De la sagesse/Livre I/Chapitre VII

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Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 41-43).

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CHAPITRE VII [1].

Des vestemens du corps.


SOMMAIRE. — L'usage de se vêtir n'est pas naturel, mais bien celui d'aller nu. C'est à tort qu'on allègue que c'est pour cacher les parties honteuses, et pour se préserver du froid ; la nature ne connoît pas de parties honteuses, et on va nu ou vêtu sous un même climat [2].

Exemples : Massinissa, César, Annibal, Severus, Platon, Varron.

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Il y a grande apparence que la façon d’aller tout nud, tenue encore par une grande partie du monde, soit l’originelle des hommes ; et l’autre de se vestir, artificielle et inventée pour esteindre la nature, comme ceux qui par artificielle lumiere veulent esteindre celle du jour. Car nature ayant suffisamment pourveu partout toutes les autres creatures de couverture, il n’est pas à croire qu’elle ayt pirement traitté l’homme, et l’ayt laissé seul indigent et en estat qu’il ne se puisse maintenir sans secours estranger [3] : et sont des re-re re-proches injustes que l’on fait à nature comme marastre, ainsi qu’a esté dict cy-dessus. Si originellement les hommes eussent esté vestus, il n’est pas vray-semblable qu’ils se fussent advisés de se depouiller et mettre tous nuds, tant à cause de la santé qui eust esté extremement offensée en ce changement, que pour la honte : et toutesfois il se fait et garde par plusieurs nations, et ne faut alleguer que c’est pour cacher les parties honteuses et contre le froid (ce sont les deux raisons pretendues, contre le chaud il n’y a point d’apparence), car nature ne nous a point apprins y avoir des parties honteuses ; c’est nous-mesmes qui par nostre faute nous nous le disons. Quis indicavit tibi quod nudus esses, nisi quod ex ligno quod præceperam tibi ne comederes, comedisti ? [4] et nature les a desja assez cachées, mises loin des yeux et couvertes ; et au pis aller ne faudroit couvrir que ces parties-là seulement, comme font aucuns en ces pays où ils vont tous nuds, où d’ordinaire ils ne les couvrent pas : et qu’est cela que l’homme n’osant se montrer nud au monde, luy qui fait le maistre, se cache soubs la despouille d’autruy, voire s’en pare ? Quant au froid et autres necessitez particulieres et locales, nous sçavons que sous mesme air, mesme ciel, on va nud et habillé, et nous avons bien la plus delicate partie de nous toute descouverte ; dont un gueux interrogé comme il pouvoit aller ainsi nud en hyver, respondit que nous portons bien la face nue, que luy estoit tout face [5] : et plusieurs grands alloient tousjours teste nue, Massinissa, Cesar, Annibal, Severus ; et y a plusieurs nations qui vont à la guerre et combattent tous nuds. Le conseil de Platon pour la santé est de ne couvrir la teste ny les pieds. Et Varron dit que, quand il fut ordonné de descouvrir la teste en la presence des dieux et du magistrat, ce fut plus pour la santé, et s’endurcir aux injures du temps, que pour la reverence. Au reste l’invention des couverts et maisons contre les injures du ciel et des hommes est bien plus ancienne, plus naturelle et universelle, que des vestemens, et commune avec plusieurs bestes ; mais la recherche des alimens marche bien encore devant. De l’usage des vestemens comme des alimens cy-après [6].

    autres animaux) de filet et d'aiguille pour maintenir sin estre, il est mescreable que nous soyons seuls produicts en estat defectueux et indigent, et en un point qui ne se puisse maintenir sans secours estrangier ».

  1. C'est le quatorzième chap. de la première édition.
  2. Montaigne a traité le meme sujet dans son chapitre 25 du livre Ier. : De l'usage de se vestir.
  3. « Or, tout estant exactement fourny ailleurs (parmi les
  4. « Qu'est-ce qui t'a indiqué que tu étais nu ? N'est-ce pas parce que tu as mangé du fruit de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ? » Gen. C. III, V. II.
  5. Montaigne cite le même trait, p. 409 de notre édition des Essais.
  6. Liv. III, chap. XXXIX et XL.