De la sagesse/Livre I/Chapitre XLIII

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CHAPITRE XLIX [1].

Des parens et enfans.


SOMMAIRE — De la puissance paternelle. Elle était autrefois absolue sur la vie, la liberté, les biens et les actions des enfans. — Approbation que donne l'auteur à une législation si despotique ; avantages qu'il y trouve. — Décadence et ruine de cette puissance despotique des pères sur les enfans. — Regrets de l'auteur à ce sujet.

Exemples : Loi de Romulus et des Douze Tables. — Les Perses, les Gaulois, les Moscovites et les Tartares. —

Abraham. — Les Grecs. — Auguste. — Néron. — Fulvius. — Capius Tratius. — Manlius Torquatus. — Loi de Moïse. — Constantin le Grand Théodose, Justinien. — Les Juifs.

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IL y a plusieurs sortes et degrés d’authorité et puissance humaine, publique et privée ; mais il n’y en a point de plus naturelle ny plus grande que celle du pere sur les enfans (je dis pere, car la mere, qui est subjecte à son mary, ne peust proprement avoir les enfans en sa puissance et subjection) ; mais elle n’a pas toujours ny en tous lieux esté pareille. Anciennement presque par-tout elle estoit absolue et universelle sur la vie, la mort, la liberté, les biens, l’honneur, les actions et deportemens des enfans, comme sont de plaider, de se marier, acquerir biens ; sçavoir est chez les Romains [2] par la loy expresse de Romulus : parentum in liberos omne jus eto relegandi, vendendi, occidendi[3], excéptés seulement les enfans au-dessoubs trois ans, qui ne peuvent encore avoir mesdict ny mesfaict. Laquelle loy fust renouvellée despuis par la loy des douze-tables, par laquelle estoit permis au pere de vendre ses enfans jusques à trois fois ; chez les perses, selon Aristote [4] ; chez les anciens gaulois, comme dict Cesar et Prosper [5] ; chez les moscovites et tartares, qui peuvent vendre jusques à la quatriesme fois. Et semble qu’en la loy de nature ceste puissance aye esté par le faict d’Abraham voulant tuer son fils. Car si cela eust esté contre le debvoir, et hors la puissance du pere, il n’y eust jamais consenti ; et n’eust jamais pensé que ce fust esté Dieu celuy qui le luy mandoit, s’il eust esté contre la nature : et puis nous voyons qu’Isaac [6] n’y a point resisté, ny allegué son innocence, sçachant que cela estoit en la puissance du pere. Ce qui ne desroge aucunement à la grandeur de la foy d’Abraham ; car il ne voulut sacrifier son fils en vertu de son droict ou puissance, ny pour aucun demerite d’Isaac, mais purement pour obeir au commandement de Dieu. En la loy de Moyse de mesme, sauf quelque modification. Voylà quelle a esté ceste puissance anciennement en la pluspart du monde, et qui a duré jusques aux empereurs romains. Chez les grecs elle n’a pas esté si grande et absolue, ny aux Ægyptiens : toutesfois s’il advenoit que le pere eust tué son fils à tort et sans cause, il n’estoit point puny, sinon d’estre enfermé trois jours près du corps mort [7].

Or les raisons et fruicts d’une si grande et absolue puissance des peres sur leurs enfans, très bonne [8] pour la culture des bonnes mœurs, chasser les vices, et pour le bien public, estoient premierement de contenir les enfans en craincte et en debvoir ; puis à cause qu’il y a plusieurs fautes grandes des enfans, qui demeureroient impunies, au grand prejudice du public, si la cognoissance et punition n’estoit qu’en la main de l’authorité publicque, soit pource qu’elles sont domestiques et secrettes, ou qu’il n’y a point de partie et poursuivant ; car les parens qui le sçavent et y sont plus interessés, ne les descrieront pas ; outre qu’il y a plusieurs vices, desbauches, insolences, qui ne se punissent jamais par justice. Joinct qu’il survienne plusieurs choses à desmeler, et plusieurs differends entre les parens et enfans, les freres et sœurs, pour les biens ou autres choses, qu’il n’est pas beau de publier, qui sont assoupies et esteintes par ceste authorité paternelle. Et la loy n’a point pensé que le pere abusast de ceste puissance, à cause de l’amour tant grande qu’il porte naturellement à ses enfans [9], incompatible avec la cruauté ; qui est cause qu’au lieu de les punir à la rigueur, ils intercedent plustost pour eux quand ils sont en justice, et n’ont plus grand tourment que voir leurs enfans en peine ; et bien peu ou poinct s’en est-il trouvé qui se soit servy de ceste puissance sans très grande occasion, tellement que c’estoit plustost un espouvantail aux enfans, et très utile, qu’une rigueur de faict.

