De la sagesse/Livre II/Chapitre VII

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se porter moderement et egalement en prosperité et adversité. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/174

il y a double fortune avec qui il nous faut combattre, la bonne et la mauvaise, la prosperité et l’adversité ; ce sont deux duels, les deux temps dangereux ausquels il faut demeurer en cervelle ; ce sont les deux escholes, essais et pierres de touche de l’esprit humain. Le vulgaire ignorant n’en recognoist qu’un ; ne croit pas que nous ayons affaire, ny qu’il y aye de la difficulté et du contraste avec la prosperité et la douce fortune, en laquelle sont si transportez de joye qu’ils ne sçavent ce qu’ils font, et personne ne peust durer avec eux : et en affliction ils sont tous estonnez et abattus comme les malades qui sont en angoisse, lesquels ne peuvent endurer ny froid ny chaud. Les sages recognoissent tous les deux, et imputent à mesme vice et folie, ne sçavoir se commander en prosperité, et ne pouvoir porter les adversitez. Mais qui est le plus difficile et dangereux, ils n’en sont pas du tout d’accord. Aucuns disent l’adversité, à cause de son horreur et sa rigueur : (…). Autres disent la prosperité, laquelle, par son rire et ses mignardes douceurs, agist d’aguet, relasche et ramollit l’esprit et luy desrobe insensiblement sa trempe, sa force et vigueur, comme Dalila à Samson, tellement que plusieurs, durs, opiniastres et invincibles à l’adversité, se sont laissez aller aux flatteries de la prosperité : (…) ; et puis l’affliction incite mesme nos ennemis à pitié, la prosperité esmeut nos amis à envie. Item, en l’adversité se voyant tombé et abandonné de tous, et que toute l’esperance est reduicte à soy-mesme, l’on prend courage, l’on se releve, se ramasse, l’on s’esvertue de toute sa force ; et en la prosperité se voyant assisté de tous qui rient et applaudissent, l’on se relasche, l’on se rend nonchalant, l’on se fie à tous sans apprehension de mal et difficulté, et pense l’on que tout est en seureté. En quoy l’on est souvent trompé. Peust-estre que, selon la diversité des naturels et complexions, toutes les deux opinions sont veritables. Or la sagesse nous apprend à tenir egalité en toute nostre vie, et monstrer tousiours un mesme visage, doux et ferme. Le sage est un suffisant artisan, qui faict son profict de tout ; de toute matiere il forme la vertu, comme l’excellent peintre Phidias tout simulachre. Quoy qu’il luy vienne ou tombe en main, il y trouve subject de bien faire ; il regarde d’un mesme visage les deux faces differentes de la fortune : (…). La sagesse nous fournist d’armes et de discipline pour tous les deux combats ; contre l’adversité nous fournist d’esperon, et apprend à elever, fortifier et roidir le courage, et c’est la vertu de force ; contre la prosperité nous fournist de bride, et apprend à rabaisser les aisles, et se tenir en modestie, et c’est la vertu de temperance : ce sont les deux vertus morales, contre les deux fortunes. Ce que le grand philosophe épictete a très bien signifié, comprenant en deux mots toute la philosophie morale, sustine et abstine

soustiens les maux,

c’est l’adversité : abstiens-toy des biens, c’est-à-dire des voluptez, c’est la prosperité. Les advis particuliers contre les particulieres prosperitez et adversitez seront au livre troisiesme suyvant, en la vertu de force et de temperance ; icy nous mettrons les advis generaux et remedes contre toute prosperité et adversité ; puis qu’en ce livre nous instruisons en general à la sagesse, comme a esté dict en son praeface. Contre toute prosperité, la doctrine et advis commun sera en trois poincts : le premier, que mal et à tort les honneurs, les richesses, et faveurs de la fortune, sont estimez et appellez biens, puis qu’ils ne font poinct l’homme bon, ne reforment poinct le meschant, et sont communs aux bons et meschans. Celuy qui les appelle biens, et a mis en iceux le bien de l’homme, a bien attaché nostre heur à un cable pourry, et ancré nostre felicité en un sable mouvant : car qu’y a-il si incertain et inconstant que la possession de tels biens, qui vont et viennent, passent et s’escoulent comme un torrent ! Comme un torrent ils font bruict à l’arrivée, ils sont pleins de violence, ils sont troubles, l’entrée en est fascheuse, ils disparoissent en un moment ; et quand ils sont escoulez, il ne demeure que de la bourbe au fond. Le second poinct est de se souvenir que la prosperité est, comme un venin emmiellé, douce et flatteresse, mais très dangereuse, à quoy il se faut bien tenir