De la sagesse/Livre I/Chapitre XXIV

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Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 167-172).
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CHAPITRE XXIII [1].

De l'amour charnel.


SOMMAIRE. — L'amour charnel est une passion forte, naturelle et commune. Nous l'appelons honteuse, et honteuses les parties qui y servent. Elle n'est honteuse ni vicieuse, elle ne le devient que par les abus et les maux qu'elle entraine.


Exemple : Alexandre.
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C'EST une fievre et furieuse passion que l’amour charnel, et très dangereuse à qui s’y laisse transporter ; car où en est-il ? Il n’est plus à soy ; son corps aura mille peines à chercher le plaisir ; son esprit, mille gehennes à servir son desir ; le desir croissant deviendra fureur : comme elle est naturelle, aussi est-elle violente et commune à tous, dont, en son action, elle esgale et apparie les fols et les sages, les hommes et les bestes : elle abestist et abrutist toute la sagesse, resolution, prudence, contemplation, et toute operation de l’ame. De là Alexandre cognoissoit qu’il estoit mortel, comme aussi du dormir ; car tous deux suppriment les facultés de l’ame.

La philosophie se mesle et parle librement de toutes choses pour en trouver les causes, les juger et reigler, si faict bien la theologie, qui est encore plus pudique et retenue. Pourquoy non, puis que tout est de sa jurisdiction et cognoissance ? Le soleil esclaire sur les fumiers sans en rien tenir ou sentir : s’effaroucher ou s’offenser des paroles, est preuve de grande foiblesse, ou d’estre touché de la maladie. Cecy soit dict pour ce qui suit, et autres pareils s’il y en a. Nature, d’une part, nous pousse avec violence à ceste action : tout le mouvement du monde se resoult et se rend à cet accouplage de masle et de femelle, et, d’autre part, nous laisse accuser, cacher, et rougir pour icelle, comme insolente, deshonneste. Nous l’appellons honteuse ; et les parties qui y servent, honteuses. Pourquoy donc tant honteuse, puis que tant naturelle, et (se tenant en ses bornes [2]) si juste, legitime, necessaire, et que les bestes sont exemptes de cette honte ? Est-ce à cause de la contenance qui semble laide ? Pourquoy laide, puis que naturelle ? au pleurer, rire, mascher, baailler, le visage se contrefaict encores plus. Est-ce pour servir de bride et d’arrest à une telle violence ? Pourquoy donc nature cause-elle telle violence ? Mais c’est au contraire, la honte sert d’aiguillon et d’allumette, comme se dira. Est-ce que les instrumens d’icelle se remuent sans nostre consentement, voire contre nostre volonté ? Pour ceste raison aussi les bestes en devroient avoir honte ; et tant d’autres choses se remuent de soy-mesmes en nous sans nostre consentement, qui ne sont vitieuses ny honteuses, non seulement internes et cachées, comme le pouls et mouvement du cœur, arteres, poulmons, les outils et parties qui servent à l’appetit du manger, boire, descharger le cerveau, le ventre, et sont leurs compressions et dilatations outre et souvent contre nostre advis et volonté, tesmoin les esternuemens, baaillemens, saignées, larmes, hoquets et fluxions, qui ne sont de nostre liberté ; cecy est du corps ; l’esprit oublie, se souvient, croist, mescroit, et la volonté mesme, qui veust souvent ce que nous voudrions qu’elle ne voulust pas ; mais externes et apparentes ; le visage rougist, pallist, blesmist ; le corps engraisse et amaigrist, le poil grisonne, noircist, blanchist, croist, se herisse ; la peau fremist sans et contre nostre consentement. Est-ce à cause qu’en cela se monstre plus au vray la pouvreté et foiblesse humaine ? Si faict-elle au manger, boyre, douloir, lasser, se descharger, mourir, dont l’on n’a pas de honte. Quoy que soit, l’action n’est aucunement, en soy et par nature, honteuse ; elle est vrayement naturelle, et non la honte, tesmoin les bestes : que dis-je, les bestes ! La nature humaine, dict la theologie, se maintenant en son premier originel estat, n’y eust senti aucune honte ; comme de faict, d’où vient la honte que de foiblesse, et la foiblesse que du peché, n’y ayant rien en nature et de soy honteux ? N'estant la cause de cette honte ne la nature, il la faut chercher ailleurs ; elle est donc artificielle. Seroit-ce point une invention forgée au cabinet de Venus pour donner prix à la besogne, et en faire venir davantage l'envie ? C'est avec un peu d'eau allumer plus de feu, comme le mareschal ; c'est convier et embraser l'envie de voyr que cacher, d'ouyr et sçavoir que c'est que le parler bas, et faire la petite bouche ; c'est donner goust et apporter estime aux choses que les traitter mysterieusement, retenüement, avec respect et pudeur. Au rebours, une lache, facile, toute libre et ouverte permission et commodité affadist, oste le goust et la pointe.

Cette action donc en soy et simplement prinse n’est poinct honteuse ny vitieuse, puisque naturelle et corporelle, non plus que les autres pareilles actions. Mais ce qui la faict tant descrier, est que très rarement y est gardée moderation, et que, pour se faire valoir et parvenir à ses exploicts, elle faict de grands remuemens, se sert de très mauvais moyens, et entraîne après, ou bien faict marcher devant, grande suite de maux, tous pires que l’action voluptueuse : les despens montent plus que le principal ; c’est pescher, comme l’on dict, en filets d’or et de pourpre. Et tout cela est purement humain ; les bestes, qui suivent la simple nature, sont nettes de tout ce tracas : mais l’art humain, d’une part, en faict un grand guare-guare [3] ; plante à la porte la honte pour en desgouter ; d’autre part, (ô la piperie) y eschauffe et esguise l’envie, invente, remue, trouble, et renverse tout pour y arriver (tesmoin la poësie, qui ne rit poinct comme en ce subject, et ses inventions sont mousses en toute autre chose), et trouve meilleure toute autre entrée que par la porte et legitime voye, et tout autre moyen escarté, que le commun du mariage.

Advis et remedes particuliers contre ce vice sont au liv. III, chapitre XLI.

  1. C'est le vingt-quatrième de la première édition.
  2. Quand elle se renferme dans les bornes prescites par les lois.
  3. Gare-gare.