De la sagesse/Livre II/Chapitre VIII

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obeyr et observer les loix, coustumes et ceremonies du pays ; comment et en quel sens.

tout ainsi que la beste sauvage et farouche ne se veust laisser prendre, conduire et manier à l’homme, mais ou s’enfuyt et se cache de luy, ou s’irrite et s’eleve contre luy s’il en veust approcher, tellement qu’il faut user de force meslée avec ruse et artifice pour l’avoir et en venir à bout : ainsi en faict la folie revesche à la raison, et sauvage à la sagesse, contre laquelle elle s’irrite et s’affolit dadvantage ; dont il la faut avoir et meiner comme une beste farouche (ce que l’homme est à la beste, l’homme sage est au fol), l’estonner, luy faire peur et l’arrester tout court, pour puis à l’aise l’instruire et le gaigner. Or le moyen propre à ce est une grande authorité, une puissance et gravité esclatante qui l’esblouyt de sa splendeur et de son esclair : (…). En une meslée et sedition populaire, s’il survient et se presente quelque grand, ancien, sage et vertueux personnage qui aye gaigné la reputation publicque d’honneur et de vertu, lors ce peuple mutin, frappé et esblouy de la splendeur et de l’esclair de ceste authorité, se tient coy, et attend ce qu’il veust dire : (…). Il n’y a rien plus grand en ce monde que l’authorité, qui est une image de Dieu, un messager du ciel : si elle est souveraine, elle s’appelle majesté ; si subalterne, authorité : et se soustient de deux choses, admiration et craincte meslées ensemble. Or ceste majesté et authorité est premierement et proprement en la personne du souverain, du prince et legislateur, où elle est vifve et agente, mouvante ; puis en ses commandemens et ordonnances, c’est-à-dire en la loy, qui est le chef-d’œuvre du prince, et l’image de la majesté vifve et originelle. Par icelle sont reduicts, conduicts et guidez les fols. Voylà de quel poids, necessité, utilité, est l’authorité et la loy au monde. La prochaine et plus pareille authorité à la loy, est la coustume, qui est une autre puissante et imperieuse maistresse ; elle empiete et usurpe ceste puissance traistreusement et violemment ; car elle plante peu à peu, à la desrobée et comme insensiblement, son authorité par un petit, doux et humble commencement ; l’ayant rassis et estably par l’ayde du temps, elle descouvre puis un furieux et tyrannique visage, contre lequel il n’y a plus de liberté ny puissance de hausser seulement les yeux ; elle prend son authorité de la possession et de l’usage, elle grossit et s’annoblit en roulant comme les rivieres : il est dangereux de la rameiner à sa naissance. La loy et la coustume establissent leur authorité bien diversement ; la coustume, peu à peu, avec un long temps, doucement et sans force, d’un consentement commun de tous, ou de la pluspart, et a son autheur le peuple : la loy sort en un moment avec authorité et puissance, et prend sa vigueur de qui a puissance de commander à tous, et souvent contre le gré des subjects ; dont quelqu’un la compare au tyran, et la coustume au roy. Dadvantage la coustume ne porte loyer ny peine : la loy porte tous les deux, pour le moins la peine : toutesfois elles se peuvent bien mutuellement prester la main et aussi s’entredestruire. Car la coustume qui n’est qu’en souffrance, emologuée par le souverain, sera plus asseurée ; et la loy aussi affermit son authorité par la possession et l’usage : au contraire aussi la coustume sera cassée par une loy contraire, et la loy s’en ira à vau-l’eau par souffrance de coustume contraire : mais ordinairement elles sont ensemble, c’est loy et coustume : les sçavans et spirituels la considerent comme loy ; les idiots et simples comme coustume. C’est chose estrange de la diversité des loix et coustumes qui sont au monde, et de l’extravagance d’aucunes. Il n’y a opinion ny imagination si bigearre, si forcenée, qui ne soit establie par loix ou coustumes en quelque lieu. Je suis content d’en reciter quelques-unes pour monstrer à ceux qui font difficulté de le croire jusques où va ceste proposition, ne m’arrestant poinct à parler de ce qui est de la religion, qui est le subject où se trouvent de plus grandes estrangetez et impostures plus grossieres : mais pource qu’il est hors le commerce des hommes, et que ce n’est proprement coustume, et où il est aisé d’estre trompé, je le laisseray. Voyci donc des plus remarquables en estrangeté : tuer par office de pieté ses parens en certain aage, et les manger : aux hostelleries, prester leurs enfans, femmes et filles à jouyr aux hostes en payant : bordeaux