De la sagesse/Livre II/Chapitre I

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LIVRE 2 PRAEFACE De la sagesse LIVRE 2 CHAPITRE 2



LIVRE 2 CHAPITRE 1


exemption et affranchissement des erreurs et vices du monde, et des passions.

premiere disposition à la sagesse. Qui a envie d’estre sage, il faut, dès l’entrée, qu’il se delibere et resolve de se delivrer, preserver et garantir de deux maux, qui sont du tout contraires et formels empeschemens de sagesse. L’un est externe, ce sont les opinions et vices populaires, la contagion du monde ; l’autre interne, ce sont les passions ; et ainsi se faut-il garder du monde et de soy-mesme. Desia se void combien cecy est difficile, et comment se pourra l’on deffaire de ces deux. La sagesse est difficile et rare ; c’est icy la plus grande peine et presque le seul effort qu’il y a pour parvenir à la sagesse. Cecy gagné, le reste sera aisé : c’est la premiere disposition à la sagesse, qui est à se garder et preserver du mal contraire à son dessein. Et cecy est le fruict de tout le premier livre, auquel l’on a pu apprendre à cognoistre le monde et soy-mesme, et, par cette cognoissance, estre adverty et induict à s’en bien garder. Et ainsi le commencement de ce livre sera la fin et le fruict du precedent. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/13 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/14 Parlons premierement du mal externe ; nous avons desia cy-devant assez amplement et au vif depeinct le naturel populaire, les humeurs estranges du monde et du vulgaire ; par où il est aisé de sçavoir ce qui peust sortir de luy : car, puis qu’il est idolastre de vanité, envieux, malicieux, injuste, sans jugement, discretion, mediocrité, que peust-il deliberer, opiner, juger, resouldre, dire ny faire bien et à droict ? Nous avons aussi, comme par exemple, rapporté et cotté (en representant la misere humaine) plusieurs grandes fautes que commet generallement le monde en jugement et en volonté ; par où il est aisé de cognoistre qu’il est tout confit en erreur et en vice. à quoy s’accordent les dires de tous les sages, que la pire part est la plus grande ; de mille n’en est pas un bon ; le nombre des fols est infiny, la contagion est très dangereuse en la presse. Parquoy ils conseillent non seulement de ne tremper poinct, et se preserver net des opinions, desseins et affections populaires, mais encore de fuyr sur-tout la tourbe, la compagnie et conversation du vulgaire, d’autant que l’on n’en approche jamais sans son dommage et empirement. La frequentation du peuple est contagieuse et très dangereuse aux plus sages et fermes qui puissent estre ; car qui pourroit soustenir l’effort et la charge des vices venant avec si grande troupe ? Un seul exemple d’avarice ou de luxe faict beaucoup de mal. La compagnie d’un homme delicat amollit peu à peu ceux qui vivent avec luy. Un riche voisin allume nostre convoitise ; un homme desbauché et corrompu frappe par maniere de dire et applique son vice, ainsi qu’une rouille, au plus entier et plus net. Qu’adviendra-il donc de ces mœurs ausquelles tout le monde court à bride abattue ? Mais quoy ! Il est très rare et difficile de ce faire ; c’est chose plausible, et qui a grande apparence de bonté et justice, que suyvre la trace approuvée de tous ; le grand chemin battu trompe facilement ; nous allons les uns après les autres comme les bestes de compagnie ; ne sondons jamais la raison, le merite, la justice ; nous suyvons l’exemple, la coustume, et comme à l’envi nous tresbuchons et tombons les uns sur les autres ; nous nous pressons et attirons tous au precipice ; nous faillons et perissons à credit : alienis perimus exemplis . Or celuy qui veust estre sage doibt tenir pour suspect tout ce qui plaist et est approuvé du peuple, du plus grand nombre, et doibt regarder à ce qui est bon et vray en soy, et