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LIVRE 2 PRAEFACE
Ayant, au livre precedent, ouvert à l’homme
plusieurs et divers moyens de se cognoistre, et
toute l’humaine condition, qui est la premiere
partie et un très grand acheminement à la sagesse,
il faut maintenant entrer en la doctrine
d’icelle, et entendre en ce second livre ses
reigles et ses advis generaux, reservant les
particuliers au livre suyvant et troisiesme. C’estoit
un prealable que d’appeller l’homme à soy,
à se taster, sonder, estudier, affin de se
cognoistre et sentir ses deffauts et sa miserable
condition, et ainsi se rendre capable des remedes
salutaires et necessaires, qui sont les
advis et enseignemens de sagesse.
Mais c’est chose estrange que le monde soit
si peu soucieux de son bien et amendement.
Quel naturel que de ne se soucier que sa besongne
soit bien faicte ! On veust tant vivre ;
mais l’on ne se soucie de sçavoir bien vivre.
Ce que l’on doibt le plus et uniquement sçavoir,
c’est ce que moins l’on sçait et se soucie
sçavoir. Les inclinations, desseins, estudes,
essais, sont (comme nous voyons), dès la jeunesse,
si divers, selon les divers naturels, compagnies,
instructions, occasions ; mais aucun
ne jette ses yeux de ce costé-là, aucun n’estudie
à se rendre sage ; personne ne prend
cela à cœur, l’on n’y pense pas seulement. Et
si par fois, c’est en passant, l’on entend cela
comme une nouvelle qui se dict où l’on n’a
poinct d’interest : le mot plaist bien à aucuns,
mais c’est tout ; la chose n’est de mise ny de
recherche en ce siecle d’une si universelle
corruption et contagion. Pour appercevoir le merite
et la valeur de sagesse, il en faut avoir ja quelque air de nature, et quelque teincture.
S’il faut s’essayer et s’esvertuer, ce sera plustost
et plus volontiers pour chose qui a ses effects
et ses fruicts esclatans, glorieux, externes et
sensibles, tels qu’a l’ambition, l’avarice, la
passion, que pour la sagesse, qui a les siens
doux, sombres, internes, et peu visibles. ô
combien le monde se mescompte ! Il ayme
mieux du vent avec bruict, que le corps,
l’essence sans bruict ; l’opinion et reputation,
que la verité. Il est bien vrayement homme
(comme il a esté dict au premier livre), vanité
et misere, incapable de sagesse. Chascun
se sent de l’air qu’il haleine et où il vit, suyt
le train de vivre suyvi de tous ; comment
voulez-vous qu’il s’en advise d’un autre ? Nous
nous suyvons à la piste, voire nous nous pressons,
eschauffons, nous nous coiffons et investissons
les vices et passions les uns aux
autres ; personne ne crie, hola ! Nous faillons,
nous nous mescomptons. Il faut une
speciale faveur du ciel, et ensemble une
grande et genereuse force et fermeté de nature
pour remarquer l’erreur commune que
personne ne sent, de s’adviser de ce de quoy
personne ne s’advise, et se resouldre à tout
autrement que les autres.
Il y en a bien aucuns et rares, je les voy,
je les sens, je les fleure et les haleine avec
plaisir et admiration ; mais quoy ! Ils sont ou
democrites ou heraclites ; les uns ne font que
se mocquer et gausser, pensant assez monstrer
la verité et sagesse, en se mocquant de l’erreur
et folie. Ils se rient du monde, car il est
ridicule ; ils sont plaisans, mais ils ne sont pas
assez bons et charitables. Les autres sont foibles
et poureux ; ils parlent bas et à demy
bouche ; ils desguysent leur langage, ils meslent
et estouffent leurs propositions, pour les
faire passer tout doucement parmy tant d’autres
choses, et avec tant d’artifice, que l’on
ne les apperçoit quasi pas. Ils ne parlent pas
sec, distinctement, clairement, et acertes, mais
ambiguement comme oracles. Je viens après
eux et au dessoubs eux ; mais je dis de bonne
foy ce que j’en pense et en croy clairement et
nettement. Je ne doubte pas que les malicieux,
gens de moyen estage, n’y mordent : et qui
s’en peust garder ? Mais je me fie que les simples
et debonnaires, et les aetheriens et sublimes,
en jugeront equitablement. Ce sont les
deux bouts et estages de paix et serenité. Au
milieu sont tous les troubles, tempestes et les
meteores, comme a esté dict.
Pour avoir une rude et generalle cognoissance
de ce qui est traicté en ce livre, et de
toute la doctrine de sagesse, nous pourrons
partir ceste matiere en quatre poincts ou
considerations. La premiere est des preparatifs à la
sagesse, qui sont deux. L’un est exemption et
affranchissement de tout ce qui peust empescher
de parvenir à elle, qui sont ou externes,
erreurs et vices du monde ; ou internes, les
passions : l’autre est une pleine, entiere et
universelle liberté d’esprit. La seconde est des fondemens de sagesse,
qui sont aussi deux, vraye et essentielle preud’homie,
et avoir un certain but et train de
vie.
La troisiesme est de la levée de ce bastiment,
c’est-à-dire des offices et fonctions de sagesse,
qui sont six, dont les trois premiers sont
principalement pour chascun en soy, qui sont
pieté, reiglement interne de ses desirs et pensées,
et doux comportement en tous accidens
de prosperité et d’adversité ; les autres trois
regardent autruy, qui sont l’observation telle
qu’il faut des loix, coustumes et ceremonies,
conversation douce avec autruy, et prudence
en toutes affaires. Le quatriesme est des effects et fruicts de
sagesse, qui sont deux, se tenir prest à la
mort, et se maintenir en vraye tranquillité
d’esprit, la couronne de sagesse et le souverain
bien : ce sont en tout douze poincts, et
autant de chapitres de celivre.