De la sagesse/Livre I/Chapitre XLIX

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Quatriesme distinction et difference des hommes tirée de leurs diverses professions et conditions de vie.


PREFACE
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VOICY une autre difference des hommes tirée de la diversité de leurs professions, conditions, et genres genres de vie : les uns suyvent la vie civile et sociale, les autres la fuyent pour se sauver en la solitude ; les uns ayment les armes, les autres les hayssent ; les uns vivent en commun, les autres en la proprieté ; les uns se plaisent d’estre en charge et meiner vie publicque, les autres se cachent et demeurent privés ; les uns sont courtisans et du tout à autruy, les autres ne courtisent qu’eux-mesmes ; les uns se tiennent ez villes, les autres aux champs, aymans la vie rustique. Qui faict mieux, et quelle vie est à preferer, il est difficile à dire simplement, et peust-estre impertinent ; toutes ont leurs advantages et desadvantages, leurs biens et leurs maux. Ce qui est plus à voir et considerer en cecy, comme sera dict, c’est que chascun sçache bien choisir selon son naturel, pour et plus facilement et plus heureusement s’y comporter. Mais nous dirons un petit mot de chascune, en les comparant ensemble ; mais ce sera après avoir parlé de la vie commune à tous, qui a trois degrés.


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CHAPITRE LV [1].

Distinction et comparaison des trois sortes de degrés de vie.


SOMMAIRE. — Il y a trois sortes de vies, l'une intérieure ou privée, l'autre domestique, et la troisième publique. — De ces trois manières de vivre, la dernière est celle qui offre le plus de difficultés, soumet à plus de contrainte et de contrariétés.

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IL y a trois sortes de vies, comme trois degrés : l’une privée d’un chascun au dedans et en sa poictrine, où tout est caché, tout est loisible ; la seconde en la maison et famille, en ses actions privées et ordinaires, où n’y a poinct d’estude ny d’artifice, desquelles nous n’avons à rendre compte ; la tierce est publicque aux yeux du monde. Or tenir l’ordre et reigle en ce premier estage bas et obscur, est bien plus difficile et plus rare qu’aux deux autres, et au second qu’au tiers : la raison est qu’où il n’y a poinct de juge, de contreroolleur, de regardant, et où nous n’imaginons poinct de peine ou recompense, nous nous portons bien plus laschement et nonchalamment, comme aux vies privées, où la conscience et la raison seule nous guide, qu’aux publicques où nous sommes en eschec et en butte aux yeux et jugemens de tous, où la gloire, la craincte du reproche, de mauvaise reputation, ou quelqu’autre passion nous meine (or la passion nous commande bien plus vivement que la raison), dont nous nous tenons prests et sur nos gardes ; d’où il advient que plusieurs sont estimez et tenus saincts, grands, et admirables en public, qu’en leur privé il n’y a rien de louable. Ce qui se faict en public est une farce, une feincte ; en privé et en secret, c’est la verité ; et qui voudroit bien juger de quelqu’un, il le faudroit voir à son à tous les jours, en son ordinaire et naturel ; le reste est tout contrefaict : universus mundus exercet histrioniam [2], dont disoit un sage que celuy est excellent, qui est tel au dedans et par soy-mesme, qu’il est au dehors par la craincte des loix, et du dire du monde. Les actions publicques sont esclatantes, ausquelles l’on est attentif quand l’on les faict, comme les exploicts de guerre, opiner en un conseil, regir un peuple, conduire une ambassade : les privées et domestiques sont sombres, mornes, tancer, rire, vendre, payer, converser avec les siens, l’on ne les considere pas, l’on les faict sans y penser : les secretes et internes encore plus, aymer, hayr, desirer.

Et puis il y a icy encore une autre consideration : c’est qu’il se faict par l’hypocrisie naturelle des hommes, que l’on faict plus de cas et est l’on plus scrupuleux aux actions externes, qui sont en monstre, mais qui sont libres, peu importantes, et quasi toutes en contenances et ceremonies, dont elles sont de peu de coust, et aussi de peu d’effect, qu’aux externes, secretes et de nulle monstre, mais bien requises et necessaires, dont elles sont fort difficiles. D’icelles despend la reformation de l’ame, la moderation des passions, le reiglement de la vie : voire par l’acquit de ces externes l’on vient à une nonchalance des internes.

Or de ces trois vies, interne, domestique, publicque, qui n’en a qu’une à meiner, comme les hermites, a bien meilleur marché de conduire et ordonner sa vie que celuy qui en a deux ; et celuy qui n’en a que deux est de plus aisée condition que celuy qui a toutes les trois.

  1. C'est le quarante neuvième chap. de la première édition.
  2. « Tout le monde joue la comédie ». C'est un passage tiré du fragment de Pétrone, apud Sariberiens. L. III, c. 8.