en cervelle. Quand la fortune rit et que tout arrive à souhait, c’est lors que nous debvons plus craindre et penser à nous, tenir nos affections en bride, composer nos actions par raison, sur-tout esviter la presomption, qui suyt ordinairement la faveur du temps. C’est un pas glissant que la prosperité, auquel il se faut tenir bien ferme ; il n’y a saison en laquelle les hommes oublient plustost Dieu : c’est chose rare et difficile de trouver personne qui ne s’attribue volontiers la cause de sa felicité. C’est pourquoy, en la plus grande prosperité, il faut user du conseil de ses amis, et leur donner plus d’authorité sur nous qu’en autre temps. Il faut donc faire comme en un mauvais et dangereux chemin, aller en craincte et doubte, et demander la main d’autruy. Aussi en telle saison le malheur est medecine, car il nous rameine à nous cognoistre. Le troisiesme est de retenir ses desirs et y mettre mesure : la prosperité enfle le cœur, pousse en avant, ne trouve rien difficile, faict venir l’envie tousiours des plus grandes choses (ils disent qu’en mangeant l’appetit vient), et nous emporte au-delà de nous ; et c’est là où l’on se perd, l’on se noye, l’on se faict mocquer de soy. C’est comme la guenon qui monte de branche en branche jusques au sommet de l’arbre, et puis monstre le cul. ô combien de gens se sont perdus et ont peri miserablement, pour n’avoir pu se moderer en leur prosperité ! Parquoy il se faut arrester, ou bien aller tout doucement, pour jouyr, et n’estre pas tousiours en queste et en pourchas : c’est sagesse que de sçavoir establir son repos, son contentement, qui ne peust estre où n’y a poinct d’arrest, de but, de fin. Contre toute adversité, voyci des advis generaux. En premier lieu, il se faut garder de l’opinion commune et vulgaire, erronée et tousiours differente de la vraye raison : car pour descrier et mettre en hayne et en horreur les adversitez et afflictions, ils les appellent maux et malheurs, et très grands maux, combien que toutes choses externes ne soyent bonnes ny mauvaises : jamais les adversitez ne firent meschant un homme, mais plustost ont profité et servy à reduire les meschans, et sont communes aux bons et aux meschans. Certes les fleaux et tristes accidens sont communs à tous, mais ils ont bien divers effects, selon la main qu’ils rencontrent. Aux fols et reprouvez ils ne servent que de desespoir, de trouble et de rage : ils les font bien (s’ils sont pressans et extremes) bouquer, crier à Dieu, et regarder au ciel ; mais c’est tout, car ils n’en valent pas mieux. Aux errans et delinquans sont autant d’instructions vifves, et de compulsoires, pour les ramentevoir de leur debvoir, et leur faire recognoistre Dieu. Aux gens de vertu sont lices et tournois pour jouster et exerciter leur vertu, se recommander plus et s’allier à Dieu. Aux prudens, matiere de bien, et quelquesfois planches pour passer, et monter en toute hauteur et grandeur, comme il se lit et se void de plusieurs, ausquels estant arrivées de grandes traverses, que l’on pensoit estre leur malheur et ruine entiere, ils ont esté par ce moyen haut elevez et aggrandis : et au rebours sans ces malheurs ils demeuroient à sec, comme sceut bien dire et s’escrier ce grand capitaine athenien, (…). Un très beau et riche exemple de cecy, a esté Joseph Hebrieu fils de Jacob. Ce sont bien coups du ciel, mais la vertu et prudence humaine luy sert d’instrument propre, dont est provenu ce très beau conseil des sages, faire de necessité vertu . C’est une très belle mesnagerie et premier traict de prudence, tirer du mal le bien, manier si dextrement les affaires, et sçavoir donner si à propos le vent et le biais, que du malheur l’on s’en puisse prevaloir et en faire sa condition meilleure. Les afflictions et adversitez viennent de trois endroicts : ce sont trois autheurs et ouvriers des peines ; le peché, premier inventeur qui les a mis en nature ; l’ire et la justice divine, qui les met en besongne, comme ses commissaires et executeurs ; la police du monde troublée, alterée par le peché, en laquelle, comme une revolte generalle et tumulte civil, les choses n’estant en leurs places deuës, et ne faisant leurs offices, sourdent tous maux, ainsi qu’au corps le denouement des membres, le froissement et dislocation des os apporte des douleurs grandes et inquietudes. Ces trois ne nous sont poinct propices ny favorables : le premier est à hayr du tout comme ennemy, le second est à craindre et redoubter comme terrible, le tiers est à s’en garder comme abuseur. Pour se sauver et se deffaire de tous trois, il n’est que d’employer