publics des masles : les vieillards prester leurs femmes à la jeunesse : les femmes estre communes ; honneur aux femmes d’avoir accointé plusieurs masles, et porter autant de belles houppes au bord de leur robe : les filles monstrer à descouvert par-tout leurs parties honteuses ; les mariées non, ains les couvrir soigneusement ; les filles s’abandonner à leur plaisir, et, devenues grosses, se faire avorter au veu et sceu d’un chascun ; mais mariées, estre chastes et fidelles à leurs maris : les femmes mariées, la premiere nuict avant l’accointance de leur espoux, recepvoir tous les masles qui sont de l’estat et profession du mary, conviez aux nopces, et puis estre loyalles à leurs maris : les mariées, presenter leur pucellage au prince avant qu’au mary : mariages de masles : les femmes aller à la guerre et au combat avec les maris : femmes mourir et se tuer lors ou tost après le decez de leurs maris : femmes veufves se pouvoir remarier si les maris sont morts de mort violente et non autrement : les maris pouvoir repudier leurs femmes sans alleguer cause ; vendre si elle est sterile ; tuer sans cause, sinon pource qu’elle est femme, et puis emprunter femmes des voisins au besoin : les femmes s’accoucher sans plainte et sans effray ; tuer leurs enfans pource qu’ils ne sont pas beaux, bien formez, ou sans cause : en mangeant, essuyer ses doigts à ses genitoires et à ses pieds : vivre de chair humaine, manger chair et poisson tout crud : coucher ensemble plusieurs masles et femelles jusques au nombre de dix ou douze : saluer en mettant le doigt à terre, et puis le levant vers le ciel ; tourner le dos pour saluer, et ne regarder jamais celuy que l’on veust honorer : recueillir en la main les crachats du prince : ne parler au roy que par sarbatane : ne couper en toute sa vie ny poil ny ongle : couper le poil d’un costé et les ongles d’une main et non de l’autre : les hommes pisser accroupis, et les femmes debout : faire des trous et fossettes en la chair du visage et aux tettins, pour y porter des pierreries et des bagues : mespriser la mort, la festoyer, la briguer, et plaider en public pour en estre honoré, comme d’une dignité et grande faveur, et y estre preferé : sepulture honorable estre mangé des chiens, des oyseaux, estre cuit et pilé, et la poudre avallée avec le breuvage ordinaire. Quand ce vient à juger de ces coustumes, c’est le bruict et la querelle : le sot populaire et pedant ne s’y trouve poinct empesché, car tout destroussement il condamne comme barbarie et bestise tout ce qui n’est de son goust, c’est-à-dire de l’usage commun et coustume de son pays ; car il tient pour reigle unique de verité, justice, bienseance, la loy et coustume de son pays. Que si on luy dict qu’ainsi en jugent et parlent les autres en leur rang, autant offensez de nos coustumes et façons comme nous des leurs, il tranche tout court à sa mode, que ce sont bestes et barbares, qui est tousiours dire mesme chose. Le sage est bien plus retenu, comme sera dict ; il ne se haste poinct d’en juger, de peur de s’eschauder et faire tort à son jugement : et de faict il y a plusieurs loix et coustumes qui semblent du premier coup sauvages, inhumaines et contraires à toute bonne raison, que si elles estoient sans passion et sainement considerées, si elles ne se trouvoient du tout justes et bonnes, pour le moins ne seroient-elles sans quelque raison et deffense. Prenons-en quelques-unes pour exemple, les deux premieres qu’avons dict qui semblent bien estre des plus estranges et eslongnées du debvoir de pieté, tuer ses parens en certain estat et les manger. Ceux qui ont ceste coustume la prennent pour tesmoignage de pieté et bonne affection, cherchant par là premierement à delivrer par pitié leurs parens vieux, et non seulement du tout inutiles à soy et à autruy, mais onereux, languissans et meinans vie penible, douloureuse et ennuyeuse à soy et à autruy, pour les mettre en repos et à leur aise : puis leur donnant la plus digne et loüable sepulture, logeant en eux-mesmes, et comme en leurs moëlles, les corps de leurs peres et leurs reliques, les vivifiant aucunement, et regenerant par la transmutation en leur chair vifve, par le moyen de la digestion et du nourrissement. Ces raisons ne seront pas trop legeres à qui ne sera prevenu d’opinion contraire, et est aisé à considerer quelle cruauté et abomination c’eust esté à ces gens-là de voir tant souffrir devant leurs yeux leurs parens en douleur et en langueur, sans les secourir, et puis jetter leurs despouilles à la corruption de la terre, à la puantise et nourriture