non à ce qui le semble et qui est le plus usité et frequenté, et ne se laisser coiffer et emporter à la multitude : et quand, pour le battre et arrester court, l’on dira, tout le monde dict, croit, faict ainsi ; il doibt dire en son cœur : tant pis. Voyci une meschante caution ; je l’en estime moins, puis que tout le monde l’approuve : comme le sage Phocion, lequel voyant le monde applaudir tout haut à quelque chose qu’il avoit prononcé, se tournant vers ses amis assistans, leur dict : me seroit-il eschappé, sans y penser, quelque sottise, ou quelque lasche et meschante parole, que tout ce peuple icy m’approuve ? Il faut donc, tant qu’il est possible, fuyr la hantise et frequentation du peuple, sot, imperit, mal complexionné, mais sur-tout se garder de ses jugemens, opinions, mœurs vicieuses. C’est la solitude tant recommandée par les sages, qui est à descharger son ame de tous vices et opinions populaires, et la r’avoir de ceste confusion et captivité pour la retirer à soy et la mettre en liberté. L’autre mal et empeschement de sagesse, dont il se faut bien garder, qui est interne, et par ainsi plus dangereux, est la confusion et captivité de ses passions et tumultuaires affections, desquelles il se faut despouiller et garantir, affin de se rendre vuide et net, comme une carte blanche, pour estre subject propre à y recepvoir la teincture et les impressions de la sagesse, contre laquelle s’opposent formellement les passions : dont ont dict les sages, qu’il est impossible mesme à Jupiter d’aymer, estre en cholere, estre touché de quelque passion, et estre sage tout ensemble. La sagesse est un maniement reiglé de nostre ame, avec mesure et proportion : c’est une equabilité et une douce harmonie de nos jugemens, volontez, mœurs, une santé constante de nostre esprit : et les passions au rebours ne sont que bonds et volées, accez et recez fievreux de folie, saillies et mouvemens violens et temeraires. Nous avons assez despeinct les passions au livre precedent, pour les avoir en horreur : les remedes et moyens de s’en deffaire et les vaincre, generaux (car les particuliers contre chascune seront au troisiesme livre en la vertu de force et temperance), sont plusieurs et differens, bons et mauvais ; et c’est sans compter ceste bonté et felicité de nature, si bien attrempée et assaisonnée, qui nous rend calmes, sereins, exempts et nets de passions fortes et mouvemens violens, et nous tient en belle assiette, equable, unis, fermes et acerez contre l’effort des passions, chose très rare. Cecy n’est pas remede contre le mal ; c’est exemption de mal, et la santé mesme : mais des remedes contre icelles, nous en pouvons remarquer quatre. Le premier, impropre et nullement loüable, est une stupidité et insensibilité à ne sentir et n’apprehender poinct les choses, une apathie bestiale des ames basses et plates du tout, ou bien qui ont l’apprehension toute emoussée, une ladrerie spirituelle, qui semble avoir quelque air de santé, mais ce ne l’est pas ; car il n’y peust avoir sagesse et constance où n’y a poinct de cognoissance, de sentiment et d’affaires, et ainsi c’est complexion et non vertu. C’est ne sentir pas le mal, et non le guarir : neantmoins cest estat est beaucoup moins mauvais que le cognoistre, sentir, et se laisser gourmander et vaincre : (…). Le second remede ne vaut gueres mieux que le mal mesme, toutesfois le plus en usage ; c’est quand l’on vainc et l’on estouffe une passion par une autre passion plus forte ; car jamais les passions ne sont en egale balance. Il y en a tousiours quelqu’une (comme aux humeurs du corps) qui predomine, qui regente et gourmande les autres. Et nous attribuons souvent très faulsement à la vertu et sagesse ce à quoy elle n’a pas pensé, et qui vient de passion : mais c’est beaucoup encore pour ces gens-là, quand les passions qui maistrisent en eux ne sont