leurs propres armes, desquelles ils nous battent, comme Goliath de son propre cousteau, faisant de necessité vertu, profict de l’affliction et de la peine, la faisant rejalir contr’eux. L’affliction, vraye engeance de peché, bien prinse, est sa mort et sa ruine, et faict à son autheur ce que la vipere à sa mere qui la produict : c’est l’huile du scorpion qui guarist sa morsure, affin qu’il perisse par son invention : (…). C’est la lime de l’ame qui la desrouille, la purifie et l’esclaircist du peché. En consequence de ce elle appaise l’ire divine, et nous tire des prisons et liens de la justice pour nous remettre au doux, beau et clair sejour de grace et misericorde ; finalement nous sevre du monde, nous tire de la mammelle, et nous desgouste par son aigreur comme l’absynthe au tettin de la nourrisse, du doux laict et appast de ceste vie trompeuse. Un grand et principal expedient pour se bien comporter en l’adversité, est d’estre homme de bien. L’homme vertueux est plus tranquille en l’adversité que le vicieux en la prosperité : comme ceux qui ont la fievre sentent avec plus de mal le froid et le chaud, et la rigueur de leurs accez, que ne font les sains le froid et le chaud de l’hyver et de l’esté : aussi ceux qui ont la conscience malade et en fievre sont bien plus tourmentez que les gens de bien ; car ayant l’interieur sain, ne peuvent estre incommodez par l’exterieur, où ils opposent un bon courage. Les adversitez sont de deux sortes : les unes sont vrayes et naturelles, comme maladies, douleurs, la perte des choses que nous aymons ; les autres faulses et feinctes par l’opinion commune ou particuliere, et non en verité. Qu’il soit ainsi, l’on a l’esprit et le corps autant à commandement comme auparavant qu’elles advinssent. à celles-cy n’y a qu’un mot : ce de quoy tu te plains n’est pas douloureux ne fascheux, mais tu en fais le semblant, et tu te le fais croire. Quant aux vrayes et naturelles, les plus prompts, et populaires, et plus sains advis, sont les plus naturels, les plus justes et equitables. Premierement il se faut souvenir que l’on n’endure rien contre la loy humaine et naturelle, puis qu’ à la naissance de l’homme toutes ces choses sont annexées et données pour ordinaires. En tout ce qui a accoustumé de nous affliger, considerons deux choses ; la nature de ce qui nous arrive, et celle qui est en nous : et usant des choses selon la nature, nous n’en recepvrons aucune fascherie. La fascherie est une maladie de l’ame, contraire à la nature, ne doibt poinct entrer chez nous. Il n’y a accident au monde qui nous puisse arriver, auquel la nature n’aye preparé une habitude en nous pour le recepvoir et le tourner à nostre contentement. Il n’y a maniere de vie si estroicte qui n’aye quelque soulas et rafraischissement. Il n’y a prison si estroicte et obscure qui ne donne place à une chanson pour desennuyer le prisonnier. Jonas eut bien le loysir de faire sa priere à Dieu dedans le ventre de la baleine, laquelle fust exaucée. C’est une faveur de nature qu’elle nous trouve remede et adoucissement à nos maux en la tolerance d’iceux ; estant ainsi que l’homme est né pour estre subject à toutes sortes de miseres : (…). Secondement faut se souvenir qu’il n’y a que la moindre partie de l’homme subjecte à la fortune ; nous avons le principal en nostre puissance, et ne peust estre vaincu sans nostre consentement. La fortune peust bien rendre pauvre, malade, affligé, mais non vicieux, lasche, abattu : elle ne nous sçauroit oster la probité, le courage, la vertu. Après il faut venir à la bonne foy, à la raison et à la justice ; souvent l’on se plainct injustement, car si par fois il est survenu du mal, encore plus souvent il est survenu du bien, et ainsi il faut compenser l’un avec l’autre : et si l’on jugeoit bien, il se trouvera qu’il y a plus de quoy se loüer des bons succez que se plaindre des mauvais ; et comme nous destournons nos yeux de dessus les choses qui nous offensent, et les jettons sur les couleurs verdoyantes et gayes, ainsi debvons-nous divertir les pensées des choses tristes, et les adonner à celles qui nous sont plaisantes et agreables. Mais nous sommes malicieux, ressemblans aux ventouses qui tirent le mauvais sang et laissent le bon ; l’avaricieux qui vendroit le meilleur vin et beuvroit le pire ; les petits enfans, ausquels si vous ostez un de leurs jouets, jettent tous les autres par despit. Car s’il nous advient quelque mesadventure, nous nous tourmentons et oublions tout le reste qui nous demeuroit entier : voire y en a qui se disent malheureux en toutes choses, et que