De la sagesse/Livre III/Chapitre II

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LIVRE 3 CHAPITRE 2


de la prudence politique du souverain pour gouverner estats.

praeface. Ceste doctrine est pour les souverains et gouverneurs d’estats. Elle est vague, infinie, difficile, et quasi impossible de ranger en ordre, clorre et prescrire en preceptes : mais il faudra tascher d’y apporter quelque petite lumiere et addresse. Nous pouvons rapporter toute ceste doctrine à deux chefs principaux, qui seront les deux debvoirs du souverain. L’un comprend et traicte les appuis et soustiens de l’estat, pieces principales et essentielles du gouvernement public, comme les os et les nerfs de ce grand corps, affin que le souverain s’en pourvoye et munisse, et son estat ; lesquels peuvent estre sept capitaux : cognoissance de l’estat, vertu, mœurs et façons, conseils, finances, forces et armes, alliances. Les trois premiers sont en la personne du souverain ; le quatriesme en luy et près de luy ; les trois derniers hors luy. L’autre est à agir, bien employer et faire valoir les susdicts moyens, c’est-à-dire en gros, et en un mot bien gouverner et se maintenir en authorité et bienveillance, tant des subjects que des estrangers, mais distinctement : ceste partie est double, pacifique et militaire. Voylà sommairement et grossierement la besongne taillée, et les premiers grands traicts tirez, qui sont à traicter cy-après. Nous diviserons donc ceste matiere politique et d’estat en deux parties. La premiere sera de la provision, sçavoir des sept choses necessaires. La seconde, et qui presuppose la premiere, sera de l’action du souverain. Ceste matiere est excellemment traictée par Lipsius à la maniere qu’il a voulu : la moelle de son livre est icy. Je n’ay poinct prins ny du tout suyvi sa methode, ny son ordre, comme desia se void icy en ceste generalle division, et se verra encore après : j’en ay laissé aussi du sien, et en ay adjousté d’ailleurs.

premiere partie de ceste prudence politique et gouvernement d’estat qui est de la provision. 292 DE LA SAGESSE,


CHAPITRE II.

Première partie de cette prudence politique et gouvernement d estât qui est de la provision *r.

Sommaire. — La première chose nécessaire à celui qui est à la tête des affaires publiques, est de connaître l’état qu’il dirige ; la seconde, d’avoir les vertus d’un souverain, la piété, la justice, la valeur et la clémence. Ainsi, le prince doit maintenir la religion, qui est l’appui de la société ; la justice, qui consiste à observer et à faire observer les lois avec impartialité. Il faut convenir pourtant que la justice des rois n’est pas celle des particuliers ; que les princes ne peuvent quelquefois réussir dans des projets utiles au peuple, qu’en prenant des voies détournées ; qu’il se présente des occasions où suivre la raison et l’équité, ce serait trahir l’état. Ils doivent aussi être défians, mais sans le paraître. La dissimulation, comme dit Cicéron, ouvre le front et couvre la pensée. Il est d’autres maximes d’état qu’il serait dangereux d’établir en principes ; par exemple : faire mourir, sans forme de justice, un criminel diminuer la puissance et la popularité d’un citoyen qui pourrait devenir redoutable au souverain ; dans une famine, ou dans quelque besoin urgent, s’approprier les richesses des particuliers opulens, pour les répandre sur le peuple ; casser des privilèges extorqués autrefois à la faiblesse des rois, et qui paralysent l’autorité souveraine, etc. etc. Il est des hommes qui ne craignent point d’avancer que tout cela est permis aux princes. Cette opinion est bien hardie : Prévoyance, comme nous parlons aujourd’hui. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/296 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/297

la premiere chose requise avant toute oeuvre est la cognoissance de l’estat ; car la premiere reigle de toute prudence est en la cognoissance, comme a esté dict au livre precedent. Le premier en toutes choses est sçavoir à qui l’on a affaire. Parquoy d’autant que ceste prudence, regente et moderatrice des estats, qui est une addresse et suffisance de gouverner en public, est chose relatifve qui se manie et traicte entre les souverains et les subjects ; le debvoir et office premier d’icelle est en la cognoissance des deux parties, sçavoir des peuples et de la souveraineté, c’est-à-dire de l’estat. Il faut donc premierement bien cognoistre les humeurs et naturels des peuples. Ceste cognoissance façonne, et donne advis à celuy qui les doibt gouverner. Le naturel du peuple en general a esté despeinct au long au premier livre (leger, inconstant, mutin, bavard, amateur de vanité et nouveauté, fier et insupportable en la prosperité, couard et abattu en l’adversité) : mais il faut encore en particulier le cognoistre ; car autant de villes et de personnes, autant de diverses humeurs. Il y a des peuples choleres, audacieux, guerriers, timides, adonnez au vin, subjects aux femmes, et les uns plus que les autres : (…). Et c’est en ce sens que se doibt entendre le dire des sages, qui n’a poinct obey ne peust bien commander : (…). Ce n’est pas que les souverains se doibvent ou puissent tousiours prendre du nombre des subjects ; car plusieurs sont nez roys et princes, et plusieurs estats sont successifs ; mais que celuy qui veust bien commander doibt cognoistre les humeurs et volontez des subjects, comme si luy-mesme estoit de leur rang et en leur place. Faut aussi cognoistre le naturel de l’estat, non seulement en general tel qu’il a esté descript, mais en particulier celuy que l’on a en main, sa forme, son establissement, sa portée, c’est-à-dire s’il est vieil ou nouveau, escheu par succession ou par eslection, acquis par les loix ou par les armes, de quelle estendue il est, quels voisins, moyens, puissance il a : car, selon toutes ces circonstances et autres, il faut diversement manier le sceptre, serrer ou lascher les resnes de la domination. Après ceste cognoissance d’estat, qui est comme un prealable, la premiere des choses requises est la vertu tant necessaire au souverain, non tant pour soy que pour l’estat. Il est premierement bien convenable que celuy qui est par dessus tous soit le meilleur de tous, selon le dire de Cyrus. Et puis il y va de sa reputation ; car le bruict commun recueille tous les faicts et dicts de celuy qui le maistrise ; il est en veuë de tous et ne se peust cacher non plus que le soleil. Dont ou en bien ou en mal on parlera beaucoup de luy. Et il importe de beaucoup et pour luy et pour