des vers, qui est tout le pire que l’on pourroit faire. Darius en fit l’essay, demandant à quelques grecs pour combien ils voudroient prendre la coustume des indiens, de manger leurs peres trespassez, qui respondirent, pour rien du monde : et s’estant essayé de persuader aux indiens de brusler les corps de leurs peres comme les grecs, y trouva encore plus d’horreur et de difficulté. J’en adjousteray encore un autre qui n’est que de la bienseance, plus leger et plus plaisant : un qui se mouchoit tousiours de sa main, reprins d’incivilité, pour se deffendre demanda quel privilege avoit ce salle excrement, qu’il luy faille apprester un beau linge à le recepvoir, et puis, qui plus est, à l’empacqueter et serrer soigneusement sur soy ; que cela debvoit faire plus de mal au cœur que de le verser et jetter où que ce soit. Voylà comment par-tout se trouve raison apparente, dont il ne faut rien sitost et legerement condamner. Mais qui croiroit combien est grande et imperieuse l’authorité de la coustume ? Qui l’a dict estre une autre nature ne l’a pas assez exprimé ; car elle faict plus que nature, elle combat nature. Pourquoy les plus belles filles n’attirent poinct l’amour de leurs peres ; ny les freres, plus excellens en beauté, l’amour de leurs sœurs ? Ceste espece de pudicité n’est proprement de nature ; elle est de l’usage des loix et coustumes qui le deffendent et font de l’inceste un grand peché et non nature : mais encore plus elle force les reigles de nature, tesmoin les medecins, qui souvent quittent leurs raisons naturelles de leur art à son authorité ; tesmoin ceux qui, par accoustumance, ont gaigné de se nourrir et vivre de poison, d’araignées, fourmis, laizards, crapaux, comme practiquent les peuples entiers aux Indes. Aussi elle hebete nos sens ; tesmoin ceux qui demeurent près des cataractes du Nil, clochers, armuriers, moulins, et tout le monde selon les philosophes, au son de la musique celeste et des mouvemens divers des ciels roulans et s’entrefrottans l’un l’autre. Bref (et c’est le principal fruict d’icelle) elle vainc toute difficulté, rend les choses aisées, qui sembloient impossibles, adoucit toute aigreur, dont par son moyen l’on vit content par-tout : mais elle maistrise nos ames, nos creances, nos jugemens, d’une très injuste et tyrannique authorité. Elle faict et deffaict, authorise et desauthorise tout ce qu’il luy plaist sans rithme ny raison, voire souvent contre toute raison : elle faict valoir et establit parmy le monde, contre raison et jugement, toutes les opinions, religions, creances, observances, mœurs et manieres de vivre les plus fantasques et farouches, comme a esté touché cy-dessus. Et au rebours elle degrade injurieusement, ravalle et desrobe aux choses vrayement grandes et admirables leur prix, leur estimation, et les rend viles (…). C’est donc une très grande et puissante chose que la coustume. Platon ayant reprins un enfant de ce qu’il jouoit aux noix, et qu’il luy avoit respondu, tu me tances pour peu de chose, dict, la coustume n’est pas peu de chose : mot bien remarquable à tous ceux qui ont la jeunesse à conduire. Mais elle exerce sa puissance avec une si absolue authorité, qu’il n’est plus permis de regimber ny reculer, non pas seulement de rentrer en nous pour discourir et raisonner de ses ordonnances. Elle nous enchante si bien, qu’elle nous faict croire que ce qui est hors de ses gonds est hors des gonds de raison, et n’y a rien de bon et juste que ce qu’elle approuve : (…). Cecy est tolerable parmy les idiots et populaires, qui, n’ayant la suffisance de voir les choses au fond, juger et trier, font bien de se tenir et arrester à ce qui est communement tenu et receu : mais aux sages qui jouent un autre roolle, c’est chose indigne de se laisser ainsi coiffer à la coustume. O r l’advis que je donne icy à celuy qui veust estre sage est de garder et observer de parole et de faict les loix et coustumes que l’on trouve establies au pays où l’on est, et ce non pour la justice ou equité qui soit en elles, mais simplement pource que ce sont loix et coustumes ; non legerement condamner ny s’offenser des estrangeres, mais bien librement et sainement examiner et juger les unes et les autres, n’obligeant son jugement et sa creance qu’ à la raison. Voyci quatre mots. En premier lieu, selon tous les sages, la reigle des reigles, et la generalle loy des loix, est de suyvre et observer les loix et coustumes du pays où l’on est : (…). Toutes façons de faire escartées et particulieres sont suspectes de folie ou passion ambitieuse, heurtent et troublent le monde.