jamais n’eurent aucun bien, tellement qu’une once d’adversité leur porte plus de desplaisir que dix mille de prosperité ne leur apporte de plaisir. Aussi faut-il regarder sur tant de gens qui sont en beaucoup pire condition que nous, et qui se sentiroient heureux d’estre en nostre place (…). Il faudroit pour ces plaignans practiquer le dire et advis d’un sage, que tous les maux que souffrent les hommes fussent rapportez en commun et en blot, et puis que le partage s’en fist egalement : car alors se trouvant beaucoup plus chargez par le despartement, seroit descouverte l’injustice de leur plainte. Après tous ces advis nous pouvons dire qu’il y a deux grands remedes contre tous maux et adversitez, lesquels reviennent presque à un : l’accoustumance pour le vulgaire grossier, et la meditation pour les sages. Tous deux sont prins du temps, l’emplastre commun et très puissant à tous maux ; mais les sages le prennent avant la main, c’est la prevoyance ; le foible vulgaire après. Que l’accoustumance puisse beaucoup, nous le voyons clairement, en ce que les choses plus fascheuses se rendent douces par l’accoustumance. Les forsats pleurent quand ils entrent en la galere, au bout de trois mois ils y chantent. Ceux qui n’ont pas accoustumé la mer pallissent mesme en temps calme, quand on leve l’ancre, et les matelots rient durant la tempeste ; la femme se desespere à la mort de son mary, dedans l’an elle en ayme un autre. Le temps et l’accoustumance faict tout : ce qui nous offense est la nouveauté de ce qui nous arrive : (…). La meditation faict le mesme office à l’endroict des sages, car à force de penser aux choses ils se les rendent familieres et ordinaires : (…). Considerons exactement la nature de toutes les choses qui nous peuvent fascher, et nous representons ce qui nous y peust arriver de plus ennuyeux et insupportable, comme maladie, poureté, exil, injures, et examinons en tout cela ce qui est selon nature ou contraire à elle. La prevoyance est un grand remede contre tous maux, lesquels ne peuvent apporter grande alteration ny changement, estant arrivez à un homme qui s’y attendoit, comme au contraire ils blessent et endommagent fort ceux qui se laissent surprendre. La meditation et le discours est ce qui donne la trempe à l’ame, qui la prepare, l’affermit contre tous assauts, la rend dure, acerée et impenetrable à tout ce qui la veust entamer ou fausser : les accidens, tant grands soyent-ils, ne peuvent donner grand coup à celuy qui se tient sur ses gardes et est prest de les recepvoir : (…). Or pour avoir ceste prevoyance, il faut premierement sçavoir que nature nous a mis icy, comme en un lieu fort scabreux et où tout bransle ; que ce qui est arrivé à un autre nous peust advenir aussi ; que ce qui panche sur tous peust tomber sur un chascun : et en tous affaires que l’on entreprend, premediter les inconveniens et mauvaises rencontres qui nous y peuvent advenir, affin de n’en estre surprins. ô combien nous sommes deceus et avons peu de jugement quand nous pensons que ce qui arrive aux autres ne puisse arriver jusques à nous ! Quand ne voulons estre prevoyans et deffians, de peur que l’on ne nous tienne pour craintifs ! Au contraire, si nous prenions cognoissance des choses, ainsi que la raison le veust, nous nous estonnerions plustost de ce que si peu de traverses nous arrivent, et que les accidens qui nous suyvent de si près ont tant tardé à nous attraper ; et nous ayant atteincts, comment ils nous traictent si doucement. Celuy qui prend garde et considere l’adversité d’autruy, comme chose qui luy peust advenir, avant qu’elle soit à luy, il est armé. Il faut penser à tout, et compter tousiours au pire ; ce sont les sots et mal advisez qui disent : je n’y pensois pas. L’on dict que l’homme surprins est à demy battu ; et au contraire un adverty en vaut deux : l’homme sage, en temps de paix, faict ses preparatifs pour la guerre ; le bon marinier, avant surgir du port, faict provision de ce qu’il faut pour resister à la tempeste : c’est trop tard s’apprester quand le mal est advenu. à tout ce à quoy nous sommes preparez de longue main, nous nous trouvons admirables, quelque difficulté qu’il y aye. Au contraire, il n’y a chose si aisée qui ne nous empesche si nous y sommes nouveaux : (…). Certes il semble bien que si nous sommes aussi prevoyans que nous debvons et pouvons estre, nous ne n ous estonnerons de rien. Ce que vous avez preveu vous arrive, pourquoy vous en estonnez-vous ? Faisons donc que les choses ne nous surprennent poinct ; tenons-nous en garde contre elles, regardons-les venir : (…).