l’estat en quelle opinion il soit. Or, non seulement en soy et en sa vie le souverain doibt estre revestu de vertu ; mais il doibt soigner que ses subjects luy ressemblent : car, comme ont dict tous les sages, l’estat, la ville, la compagnie, ne peust durer ny prosperer, dont la vertu est bannie. Et ceux-là equivoquent bien lourdement qui pensent que les princes sont tant plu s asseurez, que leurs subjects sont plus meschans. à cause, disent-ils, qu’ils en sont plus propres et plus nez à la servitude et au joug : (…). Car au rebours les meschans supportent impatiemment le joug : et les bons et debonnaires craignent beaucoup plus qu’ils ne sont à craindre : (…). Or le moyen très puissant pour les induire et former à la vertu, c’est l’exemple du prince ; car, comme l’experience le monstre, tous se moulent au patron et modelle du prince. La raison est que l’exemple presse plus que la loy. C’est une loy muette, laquelle a plus de credit que le commandement. (…). Or tousiours les yeux et les pensées des petits sont sur les grands ; admirent et croyent tout simplement que tout est bon et excellent ce qu’ils font : et d’autre part ceux qui commandent pensent assez enjoindre et obliger les inferieurs à les imiter en faisant seulement. La vertu est donc honorable et profitable au souverain, et toute vertu. Mais par preciput et plus specialement la pieté, la justice, la vaillance, la clemence. Ce sont les quatre vertus principesques et princesses en la principauté. Dont disoit Auguste, ce tant grand prince : la pieté et la justice deïfient les princes. Et Seneque dict que la clemence convient mieux au prince qu’ à tout autre. La pieté du souverain est au soin qu’il doibt employer à la conservation de la religion, comme son protecteur : cela faict à son honneur et à sa conservation propre ; car ceux qui craignent Dieu n’osent attenter ny penser chose contre le prince, qui est son image en terre, et l’estat : car, comme enseigne souvent Lactance, c’est la religion qui maintient la societé humaine, qui ne peust autrement subsister, et se remplira tost de meschancetez, cruautez bestiales, si le respect et la craincte de religion ne tient les hommes en bride. Et au contraire l’estat des romains s’est accreu et rendu si florissant, plus par la religion, disoit Ciceron mesme, que par tous autres moyens. Parquoy le prince doibt soigner que la religion soit conservée en son entier selon les anciennes ceremonies et loix du pays, et empescher toute innovation et brouillis en icelle, chastier rudement ceux qui l’entreprennent. Car certainement le changement en la religion, et l’injure faicte à icelle, traisne avec soy un changement et empirement en la republique, comme discourt très bien Mecenas à Auguste. Après la pieté vient la justice, sans laquelle les estats ne sont que brigandage, laquelle le prince doibt garder et faire valoir et en soy et autres : en soy, car il faut abominer ces paroles tyranniques et barbares qui dispensent les souverains de toutes loix, raison, equité, obligation : qui les disent n’estre tenus à aucun autre debvoir qu’ à leur vouloir et plaisir ; qu’il n’y a poinct de loix pour eux ; que tout est bon et juste, qui accommode leurs affaires ; que leur equité est la force, leur debvoir est au pouvoir. (…). Et leur opposer les beaux et saincts advis des sages, que plus doibt estre reiglé et retenu, qui plus a de pouvoir. La plus grande puissance doibt estre la plus estroicte bride. La reigle du pouvoir est le debvoir : (…). Le prince donc doibt estre le premier juste et equitable, gardant bien et inviolablement sa foy, fondement de justice à tous et un chascun, quel qu’il soit. Puis il doibt faire garder et maintenir la justice aux autres : car c’est sa propre charge, et il est installé pour cela. Il doibt entendre les causes et les parties, rendre et garder à chascun ce qui luy appartient equitablement selon les loix, sans longueur, chicanerie, involution de procez, chassant et abolissant ce vilain et pernicieux mestier de plaiderie, qui est une foire ouverte, un legitime et honorable brigandage, concessum latrocinium

esvitant la

multiplicité de loix et ordonnances, tesmoignage de republique malade, corruptissimae reipub. Plurimae leges : comme force medecines et emplastres, du corps mal disposé ; affin que ce qui est estably par bonnes loix ne soit destruict par trop de loix. Mais il est à sçavoir que la justice, vertu et probité du souverain chemine un peu autrement que celle des privez : elle a ses alleures plus larges et plus libres à cause de la grande, pesante et dangereuse charge qu’il porte et conduict ; dont il luy convient marcher d’un pas qui sembleroit aux autres destraqué et desreiglé, mais qui luy est necessaire, loyal et legitime. Il luy faut quelquefois esquiver et gauchir, mesler la prudence avec la justice, et, comme l’on dict, coudre à la peau de lyon, si elle ne suffit, la peau de renard. Ce qui n’est pas tousiours et en tout cas, mais avec ces trois conditions, que ce soit pour la necessité ou evidente et importante utilité publicque (c’est-à-dire de l’estat et du prince, qui sont choses conjoinctes) ; à laquelle il faut courir ; c’est une obligation naturelle et indispensable, c’est tousiours estre en debvoir que procurer le bien public : (…). Que ce soit à la deffensifve, et non à l’offensifve, à se conserver et non à s’aggrandir ; à se garantir et sauver des tromperies et finesses, ou bien meschancetez et entreprinses dommageables, et non à en faire. Il est permis de jouer à fin contre fin, et près du renard le renard contrefaire. Le monde est plein d’artifices et de malices : par fraudes et tromperies, ordinairement les estats sont subvertis, dict Aristote. Pourquoy ne sera-il loysible, mais pourquoy ne sera-il requis d’empescher et destourner tels maux, et sauver le public par les mesmes moyens que l’on veust le miner et ruyner ? Vouloir tousiours et avec telles gens suyvre la simplicité et le droict fil de la vraye raison et equité, ce seroit souvent trahyr l’estat et le perdre. Il faut aussi que ce soit avec mesure et discretion, affin que l’on n’en abuse pas, et que les meschans ne prennent d’icy occasion de faire passer et valoir leurs meschancetez. Car il n’est jamais permis de laisser la vertu et l’honneste pour suyvre le vice et le deshonneste. Il n’y a poinct de composition ou compensation entre ces deux extremitez. Parquoy arriere toute injustice, perfidie, trahison et desloyauté ; maudicte la doctrine de ceux qui enseignent (comme a esté dict) toutes choses