En second lieu, les loix et coustumes se maintiennent en credit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont loix et coustumes ; c’est le fondement mystique de leur authorité, elles n’en ont poinct d’autre ; et celuy qui obeyt à la loy, pource qu’elle est juste, ne luy obeyt pas parce qu’il doibt, ce seroit soubsmettre la loy à son jugement, et luy faire son procez, et mettre en doubte et dispute l’obeyssance, et par consequent l’estat et la police, selon la soupplesse et diversité non seulement des jugemens, mais d’un mesme jugement. Combien de loix au monde injustes, impies, extravagantes, non seulement aux jugemens particuliers des autres, mais de la raison universelle, Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/209 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/210 avec lesquelles le monde a vescu long-temps en profonde paix et repos, et avec telle satisfaction que si elles eussent esté très justes et raisonnables ; et qui les voudroit changer et r’habiller se monstreroit ennemy du public et ne seroit à recepvoir : la nature humaine s’accommode à tout avec le temps ; et ayant une fois prins son pli, c’est acte d’hostilité de vouloir rien remuer : il faut laisser le monde où il est ; ces brouillons et remueurs de mesnage, sous pretexte de reformer, gastent tout. Tout remuement et changement des loix, creances, coustumes et observances, est très dangereux, et qui produit tousiours plus et plustost mal que bien ; il apporte des maux tout certains et presens. Pour un bien à venir et incertain, les novateurs ont bien tousiours des specieux et plausibles tiltres ; mais ils n’en sont que plus suspects, et ne peuvent eschapper la note d’une ambitieuse presomption de penser voir plus clair que les autres, et qu’il faut, pour establir leurs opinions, renverser un estat, une police, une paix et repos public. En troisiesme lieu, c’est le faict de legereté et presomption injurieuse, voire tesmoignage de foiblesse et insuffisance, de condamner ce qui n’est conforme à la loy et coustume de son pays. Cela vient de ne prendre pas le loysir ou n’avoir pas la suffisance de considerer les raisons et fondemens des autres ; c’est faire tort et honte à son jugement, dont il faut puis souvent se desdire ; c’est ne se souvenir pas que la nature humaine est capable de toutes choses ; c’est laisser endormir et pipper à la longue accoustumance la veuë de son esprit, et endurer que la prescription puisse sur nostre jugement. Finalement c’est l’office de l’esprit genereux et de l’homme sage (que je tasche de peindre icy) d’examiner toutes choses, considerer à part, et puis comparer ensemble toutes les loix et coustumes de l’univers qui luy viennent en cognoissance, et les juger de bonne foy et sans passion au niveau de la verité, de la raison et nature universelle, à qui nous sommes premierement obligez, sans se flatter et tacher son jugement de faulseté, et se contenter de rendre l’observance et obeyssance à celles ausquelles nous sommes secondement et particulierement obligez, et ainsi aucun n’aura de quoy se plaindre de nous. Il adviendra quelquesfois que nous ferons, par une seconde, particuliere et municipale obligation (obeyssant aux loix et coustumes du pays), ce qui est contre la premiere et plus ancienne, c’est-à-dire la nature et raison universelle : mais nous luy satisfaisons tenant nostre jugement et nos opinions sainctes et justes selon elle. Car aussi nous n’avons rien nostre, et de quoy nous puissions librement disposer que de cela, le monde n’a que faire de nos pensées ; mais le dehors est engagé au public, et luy en debvons rendre compte : ainsi souvent nous ferons justement ce que justement nous n’approuvons pas ; il n’y a remede, le monde est ainsi faict. Après ces deux maistresses, loy et coustume, vient la troisiesme, qui n’a pas moins d’authorité et puissance à l’endroict de plusieurs, voire est encore plus rude et tyrannique à ceux qui s’y asservissent par trop. C’est la ceremonie, qui, à vray dire, pour la pluspart, n’est que vanité, mais qui tient tel rang et usurpe telle authorité par la lascheté et corruption contagieuse du monde, que plusieurs pensent que la sagesse consiste à la garder et observer, et s’en rendent volontaires esclaves : tellement que, pour ne la heurter, ils prejudicient à leur santé, commodité, affaires, liberté, conscience, qui est une très grande folie ; c’est le mal et malheur de plusieurs courtisans, idolatres de la ceremonie. Or je veux que mon sage se garde bien de ceste captivité ; je ne veux pas que lourdement ou laschement il blesse la ceremonie, car il faut condoner quelque chose au monde, et, tant que faire se peust, au dehors se conformer à ce qui se practique ; mais je veux qu’il ne s’y oblige et ne s’y asservisse poinct, ains que d’une galante et genereuse hardiesse il sçache bien s’en deffaire quand il voudra et faudra, et de telle façon qu’il donne à cognoistre à tous que ce n’est la lascheté ou delicatesse, ny ignorance ou mesgarde ; mais c’est qu’il ne l’estime pas plus qu’il ne faut, et qu’il ne veust laisser corrompre son jugement et sa volonté à telle vanité, et qu’il se preste au monde quand il veust, mais qu’il ne s’y donne jamais.