De la sagesse/Livre III/Chapitre IV

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de la prudence requise aux affaires difficiles et mauvais accidens publics et privez. Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/401 Page:Charron - De la sagesse, trois livres, tome II, 1827.djvu/402

praeface. Après avoir parlé de la prudence politique requise au souverain pour bien agir et gouverner, nous voulons icy separement parler de la prudence requise à se garder, et remedier aux affaires et accidens difficiles et dangereux, qui surviennent tant au souverain qu’aux subjects et particuliers. Premierement, ces affaires et accidens sont en grande diversité : ils sont publics ou particuliers ; sont à venir et nous menacent, ou jà presens et pressans : les uns sont seulement doubteux et ambigus, les autres sont dangereux et importans à cause de la violence. Et ceux-cy, qui sont les plus grands et difficiles, sont ou secrets et cachez, et sont deux, sçavoir conjuration contre la personne du prince ou l’estat, et trahison contre les places et compagnies : ou manifestes et ouverts, et ceux-cy sont de plusieurs sortes ; car ou ils sont sans forme de guerre et ordre certain, comme les emotions populaires pour quelque prompte et legere occasion, factions et ligues entre les subjects des uns contre les autres, en petit et grand nombre, grands ou petits ; seditions du peuple contre le prince ou le magistrat, rebellion contre l’authorité et la teste du prince ; ou sont meuris et formez en guerre, et s’appellent guerres civiles, qui sont en autant de sortes que les susdicts troubles et remuemens, car c’en sont les causes, fondemens et semences, mais ont creu et sont venus en consequence et durée. De tous nous dirons distinctement, et donnerons advis et conseil, pour s’y conduire sagement, tant aux souverains qu’aux particuliers, grands et petits. I des maux et accidens qui nous menacent.

aux accidens contraires ausquels nous sommes subjects, il y a deux manieres de se porter diverses ; et peuvent estre toutes deux bonnes, selon le naturel divers, et des accidens, et de ceux à qui ils arrivent. L’une est de contester fort et s’opposer à l’accident, remuer toutes choses pour le conjurer et destourner, au moins emousser sa poincte et amortir son coup, luy eschapper ou le forcer. Cecy requiert une ame forte et opiniastre, et a besoin d’un soin aspre et penible. L’autre est de prendre les choses incontinent au pire, et se resouldre à les porter doucement et patiemment, et cependant attendre paisiblement ce qu’il adviendra sans se tourmenter à l’empescher. Celuy-là estudie à ranger les evenemens, cestuy-ci soy-mesme : celuy-là semble plus courageux, cestuy-ci joue au seur : celuy-là est suspens, agité entre la craincte et l’esperance ; cestuy-ci se met à l’abry, et se loge si bas qu’il ne peust plus tomber de plus haut. La plus basse marche est la plus ferme et le siege de constance. Celuy-là travaille d’en eschapper, cestuy-ci de souffrir, et souvent cestuy-ci en a meilleur marché. Il y a souvent plus de mal et de perte à plaider qu’ à perdre, à fuyr et se donner garde qu’ à souffrir. L’avaricieux se tourmente plus que le pauvre, le jaloux que le cocu. En celuy-là est plus requise la prudence, car il agist ; en cestuy-ci la patience. Mais qui empesche que l’on ne faict tous les deux par ordre, et que là où la prudence et vigilance ne peust rien, y succede la patience ? Certes aux maux publics il faut essayer le premier, et y sont tenus ceux qui en ont la charge et le peuvent : aux particuliers chascun choisisse son meilleur. Ii maux et accidens presens, pressans et extremes.