bonnes et permises aux souverains : mais bien est-il quelquefois requis de mesler l’utile avec l’honneste, et entrer en composition et compensation des deux. Il ne faut jamais tourner le dos à l’honneste, mais bien quelquefois aller alentour et le costoyer, y employant l’artifice et la ruse, car il y en a de bonne, honneste et loüable, dict le grand Sainct Basile, (…), et faisant, pour le salut public, comme les meres et medecins qui amusent et trompent les petits enfans et les malades pour leur santé. Bref faisant à couvert ce que l’on ne peust ouvertement, joindre la prudence à la vaillance, apporter l’artifice et l’esprit où la nature et la main ne suffict : estre, comme dict Pindare, lyon aux coups, et renard au conseil ; colombe et serpent, comme dict la verité divine. Et pour traicter cecy plus distinctement, est requise au souverain la deffiance, et se tenir couvert, sans toutesfois s’eflongner de la vertu et l’equité. La deffiance, qui est la premiere, est du tout necessaire ; comme sa contraire, la credulité et lasche fiance, est vicieuse et très dangereuse au souverain. Il veille et doibt respondre pour tous ; ses fautes ne sont pas legeres : parquoy il y doibt bien adviser. S’il se fie beaucoup, il se descouvre et s’expose à la honte et à beaucoup de dangers, (…) ; voire il convie les perfides et les trompeurs, qui pourroient, avec peu de danger et beaucoup de recompense, commettre de grandes meschancetez : (…). Il faut donc qu’il se couvre de ce bouclier de deffiance, que les sages ont estimé une grande partie de prudence et les nerfs de sagesse, c’est-à-dire veiller, ne rien croire, de tout se garder : et à cela l’induict le naturel du monde tout confit en menteries, feinct, fardé et dangereux, nommement près de luy en la cour et maisons des grands. Il faut donc qu’il se fie à fort peu de gens, et iceux cogneus de longue main, et essayez souvent : et encore ne faut-il qu’il leur lasche et abandonne tellement toute la corde, qu’il ne la tienne tousiours par un bout, et n’y aye l’œil. Mais il faut qu’il couvre et desguise sa deffiance, voire qu’en se deffiant il fasse mine et visage de se fier fort ; car la deffiance ouverte injurie et convie aussi bien à tromperie que la trop lasche fiance ; et plusieurs monstrant craincte d’estre trompez ont enseigné à l’estre, (…) : comme au contraire la fiance declarée a faict perdre l’envie de tromper, a obligé à loyauté, et engendré fidelité : (…). De la deffiance vient la dissimulation son engeance ; car si celle-là n’estoit, et qu’il y eust par-tout fiance et fidelité, la dissimulation, qui ouvre le front et couvre la pensée, n’auroit lieu. Or la dissimulation, qui est vicieuse aux particuliers, est très necessaire aux princes, lesquels ne sçauroient autrement reigner ne bien commander. Et faut qu’ils se feignent souvent non seulement en guerre aux estrangers et ennemis, mais encore en paix et à leurs subjects, combien que plus chichement. Les simples et ouverts, et qui portent, comme l’on dict, le cœur au front, ne sont aucunement propres à ce mestier de commander, et trahissent souvent et eux et leur estat : mais il faut qu’ils jouent ce roolle dextrement et bien à poinct, sans excez et ineptie. à quel propos vous cachez et vous couvrez-vous, si l’on vous void au travers ? Finesses et mines ne sont plus finesses ny mines, quand elles sont cogneuës et esventées. Il faut donc que le prince, pour couvrir son art, fasse profession d’aimer la simplicité, qu’il caresse les francs, libres et ouverts, comme ennemis de dissimulation ; qu’aux petites choses il procede tout ouvertement, affin que l’on le tienne pour tel. Tout cecy est plus en obmission à se retenir et non agir ; mais il luy est quelquesfois requis de passer oultre et venir à l’action : icelle est double. L’une est à faire et dresser practiques et intelligences secrettes, attirer finement les cœurs et services des officiers, serviteurs et confidens des autres princes et seigneurs estrangers ou de ses subjects. C’est une ruse qui est fort en vogue et toute commune entre les princes, et un grand traict de prudence, dict Ciceron. Cecy se faict aucunement par persuasion, mais principalement par presens et pensions, moyens si puissans, que non seulement les secretaires, les premiers du conseil, les amis, les mignons, sont induicts par-là à donner advis et destourner les desseins de leur maistre, les grands capitaines à prester leurs mains en la guerre, mais encore les propres espouses sont gaignées à descouvrir les secrets de leurs maris. Or ceste ruse est allouée et approuvée de plusieurs sans difficulté et sans scrupule. à la verité, si c’est contre son ennemy, contre son subject, que l’on tient pour suspect, et encore contre tout estranger avec lequel l’on n’a poinct d’alliance ny de convention de fidelité et amitié, il n’y a poinct de doubte ; mais contre ses alliez, amis et confederez, il ne peust estre bon, et est une espece de perfidie qui n’est jamais permise. L’autre est gaigner quelque advantage et parvenir à son dessein par moyens couverts, par equivoques et subtilitez, affiner par belles paroles et promesses, lettres, ambassades, faisant et obtenant par subtils moyens ce que la difficulté du temps et des affaires empesche de faire autrement ; et à couvert ce que l’on ne peust à descouvert. Plusieurs grands et sages disent cela estre permis et loysible : (…). Il est bien hardy de tout simplement dire qu’il est permis. Mais bien pourroit-on dire qu’en cas de necessité grande, temps double et confus, et que ce soit non seulement pour promouvoir le bien, mais pour destourner un grand mal de l’estat, et contre les meschans, ce n’est pas grande faute, si c’est faute. Mais il y a bien plus grand doubte et difficulté en d’autres choses, pource qu’elles sentent et tiennent beaucoup de l’injustice : je dis beaucoup et non du tout ; car, avec leur injustice, il se trouve quelque grain meslé de justice. Ce qui est du tout et manifestement injuste est reprouvé de tous, mesme des meschans, pour le moins de parole et de mine, sinon de faict. Mais, de ces faicts mal meslez, il y a tant de raisons et d’authoritez de part et d’autre, que l’on ne sçait pas bien à quoy se resouldre. Je les reduiray icy à certains chefs. Se despescher, et faire mourir secrettement ou autrement, sans forme de justice, certain qui trouble et est pernicieux à l’estat, et qui merite bien la mort ; mais l’on ne peust, sans trouble et sans danger, l’entreprendre, et le reprimer par voye ordinaire ; en cela il n’y a que la forme