et délivrer l’homme juste, et pour y frapper l’impie du châtiment qu’il méritait, soit que la mort l’ait précipité dans le gouffre des souffrances éternelles, soit que dans la vie qui lui était conservée il n’ait trouvé qu’une occasion de blasphémer avec plus d’audace, soit enfin que Dieu, dans son infinie miséricorde, ait voulu purifier dans la pénitence ceux qu’il prédestinait à jouir du bonheur du ciel. Que les souffrances des justes ne soient point pour nous un sujet de scandale ; elles ne sont pour eux qu’une épreuve, et non point un signe de réprobation. Nous frémissons d’horreur en voyant sur la terre le juste en proie aux tribulations de la calomnie et de la douleur, et nous oublions ce qu’eut à souffrir le juste par excellence et le Saint des saints.
Ce que Rome a souffert, un homme l’avait souffert avant elle. Et voyez quel est cet homme : « le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs[19] », lié, garotté, flagellé, couvert de tous les outrages, suspendu à une croix, et y rendant le dernier soupir. Crucifiez Rome avec Jésus-Christ ; crucifiez toute la terre avec Jésus-Christ ; crucifiez le ciel et la terre avec Jésus-Christ ; quelle comparaison établir entre la créature et le Créateur, entre l’œuvre et l’Ouvrier ? « Tout a été fait par lui et rien n’a été « fait sans lui[20] », et cependant il a été traité comme un ver de terre par ses persécuteurs.
Supportons donc ce que Dieu veut que nous supportions ; n’est-il pas le bon médecin qui connaît parfaitement quelle douleur pourra nous guérir ? Il est écrit : « La patience est parfaite dans ses œuvres[21] », quelle sera donc l’œuvre de la patience, si nous n’avons rien à souffrir ? Pourquoi refusons-nous de souffrir les maux temporels ? Craignons-nous donc d’arriver à la perfection ? Prions avec ardeur dans les gémissements et dans les larmes, conjurons le Seigneur de réaliser à notre égard cette belle parole de l’Apôtre : « Dieu est fidèle, et il ne permettra pas que vous soyez tentés au-dessus de vos forces, mais il vous fera tirer avantage de la tentation, afin que vous puissiez persévérer[22] ».
- ↑ Dan. ix, 20.
- ↑ Ezech. xxviii, 3.
- ↑ Id. xiv, 14.
- ↑ Prov. xx, 9.
- ↑ Gen. xviii, 23, 32.
- ↑ Matt. xxiii, 35.
- ↑ Job, i et ii.
- ↑ Eccli. ii, 1-5.
- ↑ Prov. iii, 12 ; Hébr. xii, 6.
- ↑ Luc, xvi, 19, 26.
- ↑ Job. xiv, 16, 17.
- ↑ Ezech. xxviii, 3.
- ↑ Dan. ix, 20.
- ↑ Ps. xl, 5.
- ↑ Luc, xvi, 20, 22.
- ↑ Jonas, iii, 5.
- ↑ Ce fait est rapporté par Baronius. Voir Edit. de Bar-le-Duc, tom. VI, pag. 199-200.
- ↑ Luc, xii, 47.
- ↑ Apoc. xix, 16.
- ↑ Jean, i, 3.
- ↑ Jacq. i, 1.
- ↑ I Cor. x, 13.