De la sagesse/Livre III/Chapitre I

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LIVRE 3 PRAEFACE De la sagesse LIVRE 3 CHAPITRE 2



LIVRE 3 CHAPITRE 1


De la prudence, premiere vertu. de la prudence en general.

prudence est avec raison mise au premier rang comme la royne generalle, surintendante et guide de toutes les autres vertus, auriga virtutum

sans laquelle il n’y a rien

de beau, de bon, de bien seant et advenant ; c’est le sel de la vie, le lustre, l’ageancement et l’assaisonnement de toutes actions, l’esquierre et la reigle de tous affaires, et en un mot l’art de la vie, comme la medecine est l’art de la santé. C’est la cognoissance et le choix des choses qu’il faut desirer ou fuyr ; c’est la juste estimation et le triage des choses ; c’est l’œil qui tout void, qui tout conduict et ordonne. Elle consiste en trois choses, qui sont de rang ; bien consulter et deliberer, bien juger et resouldre, bien conduire et executer. C’est une vertu universelle ; car elle s’estend generallement à toutes choses humaines, non seulement en gros, mais par le menu à chascune : ainsi est-elle infinie comme les individus. Très difficile, tant à cause de l’infinité ja dicte ; car les particularités sont hors de science, comme hors de nombre, (…) ; que de l’incertitude et inconstance grande des choses humaines, encore plus grande de leurs accidens, circonstances, appartenances et dependances d’icelles, temps, lieux, personnes ; tellement qu’au changement d’une seule et la moindre circonstance, toute la chose se change : et aussi en son office, qui est en l’assemblage et temperament des choses contraires ; distinction et triage de celles qui sont fort semblables. La contrarieté et la ressemblance l’empeschent. Très obscure, pource que les causes et ressorts des choses sont incogneuës, les semences et racines sont cachées, lesquelles l’humaine nature ne peust trouver, ny ne doibt rechercher : (…). Et puis la fortune, la fatalité (usez des mots que vous voudrez), ceste souveraine, secrette et incogneuë puissance et authorité, maintient tousiours son advantage au travers de tous les conseils et precautions : d’où vient souvent que les meilleurs conseils ont de très mauvaises issues : un mesme conseil très utile à un, malheureux à un autre en pareil cas ; et à un mesme homme succeda et reussit heureusement hier, qu’aujourd’hui est malencontreux. C’est une sentence justement receuë, qu’il ne faut pas juger les conseils ny la suffisance et capacité des personnes par les evenemens. Dont respondit quelqu’un à ceux qui s’estonnoient comment les affaires succedoient si mal, veu que ses propos estoient si sages ; qu’il estoit maistre de ses discours, non du succez des affaires. C’estoit la fortune ; laquelle semble se jouer de tous nos beaux desseins et conseils, renverse en un moment tout ce qui a esté par si long-temps projecté et deliberé, et nous semble tant bien appuyé, nous clouant, comme l’on dict, nostre artillerie. Et de faict la fortune, pour monstrer son authorité en toutes choses, et rabattre nostre presomption, n’ayant peu faire les mal-habiles sages, elle les faict heureux à l’envy de la vertu. Dont il advient souvent que les plus simples mettent à fin de très grandes besongnes et publicques et privées. C’est donc une mer sans fond et sans rive, qui ne peust estre bornée et prescripte par preceptes et advis, que la prudence. Elle ne faict que tournoyer à l’environ des choses, un nuage obscur, et souvent bien vain et frivole. Toutesfois elle est de tel poids et necessité qu’elle seule peust beaucoup ; et sans elle tout le reste n’est rien, non seulement les richesses, les moyens, la force : (…). Et la cause principale de ceste necessité est le mauvais naturel de l’homme, le plus farouche et difficile à dompter de tous les animaux, (…), et qu’il faut manier avec plus d’art et d’industrie : car il ne s’eleve poinct plus volontiers contre aucun, que contre ceux qu’il sent le vouloir maistriser. Or la prudence est l’art de le manier, et une bride douce le rameine dedans le rond d’obeyssance. Or combien que la semence de prudence, comme des autres vertus, soit en nous de nature ; si est-ce qu’elle s’acquiert et s’apprend plus que toute autre, et ce aucunement par preceptes et advis, c’est la theorique, mais beaucoup mieux, et principalement (combien qu’avec plus de temps) par experience et practique, qui est double : l’une et la vraye est la propre et personnelle dont elle en porte le nom, c’est la cognoissance des choses que nous avons veuës ou maniées ; l’autre est estrangere par le faict d’autruy, c’est l’histoire que nous sçavons par ouyr dire ou par lecture. Or l’experience et l’usage est bien plus ferme et plus asseuré : (…), le pere et le maistre des arts, mais plus long ; il est vieil, seris venit usus ab annis,

plus difficile, penible, rare. La science de l’histoire, comme elle est moins ferme et asseurée, aussi est-elle plus aisée, plus frequente, ouverte et commune à tous. On se rend plus resolu et asseuré à ses despens, mais il est plus facile aux des pens d’autruy. Or de ces deux proprement experience et histoire vient la prudence : (…). Or la prudence se peust et doibt diversement distinguer, selon les personnes et les affaires. Pour les personnes il y a prudence privée, soit-elle solitaire et individuelle, qu’ à grand’peine peust-elle bien estre dicte prudence ; ou sociale et oeconomique en petite compagnie, et prudence publicque et politique. Ceste-cy est bien plus haute, excellente, difficile, et à laquelle plus proprement conviennent toutes ces qualitez susdictes ; et est double, pacifique et militaire. Pour le regard des affaires, d’autant qu’ils sont de deux façons, les uns ordinaires, faciles ; les autres extraordinaires. Ce sont accidens qui apportent quelque nouvelle difficulté et ambiguité. Aussi l’on peust dire y avoir prudence ordinaire et facile, qui chemine selon les loix, coustumes, et train ja estably : l’autre extraordinaire et plus difficile. Il y a encore une autre distinction de prudence tant pour les personnes que pour les affaires, qui est plustost de degrez que d’especes ; sçavoir prudence propre, par laquelle l’on est sage, et prend-on advis de soy-mesme ; l’autre empruntée, par laquelle l’on suyt le conseil d’autruy. Il y a deux sortes et degrez de sages, disent tous les sages. Le premier et souverain est de ceux qui voyent clair par-tout et sçavent d’eux-mesmes trouver les remedes et expediens ; où sont ceux-là ? ô chose rare et singuliere ! L’autre est de ceux qui sçavent prendre, suyvre et se prevaloir des bons advis d’autruy ; ceux qui ne sçavent donner ny prendre conseil sont sots. Les advis generaux et communs, qui conviennent à toute sorte de prudence, toutes sortes de personnes et d’affaires, ont esté touchez et briefvement deduicts au livre precedent, et sont huict : 1 cognoissance de personnes et d’affaires ; 2 estimation des choses ; 3 choix et eslections d’icelles ; 4 prendre conseil sur tout ; 5 temperament entre craincte et asseurance, fiance et deffiance ; 6 prendre toutes choses en leur saison, et se saisir de l’occasion ; 7 se bien comporter avec l’industrie et la fortune ; 8 discretion par-tout. Il faut maintenant traicter les particuliers, premierement de la prudence publicque qui regarde les personnes, puis de celle qui regarde les affaires.