De la sagesse/Livre I/Chapitre XXIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 163-167).
_____________________________________________________

CHAPITRE XXII [1].

De l'avarice et de sa contraire passion.


SOMMAIRE. — Ce que c'est que l'avarice. Combien elle a de puissance sur nos esprits. C'est une passion aussi folle que dangereuse. Le mépris des richesses porté à l'excès, mérite aussi le blâme.


Exemples : Mézence. — Sénéque.
__________


AYMER et affectionner les richesses, c’est avarice ; non seulement l’amour et l’affection, mais encore tout soin curieux entour les richesses, sent son avarice, leur dispensation mesme, et la liberalité trop attentivement ordonnée et artificielle ; car elles ne valent pas une attention ny un soing penible.

Le desir des biens et le plaisir à les posseder n’a racine qu’en l’opinion ; le desreiglé desir d’en avoir est une gangrene en nostre ame, qui, avec une venimeuse ardeur, consomme nos naturelles affections pour nous remplir de virulentes humeurs. Sitost qu’elle s’est logée en nostre cœur, l’honneste et naturelle affection que nous debvons à nos parens et amis, et à nous-mesmes, s’enfuist. Tout le reste, com-com com-paré à nostre profict, ne nous semble rien : nous oublions enfin et mesprisons nous-mesmes nostre corps et nostre esprit pour ces biens ; et, comme l’on dict, nous vendons nostre cheval pour avoir du foin.

Avarice est passion vilaine et lasche des sots populaires, qui estiment les richesses comme le souverain bien de l’homme, et craignent la pouvreté [2] comme son plus grand mal, ne se contentent jamais des moyens necessaires qui ne sont refusez à personne ; ils poisent les biens dedans les balances des orphevres, mais nature nous apprend à les mesurer à l’aulne de la necessité. Mais quelle folie que d’adorer ce que nature mesme a mis soubs nos pieds, et caché soubs terre, comme indigne d’estre veu, mais qu’il faut fouler et mespriser ; ce que le seul vice de l’homme a arraché des entrailles de la terre, et mis en lumiere pour s’entretuer ! In lucem propter quæ pugnaremus excutimus : non erubescimus summa apud nos haberi, quæ fuerunt ima terrarum [3] . La nature semble, en la naissance de l’or, avoir aucunement presagi la misere de ceux qui le devoient aymer ; car elle a faict qu’ès terres où il croist, il ne vient ny herbes, ny plantes, ny autre chose qui vaille, comme nous annonçant qu’ès esprits où le desir de ce metail naistra, il ne demourera aucune scintille [4] d’honneur ny de vertu. Que [5] se degrader jusques-là que de servir et demourer esclave de ce qui nous doibt estre subject : Apud sapientem divitiæ sunt in servitute, apud sultum in imperio [6]. Car l’avare est aux richesses, non elles à luy ; et il est dict avoir des biens comme la fievre, laquelle tient et gourmande l’homme, non luy elle. Que d’aymer ce qui n’est bon, ny ne peust faire l’homme bon, voire est commun et en la main des plus meschans du monde, qui pervertissent souvent les bonnes mœurs, n’amendent jamais les mauvaises ; sans lesquelles tant de sages ont rendu leur vie heureuse, et pour lesquelles plusieurs meschans ont eu une mort malheureuse : bref, attacher le vif avec le mort, comme faisoit Mezentius [7] , pour le faire languir et plus cruellement mourir, l’esprit avec l’excrement et escume de la terre, et embar-embar embar-rasser son ame en mille tourmens et traverses qu’ameine ceste passion amoureuse des biens, et s’empescher aux filets et cordages du maling, comme les appelle l’escriture saincte, qui les descrie fort, les appellant iniques, espines, larron du cœur humain, lacqs et filets du diable, idolatrie, racine de tous maux. Et certes qui verroit aussi bien la rouille des ennuis qu’engendrent les richesses dedans les cœurs, comme leur esclat et splendeur, elles seroient autant hayes, comme elles sont aymées. Desunt inopine multa, avaritiæ omnia : in nullum avarus bonus est, in se pressimus [8].

C’est une autre contraire passion vitieuse de hayr et rejetter les biens et richesses, c’est refuser les moyens de bien faire, et pratiquer plusieurs vertus, et la peine, qui est beaucoup plus grande, à bien commander et user des richesses que de n’en avoir point, se gouverner bien en l’abondance qu’en la pouvreté [9]. En ceste-cy n’y a qu’une espece de vertu, qui est ne ravaller poinct de courage, mais se tenir ferme. En l’abondance y en a plusieurs, temperance, moderation, liberalité, diligence, prudence, etc. Là il n’y a qu’à se garder ; icy il y a aussi à se garder, et puis à agir. Qui se despouille des biens est bien plus quitte, et a delivre [10] pour vaquer aux choses hautes de l'esprit ; c'est pourquoy plusieurs et philosophes et chretiens l'ont pratiqué par grandeur de courage. Il se descharge de tant de devoirs et de difficultés, qu’il y a à bien et loyalement se gouverner aux biens en leur acquisition, conservation, distribution, usage et employs. Qui le faict pour cette raison, fuit la besongne ; et au contraire des autres est foible de coeur et lui dirois volontiers [11] : Vous les quittez ; ce n’est pas qu’ils ne soient utiles, mais c’est que ne sçavez vous en servir et en bien user. Ne pouvoir souffrir les richesses, c’est plustost foiblesse d’ame que sagesse, dict Seneque.

  1. C'est le vingt-troisieème de la première édition.
  2. Ce mot est écrit mal à propos, ici et partout, povreté, dans l'édition de Bastien ; poureté dans celle de Frantin. La première édition écrit toujours pouvreté, pour povreté.
  3. « Nous ne craignons point de produire au grand jour des objets qui doivent être pour nous des sujets de dissentions et de combats ; nous ne rougissons point de mettre un grand prix, de l'honneur même à posséder ce qui était caché dans les entrailles de la terre ».
  4. Etincelle, du latin scintilla.
  5. C'est-à-dire : « quelle folie que de dégrader, etc. » et plus bas : « quelle folie que d'aimer, etc. » Les mots quelle folie, sont sous-entendue, parce qu'ils ont été placés trois phrases plus haut.
  6. « La richesse est l'esclave du sage ; elle est le tyran de l'insensé ! »
  7. Le Mézence de l'Éneide.
  8. « Beaucoup de choses manquent à l'indigence, tout manque à l'avarice ; l'avare n'est bon pour personne, il est très-mauvais pour lui-même ».
  9. Variantes. Qui ne sçait qu'il y a beaucoup plus à faire à bien commander et user des richesses que de n'en avoir point, se gouverner bien en l'abondance qu'en la pouvreté.
  10. Et a liberté, main-levée ; delivre, pour délivrance, liberté.
  11. Variantes. Qui se despouille des biens, se descharge de tant de devoirs et de difficultés, qu'il y a à bien et loyalement se gouverner aux biens en leur acquisition, conservation, distribution, usage sans employs. C'est donc fuyre la besongne.