Or ceste puissance paternelle trop aspre et dangeureuse, s'est quasi de soy-mesme perdue et abolie (car ça esté plus par desaccoustumance que par loy expresse) ; et a commencé de decliner à la venue des empereurs romains : car dès le temps d’Auguste, ou bientost après, elle n’estoit plus en vigueur ; dont les enfans devindrent si fiers et insolens contre leurs peres, que Seneque, parlant à Neron, disoit qu’on avoit veu punir plus de parricides depuis cinq ans derniers, qu’en sept cents ans auparavant [10], c’est-à-dire despuis la fondation de Rome. Auparavant, s’il advenoit que le pere tuast ses enfans, il n’estoit poinct puny, comme nous apprenons par exemple de Fulvius [11], senateur, qui tua son fils pource qu’il estoit participant à la conjuration catilinaire, et de plusieurs autres senateurs qui ont faict les procez criminels à leurs enfans en leurs maisons, et les ont condamnés à mort, comme Cassius Tratius, ou à exil perpetuel, comme Manlius Torquatus son fils Syllanus. Il y a bien eu des loix après qui enjoignent que le pere doibt presenter à la justice ses enfans delinquans [12], pour les faire chastier, et que le juge prononcera la sentence telle que le pere voudra, qui est encore un vestige de l’antiquité ; et voulant oster la puissance au pere, ils ne l’osent faire qu’ à demy, et et non tout ouvertement. Ces loix posterieures approchent de la loi de Moyse, qui veust qu’à la seule plaincte du pere faicte devant le juge sans autre cognoissance de cause, le fils rebelle et contumax soit lapidé [13], requerant la presence du juge, affin que la punition ne se fasse secrettement ou en cholere, mais exemplairement. Et ainsi, selon Moyse, la puissance paternelle est plus libre et plus grande qu’elle n’a esté depuis les empereurs : mais depuis, sous Constantin le grand, et puis Theodoze, finalement soubs Justinien, elle a esté presque du tout esteinte. De là est advenu que les enfans ont apprins à refuser à leurs parens obeissance, leurs biens et leurs secours, et à plaider contre eux : chose honteuse de voir nos palais pleins de tels procez. Et les en a on dispensés, soubs pretexte de devotion et d’offrande, comme chez les juifs dez auparavant Jesus-Christ, comme il leur reproche : et depuis en la chrestienté, selon l’opinion d’aucuns, voire les tuer ou en se deffendant, ou s’ils se rendent ennemys de la republique : combien que jamais il n’y sçauroit avoir assez juste cause de tuer ses parens [14] : nullam tantum scelus admitti potest a patre, quod sit parricidio vindicandum, et nullum scelus rationem habet [15]. Or l’on ne sent pas quel mal et prejudice il est advenu au monde du ravallement et extinction de la puissance paternelle. Les republiques ausquelles elle a esté en vigueur, ont fleury. Si l’on y cognoissoit du danger et du mal, l’on la pouvoit aucunement moderer et reigler ; mais de l’abolir, comme elle est, il n’est ny beau, ny honneste, ny expedient, mais bien dommageable, comme nous venons de dire.

Du debvoir reciproque des parens et enfans, voyez liv. III, chap. XIV.

    loi : si pater filium ter vernumduit, filius a patre liber esto. Tant que Rome fut gouvernée par les rois, cette loi fut soigneusement observée comme un des plus beaux règlemens qui eussent été faits. Après qu'on eut aboli la monarchie, les décemvirs qui furent chargés alors de ramasser et d'écrire les lois, mirent celles-ci au rang des autres ; et elle se trouva la quatrième de celles qu'on appelle les douze tables. V; Denus d'Halic. L. II. C. 26 — L'auteur de l'Histoire de la Jurisprudence romaine fait, au sujet de ce droit de vente attribué aux pères, des observations qu'il faut lire. Voy. Histoire de la Jurisprudence romaine. Part. I, §. 7.

  1. C'est le quarante-troisième chapitre de la première édition.
  2. Denys d'Halicarnasse dit que Romulus donna aux pères une puissance absolue sur leurs enfans, sans en limiter le tems ; qu'en vertu de ce pouvoir il leur était de les mettre ne prison, de les faire battre de verges, de les charger de fers, de les envoyer travailler à la campagne, et même de les faire mourir. Voici la loi : in liberos suprema patrum auctoritas est ; venundaré, occidare liceto. Il donna droit à un père de vendre son fils jusqu'à trois fois ; droit que les maîtres même n'avaient pas sur leurs esclaves. Un esclave qui avait été vendu une fois, s'il recouvrait sa liberté, n'était plus sujet à la servitude. Un fils, au contraire, ne devenait son maître qu'après avoir été vendu jusqu'à trois fois. Voici la
  3. « Que les pères aient tout droit sur leurs enfans, de les bannir, de les vendre, de les tuer ». L in suis, Digest. de lib. et posth. (...)
  4. Ethic. Nicom. L. VIII, c. 12.
  5. César, de Bello Gallico. c. 18. Prosper. Aquitan. in epsit. Sigim.
  6. Gen. ch. XXII, v. 9 et 10.
  7. Voyez Diodore de Sicile, L. I, sect. II, c. 27.
  8. Je ne sais pas, dit l'auteur de l'Analyse de la Sagesse, comment on pourrait regretter l'abolition d'une semblable loi. Elle pourrait bien être, une ressource pour les pères qui y suppléent par le cloître ; mais cette idée fait frémir.
  9. Ce sont les espressions meme de Bodin, — L. I. Voyez au reste, dans le code, la loi Cum furiosus.
  10. Sen. de Clementia. L. II, cap. 3.
  11. Salust. in Bello Catil.
  12. Voy. L. in-auditus ; ad leg. Cornell. de Sicariis. — L. in suis, de L. et posth. L. III. Cod. de patr. potest.
  13. Deuter. ch. XXXI, v. 18, 19 , 20, 21.
  14. Platon dit qu'il n'y a point de loi qui doive permettre de tuer, même à son corps défendant, un père ou un mère ; et qu'il vaut mieux tout souffrir que d'en venir à de pareilles extrémités contre les personnes dont on a reçu le jour. — De legib. L. IX.
  15. « Il n'est point de crime, commis par un père, quelque grand que soit ce crime, qui doive être puni par un parricide. — Rien de ce qui est crime ne saurait être justifié ». Quintil. Declamat. 28. — Tit. L. VIII, cap. 28, cap. 8. ex Oratione Scipion. Afric.