De la sagesse/Livre I/Chapitre XLIV

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CHAPITRE L [1].

Seigneurs et esclaves, maistres et serviteurs.


SOMMAIRE. — L'esclavage est une institution très-ancienne dans le monde, quoiqu'elle soit contre nature. — Il y a des esclaves de plusieurs sortes : ceux qui le sont devenus par le droit de la guerre, ou pour des délits, etc. ; enfin ceux qui le sont volontairement, qui, par exemple, ont vendu la liberté. — Cruauté des seigneurs contre leurs esclaves, et des esclaves contre leurs maîtres. — la diminution des esclaves, cause de l'accroissement du nombre des pauvres et des vagabonds.

Exemples : La loi de Moïse, les Hébreux. — Les Germains. — Crassus. — La Barbarie. — Pedanius. — Tyr. — Les Chrétiens et les Mahométans.

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[2]L'USAGE des esclaves et la puissance des seigneurs ou maistres sur eux, pleine et absolue, bien que ce soit chose usitée par tout le monde, et de tout temps [3](sauf depuis quatre cents ans qu'elle s'est relaschée, mais qui se retourne mettre sus), si elle est comme monstrueuse et honteuse en la nature humaine, et qui ne se trouve point aux bestes, lesquelles ne courrent ny ne consentent à la captivité de leur semblables, ny activement ny passivement. La loy de Moyse l'a permis comme d'autres choses, ad duritiem cordis eorum [4], mais non telle qu'ailleurs ; car ny si grande et absolue, ny perpetuelle, ains moderée et bornée court à sept ans au plus [5] : la chestienne l'a laissée, l'a trouvant universelle par tout, comme aussi d'obeir aux princes et maistres idolastres, et telles autres choses, qui ne se pouvoient du premier coup et tout hautement esteindre ; mais facilement et tout doucement avec les a abolis.

Il y en en a de quatre sortes [6] ; naturels ; nés d’esclaves ; forcés et faicts par droict de guerre ; justes dicts de peine, à cause de crime ou de debte, dont ils sont esclaves de leurs creanciers, au plus sept ans, selon la loy des Juifs, mais tousjours jusques au payement ailleurs ; volontaires, qui sont de plusieurs sortes, comme ceux qui jouent à trois dés, ou vendent à prix d’argent leur liberté, comme jadis en Allemagne [7], et encore maintenant en la chrestienté mesme, ou qui se donnent et vouent esclaves d’autruy à perpetuité, ainsi que practiquoient anciennement les Juifs [8], qui leur perçoient l’oreille à la porte en signe de perpetuelle servitude ; et ceste sorte de captivité volontaire est la plus estrange de toutes, et la plus contre nature.

C’est l’avarice qui est cause des esclaves forcés [9], et la poltronnerie cause des volontaires ; les seigneurs ont esperé plus de gain et de profict à garder qu’à tuer ; et, de faict, la plus belle possession et le plus riche bien estoit anciennement des esclaves. Par là Crassus [10] devint le plus riche des romains, qui avoit, outre ceux qui le servoient, cinq cents esclaves qui rapportoient tous les jours gain et profict de leurs metiers et arts questuaires [11]. Après en avoir tiré long service et profict, encore en faisoient-ils argent en les vendant [12].

C’est chose estrange de lire les cruautés exercées par les seigneurs contre les esclaves, par l’approbation mesme ou permission des loix : ils leur faisoient labourer la terre [13], enchaisnés comme encore en Barbarie, coucher dedans les creux et fosses ; estant venus vieils ou impotens et inutiles, estoient vendus, ou bien noyez et jettés dedans les estangs pour la nourriture des poissons : non seulement pour une petite et legere faute, comme casser un verre [14], on les tuoit ; mais pour le moindre soupçon, voire tout simplement pour en avoir le passe-temps [15], comme fit Flaminius, l’un des hommes de bien de son temps ; et, pour donner plaisir au peuple, ils estoient contraincts de s’entretuer publicquement aux arenes : si le maistre estoit tué en sa maison, par qui que ce fust, les esclaves innocens estoient tous mis à mort, tellement que Pedanius [16], Romain, estant tué, bien que l’on sçeut le meurtrier, si est-ce que, par ordonnance du senat, quatre cents esclaves siens furent tués.

C’est aussi d’autre part chose estrange d’entendre les rebellions, elevations et cruautés des esclaves contre les seigneurs en leur rang, quand ils ont peu non seulement en particulier par surprinse, trahison, comme une nuict en la ville de Tyr, mais en bataille rangée par mer et par terre : dont est venu le proverbe, autant d’ennemis que d’esclaves [17]. »

Or, comme la religion chrestienne et puis la mahumetane a creu, le nombre des esclaves a descreu, et la servitude a relasché, d’autant que les chrestiens et puis les mahumetans ont affranchy tous ceux qui se sont mis de leur religion ; et estoit un moyen pour les y appeller, tellement qu’environ l’an douze cent il n’y avoit presque plus d’esclaves au monde, sinon où ces deux religions n’avoient poinct encore d’authorité.