le moyen propre pour alleger les maux et addoucir les passions, ce n’est pas s’y opposer, car l’opposition les picque et despite dadvantage. On aigrit et irrite le mal par la jalousie du debat et du contraste ; mais c’est ou en les destournant et divertissant ailleurs, ainsi que les medecins, qui, ne pouvant bien purger et exterminer du tout le mal, le divertissent, et le font deriver en une autre partie moins dangereuse : ce qui se doibt faire tout doucement et insensiblement ; c’est un excellent remede à tous maux, et qui se practique en toutes choses, si l’on y regarde bien, par lequel l’on nous faict avaler les plus rudes morceaux, et la mort mesme insensiblement : (…). Comme à ceux qui passent une profondeur effroyable, l’on conseille de clorre ou destourner les yeux. On amuse les enfans lors que l’on leur veust donner le coup de la lancette. Faut practiquer l’expedient et la ruse d’Hippomenes, lequel ayant à courir avec Atalante, fille d’excellente beauté, pour y perdre la vie s’il estoit devancé, ou avoir la fille en mariage s’il gaignoit en la course, se garnit de trois belles pommes d’or, lesquelles il laissa tomber à diverses fois, pour amuser la fille à les cueillir, et, ainsi la divertissant, gaigner l’advantage et elle : ainsi, si la consideration d’un malheur ou rude accident present, ou la memoire d’ un passé, nous poise fort, ou quelque violente passion nous agite et tourmente, que l’on ne puisse dompter, il faut changer et jetter sa pensée ailleurs, luy substituer un autre accident et passion moins dangereuse. Si l’on ne la peust combattre, il luy faut eschapper, fourvoyer, ruser, ou bien l’affoiblir, la dissoudre et destremper avec d’autres amusemens et pensées, la rompre en plusieurs pieces ; et tout cela par destours et divertissemens. L’autre advis aux dernieres et très dangereuses extremitez, où n’y a plus que tenir, est de baisser un peu la teste, prester au coup, ceder à la necessité ; car il y a grand danger qu’en s’opiniastrant par trop à ne rien relascher, l’on donne occasion à la violence de fouler tout aux pieds. Il vaut mieux faire vouloir aux loix ce qu’elles peuvent, puis qu’elles ne peuvent ce qu’elles veulent. Il a esté reproché à Caton d’avoir esté trop roide aux guerres civiles de son temps, et plustost avoir laissé la republique encourir toutes extremitez, que la secourir un peu aux despens des loix. Au rebours, Epaminondas au besoin continua sa charge outre le terme, bien que la loy luy prohibast sur la vie ; et Philopoemen est loüé qu’estant né pour commander, il sçavoit non seulement gouverner selon les loix, mais encore commander aux loix mesmes quand la necessité publicque le requeroit. Il faut au besoin biaiser, ployer un peu, tourner le tableau de la loy, sinon l’oster, eschiver et gauchir pour ne perdre tout : c’est un tour de prudence qui n’est contraire à raison et justice. Iii affaires douteux et ambigus.

aux choses ambiguës, où les raisons sont fortes de toutes parts, et l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, nous apporte de l’incertitude et perplexité, le meilleur est se jetter au party où y a plus d’honnesteté et de justice ; car encore qu’il en mesadvienne, si restera-il tousiours une gratification au dedans, et une gloire au dehors, d’avoir choisy le meilleur. Outre que l’on ne sçait, quand on eust prins le party contraire, ce qu’il en fust advenu, et si l’on eust eschappé son destin. Quand on doubte quel est le meilleur et plus court chemin, il faut tenir le plus droict. Iv affaires difficiles et dangereux.

aux affaires difficiles, comme aux accords, y vouloir apporter trop de seureté, c’est les rendre mal asseurez, parce que l’on y employe plus de temps, plus de gens s’en empeschent, l’on y mesle plus de choses et de clauses ; et de là naissent les differends : joinct que c’est, ce semble, despiter la fortune, et se vouloir exempter de sa jurisdiction, ce qui ne se peust : (…). Il est meilleur les faire plus briefvement et doucement avec un peu de danger, que d’y estre si exact et chagrin. Aux affaires dangereux il faut estre sage et courageux ; il faut prevoir et sçavoir tous les dangers, ne les faire poinct plus grands ne plus petits par faute de jugement, penser qu’ils n’arriveront pas tous, et n’auront pas tous leur effect ; que l’on en eschappera plusieurs par industrie, ou par diligence, ou autrement ; quels sont ceux ausquels l’on pourra estre aydé, et là-dessus prendre courage, se resouldre et ne quitter l’entreprinse honneste pour iceux : le sage est courageux ; car il pense, discourt et se prepare à tout : le courageux aussi doibt estre sage. V conjuration.