violée. Et le prince n’est-il pas sur les formes et plus ? Rogner les aisles et raccourcir les grands moyens de quelqu’un qui s’eleve et se fortifie trop en l’estat, et se rend redoubtable au souverain, sans attendre qu’il soit invincible, et en sa puissance, si la volonté luy advenoit d’attenter quelque chose contre l’estat et la teste du souverain. Prendre d’authorité et par force des plus riches en une grande necessité et poureté de l’estat. Affoiblir et casser quelques droicts et privileges, dont jouyssent quelques subjects au prejudice et diminution de l’authorité du souverain. Preoccuper et se saisir d’une place, ville, ou province fort commode à l’estat, plustost que la laisser prendre et occuper à un autre puissant et redoubtable, au grand dommage, subjection et perpetuelle allarme dudict estat. Toutes ces choses sont approuvées comme justes et licites par plusieurs grands et sages, pourveu qu’elles succedent bien et heureusement ; desquels voyci les mots et les sentences. Pour garder justice aux choses grandes, il faut quelquesfois s’en destourner aux choses petites ; et, pour faire droict en gros, il est permis de faire tort en detail : qu’ordinairement les plus grands faicts et exemples ont quelque injustice, qui satisfaict aux particuliers par le profict qui en revient à tout le public : (…). Que le prudent et sage prince non seulement doibt sçavoir commander selon les loix, mais encore aux loix mesmes, si la necessité le requiert : et faut faire vouloir aux loix quand elles ne peuvent ce qu’elles veulent. Aux affaires confus et deplorés le prince doibt suyvre non ce qui est beau à dire, mais ce qui est necessaire d’estre executé. La necessité, grand support et excuse à la fragilité humaine, enfreint toute loy ; dont celuy-là n’est gueres meschant, qui faict mal par contraincte : (…). Si le prince ne peust estre du tout bon, suffict qu’il le soit à demy, mais qu’il ne soit poinct du tout meschant : qu’il ne se peust faire que les bons princes ne commettent quelque injustice. à tout cela je voudrois adjouster, pour leur justification ou diminution de leurs fautes, que se trouvant les princes en telles extremitez, ils ne doibvent proceder à tels faicts qu’ à regret et en souspirant, recognoissant que c’est un malheur et un coup disgracié du ciel, et s’y porter comme le pere, quand il faut cauteriser ou couper un membre à son enfant pour luy sauver la vie, ou s’arracher une dent pour avoir du repos. Quant aux autres mots plus hardis qui rapportent tout au profict, lequel ils egalent ou preferent à l’honneste, l’homme de bien les abhorre. Nous avons demeuré long-temps sur ce poinct de la vertu de justice, à cause des doubtes et difficultez qui proviennent des accidens et necessitez des estats, et qui empeschent souvent les plus resolus et advisez. Après la justice vient la vaillance. J’entends la vertu militaire, la prudence, le courage et la suffisance de bien guerroyer, necessaire du tout au prince, pour la deffense et seureté de soy, de l’estat, de ses subjects, du repos et de la liberté publicque, et sans laquelle à peine merite-il le nom de prince. Venons à la quatriesme vertu principesque, qui est la clemence ; vertu qui faict incliner le prince à la douceur, remettre et lascher de la rigueur de la justice avec jugement et discretion. Elle modere et manie doucement toutes choses, delivre les coulpables, releve les tombez, sauve ceux qui s’en vont perdre. Elle est au prince ce que au commun est l’humanité : elle est contraire à la cruauté et trop grande rigueur, non à la justice, de laquelle elle ne s’eslongne pas beaucoup, mais elle l’adoucit, la manie : elle est très necessaire à cause de l’infirmité humaine, de la frequence des fautes, facilité de faillir : une grande et continuelle rigueur et severité ruine tout, rend les chastimens contemptibles, (…) ; irrite la malice ; par despit l’on se faict meschant ; suscite les rebellions. Car la craincte qui retient en debvoir doibt estre temperée et douce : si elle est trop aspre et continuelle, elle se change en rage et vengeance : (…). Elle est aussi très utile au prince et à l’estat, elle acquiert la bienveillance des subjects, et par ainsi asseure et affermit l’estat, (…) (comme sera dict après) ; aussi très honorable au souverain : car les subjects l’honoreront et adoreront comme un dieu, leur tuteur, leur pere ; et au lieu de le craindre, ils craindront tous pour luy, auront peur qu’il ne luy mesadvienne. Ce sera donc la leçon du prince, sçavoir tout ce qui se passe, ne relever pas tout, voire dissimuler souvent, aymant mieux estre estimé avoir trouvé de bons subjects que les avoir rendus tels, accommoder le pardon aux legeres fautes, la rigueur aux grandes, ne chercher pas tousiours les supplices (qui sont aussi honteux et infames au prince, qu’au medecin plusieurs morts de maladies), se contenter souvent de la repentance, comme suffisant chastiment. (…). Et ne faut poinct craindre ce qu’aucuns objectent très mal, qu’elle relasche, avilit et enerve l’authorité du souverain et de l’estat : car au rebours elle la fortifie à un très grand credit et vigueur ; et le prince aymé fera plus par icelle, que par une grande craincte, qui faict craindre et trembler, et non bien obeyr : et, comme discourt Salluste à Caesar, ces estats meinez par craincte ne sont poinct durables. Nul ne peust estre crainct de plusieurs, qu’il ne craigne aussi plusieurs. La craincte qu’il veust verser sur tous, luy retombe sur la teste. Une telle vie est doubteuse, en laquelle l’on n’est jamais couvert ny pardevant, ny par derriere, ny à costé ; mais tousiours en bransle, en danger et en craincte. Il est vray, comme a esté dict au commencement, qu’elle doibt estre avec jugement : car, comme temperée et bien conduicte est très venerable, aussi trop lasche et molle, est très pernicieuse. Après ces quatre principales et royales vertus, il y en a d’autres, bien que moins illustres et necessaires, toutesfois en second lieu bien utiles et requises au souverain, sçavoir la liberalité tant convenable au prince, qu’il luy est moins messeant d’estre vaincu par armes que par magnificence. Mais en cecy est requise une très grande discretion, autrement elle seroit plus nuisible qu’utile. Il y a double liberalité, l’une est en despense et en monstre : ceste-cy ne sert à gueres. C’est chose mal à propos aux souverains vouloir se faire valoir et paroistre par grandes et excessifves despenses, mesmement parmy leurs subjects, où ils peuvent tout. C’est tesmoignage de pusillanimité, et de ne sentir pas assez ce que l’on est, outre qu’il semble aux subjects spectateurs de ces triomphes, qu’on leur faict monstre de leurs despouilles, qu’on les festoye à leurs despens, qu’on repaist leurs yeux de ce qui debvroit repaistre leur ventre. Et puis le prince doibt penser qu’il n’a rien proprement sien : il se doibt soy-mesme à autruy. L’autre liberalité est en dons faicts à autruy : ceste-cy est beaucoup plus utile et loüable ; mais si doibt-elle estre bien reiglée ; et faut adviser à qui, combien et comment l’on donne. Il faut donner à ceux qui le meritent, qui ont faict service au public, qui ont couru fortune et travaillé en guerre. Personne ne leur enviera, s’il n’est bien meschant. Au contraire grande largesse employée sans respect et merite faict honte et apporte envie à qui la reçoit, et se reçoit sans grace et recognoissance. