De la sagesse/Livre I/Chapitre V
CHAPITRE V[1].
[2]LE corps humain a plusieurs singularités, dont les unes luy sont peculieres privativement des autres animaux. Les premieres et principales sont la parole, la
stature droitte, la forme et le port, dequoy les sages, mesme les stoïques, on fait tant de cas, qu'ils ont dit valoir mieux estre fol en la forme humaine, que
sage en la forme brutale : la main c'est un miracle ; celle du singe est peu de cas ; après sont la nudité naturelle, le rire et pleurer, le sens du chatouillement, sourcil en la paupière basse de l’œil, nombre visible, la pointe du cœur en la partie senestre, le
genouil au devant, palpitation du cœur, les arteuils[3] des pieds plus longs que les mains, saignée du nez, chose estrange, veu qu’il la teste droitte, et la beste l’a baissée, rougir à la honte, pallir à la crainte, estre ambidextre, disposé en tout temps aux œuvres de Venus, ne remuer les oreilles, qui signifie aux animaux les affections internes ; mais l’homme les signifie assez par le rougir, pallir, mouvemens des yeux et du nez.
Les autres luy sont singulieres, non du tout, mais par excellence et advantage, car elles se trouvent és animaux, mais en moindre degré ; sçavoir : multitude de muscles et de poils en la teste ; souplesse et facilité du corps et de ses parties à tout mouvement et en tout sens ; elevation des tetins ; grosseur et abandondance de cerveau ; grandeur de vessie ; forme de pied, longue au devant, courte au derriere ; abondance, clarté et subtilité du sang ; mobilité et agilité de langue ; multitude et variété de songes, telle qu’il semble estre songeant ; esternument ; bref tant de remuemens des yeux, du nez, des levres.
Il y a aussi des contenances propres et singulieres, mais differentes : les unes sont des gestes, mouvemens et contenances artificielles et affectés ; d'autres en ont de si propres et naturelles, qu'ils ne les sentent ny ne les recognoissent point, comme pencher la teste, rincer [4] le nez. Mais tous en ont qui ne partent point du discours, ains d'une pure, naturelle et prompte impulsion, comme mettre la main au devant des cheutes.
- ↑ Comme nous l'avons dit, ce chapitre, avec le précédent, formait le dixième de la première édition.
- ↑ Variante. L’homme en son corps a plusieurs choses qui luy sont peculieres privativement aux bestes : 1. Stature droitte, 2. forme belle, 3. visage proprement dit, 4. nudité naturelle, 5. mouvement tant divers des membres, 6. soupplesse et mobilité de la main ouvriere de tant de choses, c’est un miracle, 7. grosseur et abondance de cerveau, 8. le ge-ge-
- ↑ Les orteils.
- ↑ Voyez la note de la page 31.
ge-nouil, qui est en l’homme seul au devant, 9. si grande longueur du pied au devant, et qui est si court au derriere, 10. saignée du nez, chose estrange, veu qu’il a la teste droicte, et les bestes baissée, 11. rougir à la honte, 12. pallir à la crainte, 13. les causes ou raisons de toutes ces singularités sont belles, mais ne sont de ce nostre pris faict (a).
Les biens du corps sont la santé, la beauté, l’alegresse, la force, la vigueur, l’adresse et disposition ; mais la santé passe tout.
Les principales et plus nobles pieces des externes sont les sens corporels ; et des internes, le cerveau, le cœur, le foye, et puis les genitoires, et les poulmons.
L’excellence du corps est generalement en la forme, droiture et port d’iceluy : specialement et particulierement en la face et aux mains, qui sont les deux parties que nous laissons par honneur nues. Certes les sages mesmes stoïques ont tant fait de cas de la forme humaine, qu’ils ont dit vouloir mieux estre fol en la forme humaine, que sage en la forme brutale, preferans la forme corporelle à la sagesse.
Le corps de l’homme touche fort peu la terre ; il est droict tendu au ciel, où il regarde, se voit et se cognoist, comme en son miroir : les plantes tout au rebours ont la teste et racine toute dedans la terre ; les bestes comme au milieu l’ont entre deux, mais plus et moins. La cause de ceste droicture n’est pas proprement l’ame raisonnable, comme il se voit aux
(a) C'est-à-dire « mais ne sont pas pour cela notre prix fait. » — Bastien a mis notre prins faict, quoiqu'on lise nostre pris faict dans la première et le seconde éditions.
courbés, bossus, boiteux ; non la ligne droitte de l'espine du dos, qui est aussi aux serpents ; non a chaleur naturelle ou vitale, qui pareille ou plus grande en certaines bestes, combien que tout cela y peust servir de quelque chose : ceste droicture convient à l’homme, et comme homme, et comme roy d’icy bas. Aux petites et particulieres royautés y a une marque et majesté, comme il se voit au dauphin couronné, au serpent basilizé (b), au lyon avec son collier, sa couleur de poil, et ses yeux, en l’aigle, au roy des abeilles. Mais l’homme, roy universel d’icy bas, marche la teste droicte, comme un maistre en sa maison, regente tout, et en vient à bout par amour ou par force, domptant ou apprivoisant.
Comme il y en a qui ont des contenances, gestes et mouvemens artificiels et affectez, aussi y en a qui en ont de si naturels et si propres, qu’ils ne les sentent ny ne les recognoissent point, comme pencher la teste, rincer (c) le nais.
(b) « Au serpent orné d'une couronne royale comme le basilic » qui tire son nom de cette croyance superstitieuse et populaire : ce non signifie le royal en grec. Le peuple croit encore que le basilic ou serpent basilisé, naît d'un œuf de coq, et qu'il habite au fond d'un puits.
(c) Froncer le nez, rechigner. Rincer, du latin ringi qui a le meme sens. L'édition de Bastien et celle de Dijon écrivent le nez ; mais ce n'est pas là l'orthographe de Charron : la première édition écrit touours le nais ; parce qu'on prononçait ainsi, et que le mot vient de nasus. Cependant l'orthographe de ce mot, comme de plusieurs autres, varie dans le cours de l'ouvrage, et quelquefois dans le même chapitre.
Mais tous en avons, qui ne partent poinct de nostre discours, ains d’une pure naturelle et prompte impulsion, comme mettre la main au devant en nos cheutes.