pas des pires. Le troisiesme remede et bon (encore qu’il ne soit le meilleur) est prudent et artificiel, par lequel l’on se desrobe, l’on fuyt, l’on se tapit et se cache aux accidens, et à tout ce qui peust picquer, esveiller ou eschauffer les passions. C’est un estude et un art par lequel on se prepare avant les occasions, en destournant les advenues aux maux, et l’on pourvoit à ne les sentir poinct, comme fit ce roy qui cassa la belle et riche vaisselle que l’on luy avoit donnée, pour oster de bonne heure toute matiere de courroux. L’oraison proprement de ces gens-cy est, (…). Par ce remede, qui se picque au jeu ne joue poinct ; les gens d’honneur prompts et choleres fuyent les altercations contentieuses, arrestent le premier bransle d’esmotion ; car quand l’on est dedans, il est mal aisé de s’y porter bien sagement et discrettement : nous guidons les affaires en leurs commencemens, et les tenons à nostre mercy ; mais après qu’ils se sont esbranlez et eschauffez, ce sont eux qui nous guident et emportent. Les passions sont bien plus aisées à esviter qu’ à moderer, (…), pource que toutes choses sont en leur naissance foibles et tendres. En leur petitesse l’on ne descouvre pas le danger, et en leur force l’on n’en trouve plus le remede ; comme nous voyons en plusieurs qui facilement et legerement entrent en querelle, procez, dispute, puis sont forcez d’en sortir honteusement, et faire des accords lasches et vilains, cherchant des faulses interpretations, mentant et se desmentant eux-mesmes, trahissant leur cœur, plastrant et palliant le faict, qui sont tous remedes pires cent fois que le mal qu’ils veulent guarir : (…) : de la faute de prudence ils retombent en faute de cœur : c’est au contraire du dire de Bias, entreprendre froidement, mais poursuivre ardemment. C’est comme les sots tachez du vice de mauvaise honte, qui sont mols et faciles à accorder tout ce qu’on leur demande, et puis sont faciles à faillir de parole et à se desdire. Parquoy il faut aux affaires et au commerce des hommes tout du commencement estre prudent et advisé. Le quatriesme et meilleur de tous est une vifve vertu, resolution et fermeté d’ame par laquelle on void et on affronte les accidens sans trouble ; on les lutte et on les combat. C’est une forte, noble et glorieuse impassibilité, toute contraire à l’autre premiere, qu’avons dict basse et stupide. Or, pour s’y former et y parvenir, servent de beaucoup et sur-tout les discours precedens. Le discours est maistre des passions ; la premeditation est celle qui donne la trempe à l’ame et la rend dure, acerée et impenetrable à tout ce qui la veust entamer. Le moyen propre pour appaiser et adoucir ces passions est les bien cognoistre, examiner et juger quelle puissance elles ont sur nous, et quelle nous avons sur elles. Mais de cecy cy-après au long, et en ce livre, et suyvant, aux vertus de force et temperance. Mais sur toutes passions se faut très soigneusement garder et delivrer de ceste philautie, presomption et folle amour de soy-mesme ; peste de l’homme, ennemy capital de sagesse, vraye gangrene et corruption de l’ame, par laquelle nous nous adorons et demeurons tant contens de nous, nous nous escoutons et nous croyons nous-mesmes. Or, nous ne sçaurions estre en plus dangereuses mains que les nostres. C’est un beau mot venu originellement du langage espagnol : ô dieu, garde-moy de moy . Ceste presomption et folle amour de soy vient de la mecognoissance de soy, de sa foiblesse, de son peu, tant en general de l’infirmité et misere humaine, qu’en particulier de la sienne propre et personnelle : et jamais homme qui aura un grain de ceste folie ne parviendra à la sagesse. La bonne foy, la modestie, la recognoissance cordiale et serieuse de son peu est un grand tesmoignage de bon et sain jugement, de droicte volonté, et ainsi une belle disposition à la sagesse.