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple par ceux mesmes qu’ils avoient avancez, se ralliant par là avec le commun, et asseurant leurs biens en monstrant avoir à mepris et à hayne celuy duquel ils les avoient receus. Et avec mesure ; autrement la liberalité viendra en ruine de l’estat et du souverain ; si elle n’est reiglée, et que l’on donne à tous, et à tous propos, c’est jouer à tout perdre. Car les particuliers ne seront jamais saouls, et se rendront excessifs en demandes selon que le prince le sera en dons, et se tailleront non à la raison, mais à l’exemple : le public defaudra et sera-l’on contrainct de mettre les mains sur les biens d’autruy, et remplacer par iniquité ce que l’ambition et prodigalité aura dissipé : (…). Or il vaut beaucoup mieux ne donner rien du tout, que d’oster pour donner ; car l’on ne sera jamais si avant en la bonne volonté de ceux qu’on aura vestus, qu’en la malveillance de ceux qu’on aura despouillez. Et à sa ruine propre ; car la fontaine se tarit si l’on y puise trop : (…). Il faut aussi faire filer tout doucement la liberalité, et non donner tout à coup. Car ce qui se faict si vistement, tant grand soit-il, est quasi insensible et s’oublie bientost. Les choses plaisantes se doibvent exercer à l’aise et tout doucement pour avoir loysir de les gouster ; les rudes et cruelles (s’il en faut faire) au rebours se doibvent vistement avaller. Il y a donc de l’art et de la prudence à bien donner et exercer liberalité : (…). Et, pour en dire la verité, la liberalité n’est pas proprement des vertus royales : elle se porte bien avec la tyrannie mesme. Et les gouverneurs de la jeunesse des princes ont tort d’imprimer si fort à leur esprit et volonté ceste vertu de largesse, de ne rien refuser, et ne penser rien bien employé que ce qu’ils donnent (c’est leur jargon). Mais ils le font à leur profict, ou n’advisent pas à qui ils parlent ; car il est trop dangereux d’imprimer la liberalité en celuy qui a de quoy fournir autant qu’il veust aux despens d’autruy. Un prince prodigue ou liberal sans discretion et sans mesure, est encore pire que l’avare : et l’immoderée largesse rebute plus de gens qu’elle n’en practique. Mais si elle est bien reiglée, comme dict est, elle est très bien seante au prince, et très utile à luy et à l’estat. La magnanimité et grandeur de courage à mespriser les injures et mauvais propos, et moderer sa cholere : jamais ne se despiter pour les outrages et indiscretions d’autruy. (…). S’en fascher c’est s’en confesser coulpable : n’en tenant compte, cela s’esvanouyt : convitia, si irascare, agnita videntur, spreta exolescunt . Que s’il y a lieu, et se faut courroucer, que ce soit tout ouvertement et sans dissimuler, sans donner occasion de soupçonner que l’on couve un mal-talent ; ce qui est à faire à gens de neant, de mauvais naturel et incurable : (…). Il est moins messeant à un grand d’offenser que de hayr : les autres vertus sont moins royales et plus communes. Après la vertu viennent les mœurs, façons et contenances qui servent et appartiennent à la majesté très requise au prince. Je ne m’arreste poinct icy ; seulement, comme en passant, je dis que la nature faict beaucoup à cecy, mais aussi l’art et l’estude. à cecy appartient la bonne et belle composition de son visage, son port, son pas, son parler, ses habillemens. La reigle generalle en tous ses poincts est une douce, moderée et venerable gravité, cheminant entre la craincte et l’amour, digne de tout honneur et reverence. Il y a aussi sa demeure et sa hantise : la demeure soit en lieu magnifique et fort apparent, et tant près que se pourra du milieu de tout l’estat, affin d’avoir l’œil sur tout, comme un soleil, qui tousiours du milieu du ciel esclaire par-tout ; car se tenant en un bout, il donne occasion au plus loin de plus hardiment se remuer, comme se tenant sur un bout d’une grande peau, le reste se leve. Sa hantise soit rare ; car beaucoup se monstrer et se communiquer, ravalle la majesté : (…). Après ces trois choses, cognoissance de l’estat, vertu et mœurs, qui sont en la personne du prince, viennent les choses qui sont près et autour de luy ; sçavoir en quatriesme lieu conseil, le grand et principal poinct de ceste doctrine politique, et si important que c’est quasi tout : c’est l’ame de l’estat, et l’esprit qui donne vie, mouvement et action à toutes les autres parties ; et à cause d’icelle il est dict que le maniement des affaires consiste en prudence. Or il seroit à desirer que le prince eust de soy-mesme assez de conseil et de prudence pour gouverner et pourvoir à tout ; c’est le premier et plus haut degré de sagesse, comme a esté dict, en tel cas les affaires iront beaucoup mieux ; mais c’est chose qui ne se void pas, soit à faute de bon naturel ou de bonne institution. Et il est quasi impossible qu’une seule teste puisse fournir à tant de choses : (…). Un seul ne void et n’oyt que bien peu. Or les roys ont besoin de beaucoup d’yeux et de beaucoup d’oreilles. Les grands fardeaux et les grands affaires ont besoin de grandes aydes. Parquoy il luy est requis de se pourvoir et garnir de bon conseil et de gens qui le luy sçachent donner : et celuy, quel qu’il soit, qui veust tout faire de soy, est tenu pour superbe plustost que pour sage. Le prince a donc besoin d’amis fideles et serviteurs qui soyent ses aydes, (…). Ce sont ses vrays thresors et les instrumens très utiles de l’estat. à quoy sur-tout il doibt travailler de les choisir et les avoir bons, et y employer tout son jugement. Il y en a de deux sortes : les uns luy aydent de leur esprit, conseil et langue, et sont dicts conseillers ; les autres le servent de leurs mains et