nous entrons aux plus grands, importans et dangereux accidens ; parquoy nous les traicterons plus au long, et expressement les descrivant ; et puis donnant en chascun les advis pour le souverain, et à la fin de tous les donnerons pour les particuliers. Conjuration est une conspiration et entreprinse d’un ou plusieurs contre la personne du prince ou l’estat ; c’est chose dangereuse, mal aisée à esviter ou remedier, pource qu’elle est couverte et cachée. Comment se peust-l’on sauver d’un ennemy couvert du visage du plus officieux amy ? Comment peust-on sçavoir les volontez et pensées d’autruy ? Et puis celuy qui mesprise sa vie est maistre de celle d’autruy : contemnit omnes ille qui mortem prius . Tellement que le prince est exposé à la mercy d’un particulier, quel qu’il soit. Les advis et remedes sur ce sont : 1 une secrette recherche et contremine par gens propres à cela, fideles et discrets, qui sont les yeux et les oreilles du prince ; faut descouvrir tout ce qui se dict et se faict, specialement par les principaux officiers. Les conjurateurs volontiers diffament çà et là le prince, ou prestent l’oreille à ceux qui le blasment et accusent. Il faut donc sçavoir les discours et propos que l’on tient du prince, et hardiment proposer recompense en deniers et impunité à tels descouvrans : mais aussi ne faut-il croire legerement à tout rapport. Faut bien prester l’oreille à tous, non la foy, et examiner bien diligemment, affin de n’accabler les innocens et se faire hayr et maudire au peuple. Le second est d’essayer par clemence et innocence à se faire aymer de tous, mesme de ses ennemis : (…). N’offensant personne, on donne ordre de ne l’estre poinct ; et c’est mal à propos faire valoir sa puissance par outrages et offenses : (…). Le troisiesme est tenir bonne mine à l’accoustumé, sans rien ravaller ; et publier par-tout qu’il est bien adverty de toutes les menées qu’on dresse, et faire croire que rien ne se remuë qu’il n’en sente incontinent le vent. Ce fut un expedient que fournit utilement quelqu’un à Denys, tyran de Sicile, qui luy cousta un talent. Le quatriesme est d’attendre sans effroy et sans trouble tout ce qui pourra advenir. Caesar practiqua bien ces trois derniers moyens, mais non le premier. Il vaut mieux, disoit-il, mourir une fois, que demeurer tousiours en transse et en fievre continuë d’un accident qui n’a poinct de remede ; et faut en tout cas remettre tout à Dieu. Ceux qui ont prins autre chemin, et ont voulu courir au-devant par supplices et vengeances, très rarement s’en sont bien trouvez, et n’ont pour cela eschappé : tesmoin tant d’empereurs romains. Mais la conjuration descouverte, la verité trouvée, que faut-il faire ? Punir bien rigoureusement les conjurez : espargner telles gens, c’est trahir cruellement le public. Ils sont ennemis de la liberté, bien et repos de tous : la justice le requiert. Si est-ce qu’il y faut de la prudence ; et ne s’y faut porter tousiours et par-tout de mesme façon. Quelquesfois il faut soudainement executer, mesmement s’il y a petit nombre de conjurez. Mais soit en petit ou grand nombre, il ne faut par gehennes et tortures vouloir sçavoir les complices (si autrement et secrettement l’on les peust sçavoir, et faire mine de ne les sçavoir, est bon) ; car l’on chercheroit ce que l’on ne voudroit pas trouver. Il suffit que, par la punition d’un petit nombre, les bons subjects soyent contenus en leur debvoir, et destournez ceux qui ne sont pas ou pensent n’estre pas decelez. Vouloir tout sçavoir par tortures, c’est exciter force gens contre soy. Quelquesfois faut dilayer la punition : bien faut-il promptement pourvoir à sa seureté. Mais les conjurez peuvent estre tels ou la descouverte faicte en tels temps, qu’il n’en faut pas faire le semblant ; et les vouloir punir sur l’heure, c’est jouer à tout perdre. Le meilleur de tous, c’est de prevenir la conjuration, l’eluder et rendre vaine, feignant pour ce coup ne sçavoir les conjurez, mais faire comme si l’on vouloit pourvoir à autre chose ; comme firent les carthaginois à Hannon leur capitaine : (…). Mais, qui plus est, quelquesfois faut pardonner, si c’est un grand à qui le prince et l’estat soyent obligez, duquel les enfans, parens, amis, soyent puissans. Que ferez-vous ? Comment rompre tout cela ? S’il se peust avec seureté faut pardonner, ou au moins addoucir la peine. La clemence, en cest endroict, est quelquesfois non seulement glorieuse au prince, (…), mais de très grande efficace pour la seureté à l’advenir, destourne les autres de semblable dessein, et faict qu’ils s’en repentent, ou en ont honte : l’exemple en est très beau d’Auguste envers Cinna. Vi trahison.