Mais, comme le nombre des esclaves a diminué, le nombre des pauvres mendians et vagabonds a creu ; car tant d’esclaves affranchis, sortis de la maison et subjection des seigneurs, n’ayant de quoy vivre et faisant force enfans, le monde a esté rempli de pauvres.

La pauvreté [18]puis après les a faict retourner en ser-serser-vitude et estre esclaves volontaires, jouans, trocquans, vendans leur liberté, affin d’avoir leur nourriture et vie asseurée, ou mettre leurs enfans à leur aise. Outre ceste cause et ceste servitude volontaire, le monde est retourné à l’usage des esclaves, parce que les Chrestiens et Mahumetans se faisant la guerre sans cesse, et aux payens et gentils orientaux et occidentaux, bien qu’ à l’exemple des juifs n’ayent poinct d’esclaves de leur nation, ils en ont des autres nations, lesquelles, encore qu’ils se mettent de leur religion, les retiennent toutesfois esclaves par force.

La puissance et authorité des maistres sur leurs serviteurs n’est gueres grande ny imperieuse, et ne peust aucunement prejudicier à la liberté des serviteurs, mais seulement peuvent-ils les chastier et corriger avec discretion et moderation. Elle est encore moindre sur les mercenaires, sur lesquels ils n’ont aucun pouvoir ny correction.

Le debvoir des maistres et serviteurs est L. III, chap. XV.

    vieillese, c'est la marque d'un méchant naturel, et d'une ame basse et sordide, qui croit que l'homme n'a de liaison avec l'homme que pour ses besoins et pour sa seule utilité, etc. ». Il faut lire tout ce morceau, plein de la morale la plus pure.

  1. C'est le quarante-quatrième de la première édition.
  2. Variantes. L'usage des esclaves et la puissance des seigneurs ou maistres sur eux, bien que ce soit chose usitée par tout le monde et de tout temps (sauf depuis quatre cents pas qu'elle s'est relaschée, mais qui se retourne mettre sus) ; la generalité ou universalité n'est pas certaine preuve ny marque infaillible de nature, tesmoin les sacrifices des bestes, specialement des hommes, observés et tenus pour actes de piété par tout le monde, qui toutesfois sont contre nature. La malice humaine passe tout, force, faict passer en force de loy tout ce qu'elle veut : n'y a cruauté ni meschanceté si grande, qu'elle ne fasse tenir pour vertu et piété.
  3. Charron se trompe, Voyez Herodote, L. VI, in fine. Il dit que lorsque les Pélagiens s'emperèrent de l'Ile de Lemnos, il n'y avait point encore eu d'esclaves parmi eux, ni chez aucun peuple grec. — Voyez aussi Busbeq. epist. III,
  4. « A cause de la dureté de leurs coeurs ». Exod. c. III, v.7.
  5. Voyez le Deutéronome, ch. XV, v. 12.
  6. Cette division des esclaves est prise ou plutôt copiée de Bodin, de la Républ. L. I.
  7. Tacit. de Morib. Germ. cap. 24.
  8. Deuteron. ch. XV, v. 17.
  9. En effet, on ne laissait la vie aux prisonniers de guerre, que parce qu'on espérait tirer parti de leur esclavage, ou profiter de leur rançon. Tels étaient autrefois les principes sur cette matière ; tels sont encore ceux des nations barbaresques.
  10. Voyez Plutarque, Vie de Crassus.
  11. Lucratifs.
  12. C'est ce que faisait Caton le Censeur, au rapport de Plutarque, Vie de Caton le Censeur. Mais Plutarque fait ensuite cette réflexion : « pour moi, je trouve que de se servir de ses esclaves comme bêtes de somme, et après qu'on s'en est servi, de les chasser ou de les vendre dans leur
  13. Voyez Columelle, L. I.
  14. Sen. de Ira, L. I.
  15. Voyez Plutarque, Vie de Flaminius. — Mais Charron se trompe ici. Ce Flaminius n'était pas un homme de bien. Plutarque dit que s'il était si adonné à ses plaisirs, et si plongé dans les plus infâmes débauches, qu'il foulait aux pieds toutes sortes de bienséance et d'honnêteté.
  16. Voyez Tacite. Annal. L. XIV, c. 42 et seq.
  17. Totidem esse hostes quot servos. Sen. epist. XLVII.
  18. C'est ainsi que la première édition écrit ici ce mot.