De la sagesse/Livre I/Chapitre XXXVII

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LIVRE 1 CHAPITRE 36 De la sagesse LIVRE 1 CHAPITRE 38



veust croire Pline, Herodote, Plutarque, il y a des formes d’hommes en certains endroicts qui ont fort peu de ressemblance à la nostre ; et y en a de mestisses et ambiguës entre l’humaine et la brutale [1]. Il y a des contrées [2] où les hommes sont sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine ; où ils sont androgynes ; où ils marchent de quatre pattes ; où ils n’ont qu’un œil au front, et la teste plus semblable à celle d’un chien qu’à la nostre ; où ils sont moitié poisson par en bas, et vivent en l’eau ; où les femmes accouchent à cinq ans, et n’en vivent que huit ; où ils ont la teste si dure et le front, que le fer n’y peust mordre, et rebrousse contre ; où ils se changent naturellement en loups, en jumens, et puis encore en hommes ; où ils sont sans bouche, se nourrissant de la senteur de certaines odeurs ; où ils rendent la semence de couleur noire, où ils sont fort petits et nains, ou tous forts grands et geans, où ils vont tous nuds, où ils sont tous pelus et velus, où ils sont tous sans parole, vivans par les bois comme bestes, cachés dedans les cavernes et dedans les arbes. Et de nostre temps nous avons descouvert et touché à l’œil et au doigt, où les hommes sont sans barbe, sans usage de feu, de bled, de vin ; où est tenue pour la plus grande beauté ce que nous estimons la plus grande laideur, comme a esté dict devant [3]. Quant à la diversité des mœurs, se dira ailleurs [4]. Et sans parler de toutes ces estrangetés, nous sçavons que, quant au visage, il n’est possible trouver deux visages en tout et par-tout semblables ; il peust advenir de se mescompter et prendre l’un pour l’autre, à cause de la ressemblance grande, mais c’est en l’absence de l’un ; car en presence de tous deux, il est aisé de remarquer la difference, quand bien on ne la pourroit exprimer. Aux ames y a bien plus grande difference ; car non seulement elle est plus grande sans comparaison d’homme à homme que de beste [5] à beste : mais (qui est bien encherir) il y a plus grande difference d’homme à homme que d’homme à beste [6] ; car un excellent animal est plus approchant de l’homme de la plus basse marche, que n’est cet homme d’un autre grand et excellent. Cette grande difference des hommes vient des qualités internes, et de la part de l’esprit, où y a tant de pieces, tant de ressorts, que c’est chose infinie, et des degrés sans nombre. Il nous faut ici, pour le dernier, apprendre à cognoistre l’homme par les distinctions et differences qui sont en luy : or elles sont diverses, selon qu’il y a plusieurs pieces en l’homme, plusieurs raisons et moyens de les considerer et comparer. Nous en donnerons icy cinq principales, ausquelles toutes les autres se pourront rapporter, et generalement tout ce qui est en l’homme, esprit, corps, naturel, acquis, public, privé, apparent, secret : et ainsi ceste cinquiesme et derniere consideration de l’homme aura cinq parties, qui seront cinq grandes et capitales distinctions des hommes, savoir :

La premiere, naturelle et essentielle, et universelle de tout l’homme, esprit et corps.

La seconde, naturelle et essentielle principalement, et aucunement acquise, de la force et suffisance de l’esprit.

La tierce, accidentale, de l’estat, condition et devoir, tirée de la superiorité et inferiorité.

La quatriesme, accidentale, de la condition et profession de vie.

La cinquiesme et derniere, des faveurs et desfaveurs de la nature et de la fortune.

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CHAPITRE XLIV [7].

Premiere distinction et difference des hommes naturelle et essentielles, tirée de la diverse assuiette du monde.


SOMMAIRE. — La diversité des hommes vient de la diversité des climats et temperatures. — Partage des habitans de la terre en trois parties, d'après cette opinion ; en septentrionaux, en moyens et en méridionaux. Suivant ce partage, les naturels des hommes sont différens en toutes choses, corps, esprit, religion, mœurs ; preuves de chacune de ces différences ; leurs causes. Naturel de chacune des trois grandes divisions des hommes, par climats ou zones.

Exemples : Les Athéniens, les Thébains, Platon. — Cyrus. — La Citadelle et le Pyrée d'Athènes. — Les Égyptiens. — Moïse. — Annibal. — Les Germains, les Romains, les Grecs.

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LA premiere, plus notable et universelle distinction des hommes, qui regarde l’esprit et le corps, et tout l’estre de l’homme, se prend et tire de l’assiette di-di

  1. Celle des brutes.
  2. On sent que tous ces peuples sont fabuleux et imaginaires. Charron n'aurait pas même dû en parler, malgré les témoignages de trois anciens auteurs qu'il cite. On nommait les peuples sans têtes, acéphales, ceux sans bouche, astomoi, etc. Mais ces noms comme ces fables sont imaginés à plaisir. Au reste, tout ce paragraphe est pris, presque mot pour mot, de Montaigne (L. II, chap. 12). Mais Montaigne et Charron auraient dû dire au moins, lorsqu'ils citent Pline à l'appui de plusieurs de ces faits, qu'il les regarde comme indignes de toute croyance. « Homines in lupos verti, rursumque restituï sibi faslum esse confidenter existimare debemus, aut credere omnia quœ fabulosa tot sœculis comperimùs ». Nat. Hist. L. VIII, cap. 22.
  3. Au chap. VI.
  4. L. II, chap. 8.
  5. C'est ce que dit Plutarque, à la fin de son traité : que les bêtes brutes usent de la raison.
  6. Voyez Montaigne. L. I, chap. 42, initio.
  7. C'est le trente-huitième chapitre de la première édition.