leurs faicts, et peuvent estre dicts officiers. Les premiers sont beaucoup plus honorables : car, ce disent les deux plus grands philosophes, c’est une chose sacrée et divine que bien deliberer et donner bon conseil. Or les conseillers doibvent estre premierement fideles, c’est-à-dire en un mot gens de bien. (…). Secondement suffisans en ceste part, c’est-à-dire cognoissans bien l’estat, diversement experimentez et essayez (car les difficultez et afflictions sont de belles leçons et instructions,) (…) ; et en un mot sages et prudens, moyennement vifs et non poinct trop poinctus, car ceux-cy sont trop remuans : (…). Et pour estre tels, faut qu’ils soyent aagez et meurs, outre que les jeunes gens, pour la tendreur et mollesse de leur aage, sont aisement trompez, facilement croyent et reçoibvent impression. Il est bon qu’autour des princes il y en aye des sages et des fins ; mais beaucoup plus les sages, qui sont requis pour l’honneur et pour tousiours ; les fins pour la necessité quelquesfois. Tiercement qu’en proposant et donnant bons et salutaires conseils, ils s’y portent librement et courageusement sans flatterie ou ambiguité et desguisement, n’accommodant poinct leur langage à la fortune presente du prince : (…). Mais, sans espargner la verité, ils disent ce qu’il convient. Car combien que la liberté, rondeur et fidelité, heurte et offense pour l’heure ceux ausquels elle s’oppose, après elle est reverée et estimée : (…). Et constamment sans ployer, varier et changer à tous propos pour plaire et suyvre l’humeur, le plaisir et la passion d’autruy, mais sans opiniastreté et esprit de contradiction, qui trouble et empesche toute bonne deliberation, voire quelquesfois faut tourner son opinion ; ce qui n’est inconstance, mais prudence. Car le sage ne marche pas tousiours d’un mesme pas, encore qu’il suyve mesme chemin ; il ne change poinct, il s’accommode : (…). Comme le bon marinier faict des voiles selon le temps et le vent, il convient souvent tourner et obliquement arriver où l’on ne peust à droict fil : c’est habilité. Religieux à tenir secrettes les deliberations, chose extremement necessaire au maniement des affaires : (…). Et ne suffit d’estre secret, mais ne faut furetter ny crochetter les secrets du prince : c’est chose mauvaise et dangereuse : (…) : voire je diray qu’il faut esviter de les sçavoir. Voylà les principales bonnes conditions et qualitez de conseillers, comme les mauvaises dont ils se doibvent bien garder, sont confiance presomptueuse, qui faict deliberer et opiner audacieusement ; car le sage en deliberant pense et repense, redoublant tout ce qui peust advenir, pour puis estre hardy à executer : (…). Au contraire le fol est hardy et chaud à deliberer ; et quand il faut joindre, le nais luy saigne : (…). Puis toute passion de cholere, envie, despit, hayne, avarice, cupidité, et toute affection particuliere, le poison mortel du jugement et tout bon sentiment : (…) : et precipitation ennemie de tout bon conseil, et seulement propre à mal faire. Voylà que doibvent estre les bons conseillers. Or le prince les doibt choisir tels ou par sa propre science et jugement, ou, s’il ne le peust, par la reputation, laquelle ne trompe gueres ; dont disoit un d’entre eux à son prince : tenez-nous pour tels que nous sommes estimez : (…). Et se bien garder des mignons, courtisans, flatteurs, esclaves, qui font honte à leur maistre et le trahissent. N’y a rien plus pernicieux que le conseil du cabinet. Et les ayant choisis et trouvez, il s’en doibt servir prudemment en prenant conseil d’eux à temps et heure, sans attendre au poinct de l’execution, et perdre le temps en les escoutant ; et avec jugement, sans se laisser aller laschement à leur advis, comme ce sot d’empereur Claude ; et avec douceur aussi sans roidir trop, estant plus raisonnable, comme disoit le sage Marc Antonin, de suyvre le conseil d’un bon nombre de ses amis, qu’eux soyent contraincts de flechir soubs sa volonté. Et s’en servant avec une authorité indifferente, sans les payer par presens pour leurs bons conseils, affin de n’attirer les mauvais soubs espoir de recompense : ny aussi les rudoyer pour leurs mauvais conseils ; car il ne se trouveroit plus qui voulsist donner conseil, s’il y avoit danger à le donner. Et puis souvent les mauvais reussissent bien et mieux que les bons, ainsi disposant la souveraine pourvoyance. Et ceux qui donnent les bons conseils, c’est-à-dire heureux et asseurez, ne sont pas pour cela tousiours les meilleurs et plus fideles serviteurs, ny pour leur liberté à parler, laquelle il doibt plustost agreer, et regarder obscurement les crainctifs et flatteurs ; car miserable est le prince chez qui l’on cache ou l’on desguise la verité : (…). Quant aux officiers, qui viennent après, et qui servent le prince et l’estat en quelque charge, il les faut choisir gens de bien, de bonne et honneste famille. Il est à croire qu’ils n’en seront que meilleurs : et n’est beau que des gens de peu s’approchent du prince, et commandent aux autres, sauf qu’une grande et insigne vertu les releve et supplée le deffaut de noblesse ; mais non gens infames, doubles, dangereux, et de quelque odieuse condition. Aussi doibvent-ils estre gens d’entendement, et employez selon leur naturel ; car les uns sont propres aux affaires de la guerre, les autres aux affaires de la paix. Aucuns sont d’advis de les choisir d’une douce et mediocre vertu ; car ces outrez et invincibles, qui se tiennent tousiours sur la poincte, et ne veulent rien quitter, ne sont communement propres aux affaires : (…). Après le conseil nous mettrons les finances, grand et puissant moyen ; ce sont les nerfs, les pieds, les mains de l’estat. Il n’y a glaive si tranchant et penetrant que celuy d’argent, ny maistre si imperieux, ny orateur si gaignant les cœurs et volontez, ny conquerant tant preneur de places, comme les richesses. Parquoy le sage prince doibt pourvoir que les finances ne faillent ny ne tarissent jamais. Ceste science consiste en trois poincts : fonder les finances, les bien employer, et avoir tousiours en reserve et l’espargne une bonne partie pour le besoin. En tous les trois le prince doibt esviter deux choses, l’injustice et la sordidité, en conservant le droict envers tous, et l’honneur pour soy. Pour le premier, qui est faire fonds et accroistre les finances, il y a plusieurs moyens, et les sources sont diverses, qui ne sont pas toutes perpetuelles, ny egalement asseurées, sçavoir le domaine et revenu public de l’estat, qu’il faut mesnager et faire