De la sagesse/Livre I/Chapitre L

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LIVRE 1 CHAPITRE 49 De la sagesse LIVRE 1 CHAPITRE 51



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CHAPITRE LVI [1].

Comparaison de la vie civile ou sociale avec la solitaire. et comparaison des trois sortes de degrés de vie.


SOMMAIRE. — Les dévots ont tort de croire que la vie solitaire est meilleure et plus parfaite que la vie sociale ; que la solitude soit un asile et un port assuré contre tous les vices.


Exemples : Jonas. — Bias. — Albuquerque. — Cratès.

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CEUX qui estiment et recommandent tant la vie solitaire et retirée, comme un grand sejour et seure retraicte du tabut [2] et brouillis du monde, et moyen propre pour se garder et maintenir net et quitte de plusieurs vices, d’autant que la pire part est la plus grande, de mille n’en est pas un bon, le nombre des fols est infiny, la contagion est très dangereuse en la presse [3], semblent avoir raison jusques-là ; car la compagnie mauvaise est chose très dangereuse : à quoy pensent bien ceux qui vont sur mer, qu’aucun n’entre en leur vaisseau qui soit blasphemateur, dissolu, meschant : un seul Jonas, à qui Dieu estoit courroucé, pensa tout perdre : Bias plaisamment à ceux du vaisseau, qui, au grand danger, crioyent, appellant le secours des dieux, taisez-vous, qu’ils ne sentent [4] que vous estes icy avec moy ; Albuquerque, viceroy des Indes pour Emanuel, roy de Portugal, en un extreme peril sur mer, print sur ses espaules quelque jeune garçon, affin que son innocence luy servist de garand et de faveur envers Dieu [5] . Mais de la penser meilleure, plus excellente et parfaicte, plus propre à l’exercice de vertu, plus difficile, aspre, laborieuse et penible, comme ils veulent faire croire, se trompent bien lourdement ; car, au contraire, c’est une grande descharge et aisance de vie, et n’est qu’une bien mediocre profession, voire un simple apprentissage et disposition à la vertu. Ce n’est pas entrer en affaires, aux peines et difficultés ; mais c’est les fuir, s’en cacher, practiquer le conseil d’Epicure (cache ta vie) : c’est se tapir et recourir à la mort pour fuir à bien vivre. Il est certain que l'estat de roy, prêtre, pasteur, est plus noble beaucoup plus parfaict, plus difficile, que celuy de moyne et d'hermite ; et de faict jadis les compagnies des moynes estoient des seminaires et apprentissages d'où l'on tiroit gens pour elever aux charges ecclesiastiques, et des preparatifs à plus grande perfection. Et celuy qui vit civilement ayant femme, enfans, serviteurs, voisins, amis, biens, affaires, et tant de parties diverses, ausquelles faut qu’il satisfasse et responde reiglement et loyalement, a bien sans comparaison plus de besongne que le moyne qui n’a affaire qu’à soy : la multitude, l’abondance, est bien plus affaireuse que la solitude, la disette. En l’abstinence il n’y a qu’une chose ; en la conduite et en l’usage de plusieurs choses diverses, y a plusieurs considerations et divers debvoirs : il est bien plus facile de se passer des biens, honneurs, dignités, charges, que s’y bien gouverner et bien s’en acquitter. Il est bien plus aisé du tout se passer de femme, que bien deuement et de tout poinct vivre et se maintenir avec sa femme, enfans, et tout le reste qui en despend ; ainsi le celibat est plus facile que le mariage [6].

De penser aussi que la solitude soit un asyle et port asseuré contre tous vices, tentations et destourbiers, c’est se tromper, il n’est pas vray en tous sens. Contre les vices du monde, le bruict de la presse, les occasions qui viennent de dehors, cela est bon ; mais la solitude a ses affaires et ses difficultés internes et spirituelles, ivit in desertum ut tentaretur a diabolo [7] . Aux jeunes hommes imprudens et mal advisés, la solitude est un dangereux baston, et est à craindre que, s’entretenans tous seuls, ils entretiennent de meschantes gens, comme disoit Cratès à un jeune homme qui se promenoit tout seul à l’escart. C’est là que les fols machinent de mauvais desseins, ourdissent des malencontres, aiguisent et affilent leurs passions et meschans desirs. Souvent pour eviter Charybdis, on tombe en Scylla. Fuir n'est pas echaper, c'est quelquefois empirer et se perdre Non vital sed fugit : magis autem periculis patemus aversi [8] Il faut estre sage, bien fort et asseuré pour estre laissé entre ses mains : souvent l’on ne sçauroit estre en plus dangereuses mains que les siennes : guarda me Dios, de mi [9], dit excellement le proverbe espagnol : nemo est ex imprudentibus qui sibi relinqui debeat : solitudo omnia mala persuqdet [10]. Mais pour quelque consideration privée ou particuliere, encore que bonne en soy (car souvent c’est lascheté, foiblesse d’esprit, despit ou autre passion), s’enfuyr et se cacher, ayant moyen de profiter à autruy, et secourir au public, c’est estre deserteur, ensevelir le talent, cacher la lumiere, faute subjecte à la rigueur du jugement.

    philosphi-ques, Charron oubliait qu'il était prêtre, et, par conséquent célibataire. C'est sans doute là un de ces passages qui attirèrent des persécutions sur lui et son ouvrage.

  1. C'est le cinquantième chapitre de la première édition.
  2. Du tracas.
  3. Ceci se trouve mot pour mot dans Montaigne, Liv. I, chap. 38, de la solitude. (Tom. II, page 9 de notre édit.)
  4. Qu'il n'entendent pas. — Les Italiens emploient encore le verbe sentire dans le même sens.
  5. Montaigne, loco citato, rapporte également ces deux exemples.
  6. En professant ces opinions aussi justes que philosphi-philosphi-
  7. « Il (Jésus) alla dans le désert, pour y être tenté par le diable ». — Saint., Math., chap. IV, v. I.
  8. « Ce n'est pas toujours éviter les dangers que de les fuir : si nous leur tournons le dos, ils nous assaillent avec plus d'avantage ». Sénèque, épit. 104.
  9. « Que Dieu me garde de moi ! »
  10. « Il ne faut livrer aucun imprudent à lui-même : la solitude donne toujours de pernicieux conseils  ». Sén. ép. 25.