De la sagesse/Livre II/Chapitre XII

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LIVRE 2 CHAPITRE 11 De la sagesse LIVRE 3 PRAEFACE


LIVRE 2 CHAPITRE 12


se maintenir en vraye tranquillité d’esprit, le fruict et la couronne de sagesse, et conclusion de ce livre.

la tranquillité d’esprit est le souverain bien de l’homme. C’est ce tant grand et riche tresor que les sages cherchent par mer et par terre, à pied et à cheval : tout nostre soin doibt tendre là ; c’est le fruict de tous nos labeurs et estudes, la couronne de sagesse. Mais affin que l’on ne se mescompte, il est à sçavoir que ceste tranquillité n’est pas une retraicte, une oysiveté ou vacation de tous affaires, une solitude delicieuse et corporellement plaisante, ou bien une profonde nonchalance de toutes choses. S’il estoit ainsi, plusieurs femmes, faineans, poltrons et voluptueux, jouyroient à leur aise d’un si grand bien, auquel aspirent les sages avec tant d’estude : la multitude ny rareté des affaires ne faict rien à cecy. C’est une belle, douce, egale, unie, ferme et plaisante assiette et estat de l’ame, que les affaires, ny l’oysiveté, ny les accidens bons ou mauvais, ny le temps ne peust troubler, alterer, elever, ny ravaller : (…). Les moyens d’y parvenir, de l’acquerir et conserver, sont les poincts que j’ay traictés en ce livre second, dont en voyci le recueil ; et gisent à se deffaire et garantir de tous empeschemens, puis se garnir des choses qui l’entretiennent et conservent. Les choses qui plus empeschent et troublent le repos et tranquillité d’esprit sont les opinions communes et populaires, qui sont presque toutes erronées, puis les desirs et passions qui engendrent une delicatesse et difficulté en nous, laquelle faict que l’on n’est jamais content ; et icelles sont reschauffées et esmeues par les deux contraires fortunes, prosperité et adversité, comme par vents impetueux et violens ; et finalement ceste vile et basse captivité, par laquelle l’esprit (c’est-à-dire le jugement et la volonté) est asservy et detenu esclave comme une beste, soubs le joug de certaines opinions et reigles locales et particulieres. Or il se faut emanciper et affranchir de tous ces ceps et injustes subjections, et mettre son esprit en liberté, le rendre à soy, libre, universel, ouvert, et voyant par-tout, s’esgayant par toute l’estendue belle et universelle du monde et de la nature : (…). La place ainsi nettoyée et apprestée, les fondemens premiers à y jetter sont une vraye preud’homie, et estre en un estat et vacation, à laquelle l’on soit propre. Les parties principales qu’il faut elever et asseurer, sont premierement une pieté par laquelle, d’une ame non estonnée, mais nette, franche, respectueuse, devote, l’on contemple Dieu, ce grand maistre souverain et absolu de toutes choses, qui ne se peust voir ny cognoistre ; mais le faut recognoistre, adorer, honorer, servir de tout son cœur, esperer tout bien de luy, et n’en craindre poinct de mal ; puis cheminer rondement en simplicité et droicture, selon les loix et coustumes, vivre à cœur ouvert aux yeux de Dieu et du monde, (…) : garder en soy et avec autruy, et generallement en toutes choses, pensées, paroles, desseins, actions, moderation, mere ou nourrice de tranquillité, laissant à part toute pompe et vanité : reigler ses desirs, se contenter de mediocrité et suffisance, (…) : se resjouir en sa fortune ; la tempeste et l’orage a beaucoup moins de prinse et de moyen de nuire, quand les voiles sont recueillies, que quand elles sont au vent : s’affermir contre tout ce qui peust blesser ou heurter, s’elever par dessus toute craincte, mesprisant tous les coups de la fortune et la mort, la tenant pour fin de tous maux, et non cause d’aucun : (…) : et ainsi se tenir ferme à soy, s’accorder bien avec soy, vivre à l’aise sans aucune peine ny dispute au dedans, plein de joye, de paix, d’allegresse et gratification envers soy-mesme, s’entretenir et demeurer content de soy, qui est le fruict et le propre effect de la sagesse : (…). Bref, à ceste tranquillité d’esprit il faut deux choses, l’innocence et bonne conscience ; c’est la premiere et principale partie, qui arme et munit merveilleusement d’asseurance ; mais elle ne pourroit pas suffire tousiours au fort de la tempeste, comme il se void souvent de plusieurs qui se troublent et se perdent : (…). Parquoy il faut encore l’autre, qui est la force et la fermeté de courage, comme aussi cestuy seul ne seroit assez ; car l’effort de la conscience est merveilleux ; elle nous faict trahir, accuser et combattre nous-mesmes ; et, à faute de tesmoin estranger, elle nous produict contre nous, (…) : elle nous faict notre procez, nous condamne, nous execute et bourrelle. Aucune cachette ne sert aux meschans, disoit Epicurus, parce qu’ils ne se peuvent asseurer d’estre cachez, la conscience les descouvrant à eux-mesmes : (…). Ainsi l’ame foible et peureuse, toute saincte qu’elle soit, ny la forte et courageuse, si elle n’est saine et nette, ne jouyra poinct de ceste tant riche et heureuse tranquillité : qui a le tout faict merveilles, comme Socrates, Epaminondas, Caton, Scipion, duquel y a trois exploicts admirables en ce subject. Ces deux romains, accusez en public, ont faict rougir leurs accusateurs, entraisné les juges, et toute l’assemblée beante à leur admiration et suite : il avoit le cœur trop gros de nature, dict Tite-Live de Scipion, pour se sçavoir estre criminel et se demettre à la bassesse de deffendre son innocence.