valoir sans jamais l’aliener en aucune façon, comme aussi est-il de sa nature sacré et inalienable. Les conquestes faictes sur les ennemis, qu’il faut approfiter et non prodiguer ny dissiper, comme le practiquoient bien les anciens romains, rapportant à l’espargne de très grandes sommes et thresors des villes et pays vaincus, comme Tite Live raconte de Camillus Flaminius, Paul Aemile, des Scipions, Luculle, Caesar ; et puis tirant des pays conquestez, soit des naturels y laissez, ou des colonies y envoyées, certain revenu annuel. Les presens, dons gratuits, pensions, octrois, tributs des amis alliez et subjects, par testamens, donations entre vifs, ou autrement ; les entrées, sorties et passages de marchandises aux havres, ports et portes, tant sur les estrangers que sur les subjects, moyen ancien, general, juste et legitime, et très utile avec ces conditions : ne permettre la traitte des choses necessaires à la vie, que les subjects n’en soyent pourveus, ny des matieres cruës, affin que le subject les mette en œuvre, et gaigne le profict de la main ; mais bien permettre la traitte des ouvrées ; et au contraire permettre l’apport des cruës et non des ouvrées : et en toutes choses charger beaucoup plus l’estranger que le subject ; car l’imposition foraine grande accroist les finances, et soulage le subject : moderer toutesfois les imposts sur les choses necessaires à la vie que l’on apporte. Ces quatre moyens sont non seulement permis, mais justes, legitimes et honnestes. Le cinquiesme, qui n’est gueres honneste, est le trafic que le souverain faict par ses facteurs ; et s’exerce en diverses manieres plus ou moins laides ; mais le plus vilain et pernicieux est des honneurs, estats, offices, benefices. Il y a bien un moyen qui approche du trafic ; et pour ce peust-il estre mis en ce rang, qui n’est pas fort deshonneste, et a esté practiqué par de très grands et sages princes, qui est de mettre les deniers de l’espargne et de reserve à quelque petit profict, comme à cinq pour cent, et les bien asseurer soubs bons gages, ou caution suffisante et solvable. Cela sert à trois choses, à accroistre et faire profiter les finances, à donner moyen aux particuliers de traficquer et gaigner, et, qui est bien le meilleur, à sauver les deniers publics des griffes de larrons de cour, importunes demandes et flatteries des mignons, et facilité trop grande du prince. Et pour ceste seule raison aucuns princes ont presté l’argent public sans aucun profict ny interest, mais seulement à peine du double à faute de payer au jour. Le sixiesme et dernier est aux emprunts et subsides des subjects, auquel il ne faut venir qu’ à regret, et lors que les autres moyens defaillent, et que la necessité presse l’estat. Car en ce cas il est juste, selon la reigle, que tout est juste, qui est necessaire. Mais il est requis que ces conditions y soyent, après ceste premiere de la necessité : 1 lever par emprunt (aussi se trouvera-il plustost argent à cause de l’esperance de recouvrer le sien, et que l’on n’y perdra rien, outre la grace d’avoir secouru le public), et puis rendre, la necessité passée et la guerre finie, comme firent les romains mis à l’extremité par Annibla. 2 que si le public est si pauvre qu’il ne puisse rendre, et qu’il faille proceder par imposition, il faut que ce soit avec le consentement des subjects, leur representant et faisant comprendre la poureté et necessité, et preschant le mot du bon roy des roys, (…) : jusques à leur faire voir, si besoin est, la recepte et la despense. La persuasion y peust estre employée sans venir à la contraincte, comme disoit Themistocles : (…). Il est vray que les prieres des souverains sont commandemens : (…). Mais que ce soit par forme d’octroy et don gratuit, au moins que ce soyent deniers extraordinaires, pour certain temps prefix, et non ordinaires, et ne prescrire jamais ce droict sur les subjects si ce n’est de leur consentement. 3 et que telles impositions se levent sur les biens et non sur les testes (estant la capitation odieuse à tous gens de bien), soyent reelles, et non personnelles (estant injuste que les riches, les grands, les nobles, ne payent poinct, et que les poures genres du plat pays payent tout). 4 et egalement sur tous. L’inequalité afflige fort, et à ces fins les respandre sur les choses dont tout le monde a besoin, comme sel, vin, affin que tous trempent et contribuent à la necessité publicque. Bien peust et doibt-on mettre imposts ordinaires et gros sur les marchandises et autres choses vicieuses, et qui ne servent qu’ à corrompre les subjects, comme tout ce qui faict au luxe, à la desbauche, curiosité, superfluité en vivres, en habillemens, volupté, mœurs, et maniere de vivre licencieuse, sans autrement deffendre ces choses. Car la deffense esguise l’appetit. Le second poinct de ceste science est de bien employer les finances. Voyci par ordre les articles de ceste emploicte et despense ; entretenement de la maison du prince, payement de la gendarmerie, gages des officiers, loyers justes de ceux qui ont bien merité du public, pensions et secours charitables aux personnes recommandables. Ces cinq sont necessaires : après lesquels viennent ceux-cy très utiles ; reparer les villes, fortifier et munir les frontieres, refaire et raccoustrer les chemins, ponts et passages, establir les colleges d’honneur, de vertu et de sçavoir, edifier maisons publicques. De ces cinq sortes de reparations, fortifications et fondations, en viennent de très grands proficts, outre le bien public ; les arts et artisans sont entretenus ; l’envie et despit du peuple à cause de la levée des deniers cesse quand il les void bien employez : et deux pestes des republiques sont chassées, sçavoir l’oisiveté et la poureté. Au contraire, les grandes liberalitez et donations desmesurées envers quelques particuliers mignons, les grands bastimens superbes et non necessaires, les despenses superflues et vaines, sont odieuses aux subjects, qui murmurent qu’on en despouille mille pour en vestir un, que l’on piaffe de leur substance, l’on bastit de leur sang et de leur sueur. Le troisiesme poinct est en la reserve, qu’on doibt faire pour la necessité, affin que l’on ne soit contrainct au besoin de recourir aux moyens et remedes prompts, injustes et violens : c’est ce que l’on appelle l’espargne. Or comme d’assembler de fort grands thresors et faire si grands amas d’or et d’argent, encore que ce soit par moyens justes et honnestes, ce n’est pas tousiours le meilleur, c’est une occasion de guerre actifve ou passifve ; car ou il faict venir l’envie de la faire mal à propos, se voyant abondance de moyens, ou c’est une amorce à l’ennemy de venir ; et seroit plus honorable de les employer, comme a esté dict. Aussi despendre tout et n’avoir rien en reserve est encore bien pire, c’est jouer à tout perdre. Les sages souverains s’en gardent bien. Les plus grands thresors, qui ont anciennement esté, sont celuy de Darius, dernier roy des perses, chez lequel Alexandre trouva quatre-vingts millions d’or. Celuy de Tibere soixante-sept millions, Trajan cinquante-cinq millions gardez en Aegypte. Mais celuy de David passe de beaucoup tous ceux-là (chose incroyable en un si petit et si chetif estat) qui estoit de six-vingts millions. Or, pour garder que ces grands thresors ne se despendent poinct, ou ne soyent violez ou desrobez, les anciens les faisoient fondre et reduire en grandes masses et boulles, comme les perses et romains, ou les mettoient dedans les temples des dieux, comme lieux de toute seureté, comme les grecs au temple d’Apollon, qui toutesfois a esté souvent pillé et volé ; les romains au temple de Saturne. Mais le meilleur et plus asseuré et le plus utile est, comme a esté dict, le prester avec quelque petit profict aux particuliers soubs bons gages ou caution suffisante. Aussi faudroit-il, pour garder les finances des larrons, non pas vendre à gens de basse et mechanique condition, mais donner à gentilshommes et gens d’honneur le maniement des finances, et les offices financiers, comme les anciens romains, qui en estrenoient les jeunes hommes des plus nobles et grandes maisons, et qui aspiroient aux plus grands honneurs et charges de la republique. Après le conseil et les finances, je pense bien mettre les armes, qui ne peuvent subsister ny estre bien et heureusement levées et conduictes sans ces deux. Or la force armée est bien necessaire au prince pour garder sa personne et son estat ; car c’est abus de penser gouverner un estat long-temps sans armes. Il n’y a jamais de seureté entre les foibles et les forts ; et y a tousiours gens qui se remuent dedans ou dehors l’estat. Or ceste force est ou ordinaire en tout temps, ou extraordinaire au temps de guerre. L’ordinaire est aux personnes et aux places. Les personnes sont de deux sortes : il y a les gardes du corps et de la personne du souverain, qui servent non seulement à sa seureté et conservation, mais aussi pour son honneur et ornement ; car le beau et bon dire d’Agesilaus n’est pas perpetuellement vray, et y auroit trop de danger de l’essayer et s’y fier, que le prince vivra bien asseuré sans gardes s’il commande à ses subjects comme un bon pere à ses enfans (car la malice humaine ne s’arreste pas en si beau chemin). Et les compagnies certaines entretenues et tousiours prestes pour les promptes necessitez et soudaines occurrences qui peuvent survenir ; car attendre au besoin à lever gens, c’est grande imprudence. Quant aux places, ce sont les forteresses et citadelles aux frontieres, au lieu desquelles aucuns et les anciens approuvent plus les colonies et nouvelles peuplades. L’extraordinaire est aux armes qu’il luy convient lever et dresser en temps de guerre, comment il s’y doibt gouverner, c’est-à-dire entreprendre et faire la guerre : c’est pour la seconde partie, qui est de l’action ; ceste premiere est de la provision. Seulement je dis icy que le prince sage doibt, outre les gardes de son corps, avoir certaines gens tous prests et experimentez aux armes en nombre plus grand ou plus petit, selon l’estendue de son estat, pour reprimer une soudaine rebellion ou esmotion qui pourroit advenir dedans ou dehors son estat, reservant à faire plus grande levée lors qu’il faudra faire la guerre à bon escient et de propos deliberé, offensifve ou deffensifve, et cependant tenir les arsenats et magasins bien garnis et pourveus de toutes sortes d’armes offensifves et deffensifves pour equiper gens de pied et de cheval ; plus de munitions de guerre, d’engins, d’outils. Un tel appareil non seulement est necessaire pour faire la guerre, car ces choses ne se trouvent ny ne s’apprestent en peu de temps, mais encore il empesche la guerre : car l’on n’est pas si hardy d’attaquer un estat que l’on sçait bien prest et bien garny. Il se faut apprester à la guerre pour ne l’avoir poinct : qui cupit pacem, paret bellum . Après toutes ces provisions necessaires et essentielles, nous mettrons finalement les alliances, qui n’est pas un petit appuy et soustien de l’estat. Mais il faut de la prudence à les choisir et bien bastir, regarder avec qui l’on s’allie, et comment. Il faut s’allier avec des puissans et voisins : car, s’ils sont foibles et eslongnez, de quoy pourront-ils ayder, si ce n’est que tel soit assailly, de la ruine duquel doibve venir la nostre ? Car lors il doibt le secourir et se joindre à luy, quel qu’il soit ; et s’il y a du danger à le faire ouvertement, que ce soit par alliance secrette ; car c’est un tour de maistre de traicter alliance avec l’un au veu et sceu de tous, et avec l’autre par practique secrette, mais que ce soit sans perfidie et meschanceté, qui est deffendue ; mais non pas la prudence, mesmement pour la deffensifve et pour la seureté de son estat. Au reste, il y a plusieurs sortes et degrez d’alliances : la moindre et plus simple est pour le commerce et trafic seulement : mais ordinairement elle comprend amitié, commerce et hospitalité ; et elle est ou deffensifve seulement, ou deffensifve et offensifve ensemble, et avec exception de certains princes et estats, ou sans exception. La plus estroicte et parfaicte est celle qui est offensifve et deffensifve envers tous et contre tous, pour estre amy des amis, et ennemy des ennemis, et telle est bon de faire avec des puissans et par egale alliance. Aussi l’alliance est ou perpetuelle ou limitée à certain temps : ordinairement elle se faict perpetuelle ; mais le meilleur et plus asseuré est de la limiter à certain temps, affin d’avoir moyen de reformer, oster ou adjouster aux articles, ou s’en departir du tout s’il est besoin, selon que l’on jugera estre expedient. Et quand bien on les jugeroit telles qu’elles deussent estre perpetuelles, si est-ce qu’il vaut mieux les renouveller (ce que l’on peust et doibt-on faire avant que le temps expire) et renouer, que les faire perpetuelles : car elles s’allanguissent et se relaschent ; et qui se sentira grevé la rompra plustost, si elle est perpetuelle, que si elle est limitée : auquel cas il attendra le terme. Voylà nos sept provisions necessaires.