trahison est une conspiration ou entreprinse secrette contre une place ou une troupe : c’est, comme la conjuration, un mal secret, dangereux, difficile à esviter ; car souvent le traistre est au milieu et au gyron de la compagnie, ou du lieu qu’il veust vendre et livrer. à ce malheureux mestier sont volontiers subjects les avaricieux, esprits legers, hypocrites ; et ont volontiers cecy qu’ils font bien sonner la fidelité, la loüent et gardent ambitieusement en petites choses, et par là se voulant couvrir ils se descouvrent : c’est la marque pour les cognoistre. Les advis y sont presque tous mesmes qu’en la conjuration ; sauf en la punition, laquelle doibt estre icy prompte, griefve et irremissible ; car ce sont gens mal nez, incorrigibles, très pernicieux au monde, dont ne faut avoir pitié. Vii esmotions populaires.

il y en a plusieurs sortes selon la diversité des causes, personnes, maniere et durée, comme se verra après ; faction, ligue, sedition, tyrannie, guerres civiles : mais nous parlerons icy tout simplement et en general de celles qui s’esmeuvent à la chaude, comme tumultes subits, et ne durent gueres. Les advis et remedes sont leur faire parler et remonstrer par quelqu’un qui soit d’authorité, de vertu et reputation singuliere, eloquent, ayant la gravité, et ensemble la grace et l’industrie d’amadouer un peuple ; car à la presence de tel homme, comme à un esclair, le peuple se tient coy : (…). Quelquesfois le chef mesme y aille ; mais il faut que ce soit avec un front ouvert, une forte asseurance, ayant l’ame quitte et nette de toute imagination de la mort, et du pis qu’il peust advenir : car d’y aller avec contenance doubteuse et incertaine, par flatterie, douce et humble remonstrance, c’est se faire tort et ne rien advancer. Cecy practiquoit excellemment Caesar contre ses legions mutinées et armées contre luy. (…). Autant en fit Auguste à ses legions actiaques, dict Tacite. Il y a donc deux moyens de jouyr et appaiser un peuple esmeu et furieux. L’un est par fierté et pure authorité et raison. Cestuy-ci, qui est meilleur et plus noble, convient au chef s’il y va ; mais il y doibt bien penser comme a esté dict. L’autre, plus ordinaire, est par flatterie et amadouement ; car il ne luy faut pas resister tout ouvertement. Les bestes sauvages ne s’apprivoisent jamais à coups de baston : dont les belles paroles ny les promesses ne doibvent estre espargnées. En ce cas les sages permettent de mentir, comme l’on faict envers les enfans et les malades. En cela estoit excellent Periclès, qui gaignoit le peuple par les yeux, les oreilles et le ventre, c’està-dire par jeux, comedies, festins, et puis en faisoit ce qu’il vouloit. Ceste maniere plus basse et servile, mais necessaire, se doibt practiquer par celuy que le chef envoye, comme fit Menenius Agrippa à Rome ; car s’il pense l’avoir de haute luitte, lors qu’il est hors des gonds de raison, sans rien quitter, comme vouloient Appius, Coriolan, Caton, Phocion, sont contes. Viii faction et ligue.

faction ou ligue est un complot et association des uns contre les autres entre les subjects, soit ou entre les grands ou les petits, en grand nombre ou petit. Elle vient quelquesfois des haynes qui sont entre les particuliers et certaines familles, mais le plus souvent d’ambition (peste des estats), chascun voulant avoir le premier rang. Celle qui est entre les grands est plus pernicieuse. Il y en a qui ont voulu dire qu’elle est aucunement utile au souverain, et faict le mesme service au public que les riottes des serviteurs en la maison, disoit Caton. Mais cela ne peust estre vray, sinon aux tyrans, qui craignent que les subjects soyent d’accord, ou bien de petites et legeres querelles d’entre les villes ou d’entre les dames de la cour, pour sçavoir force nouvelles : mais non par des factions importantes, qu’il faut estouffer dès leur naissance, et leurs marques, noms, habillemens, soubs-riquets, qui sont quelquesfois semences de vilains effects ; tesmoin le grand embrasement et les grands meurtres advenus en Constantinople pour les couleurs de verd et bleu, soubs Justinien ; deffendre les assemblées secrettes qui peuvent servir à cela. Les advis sur ce sont : si la faction est entre deux seigneurs, le prince taschera, par douceur de paroles, ou menaces, les accorder, comme fit Alexandre Le Grand entre Ephestion et Craterus, et Archidamus entre deux de ses amis ; s’il ne peust, il leur doibt donner des arbitres non suspects ny passionnez. Le mesme doibt-il faire si la faction est entre plusieurs subjects, ou villes et communautez. S’il faut que luy-mesme parle, il le fera avec conseil appellé pour esviter l’envie et la hayne des condamnez. Si la faction est entre gens qui sont en fort grand nombre, et qu’elle soit si forte qu’elle ne se puisse appaiser par justice, le prince y employera la force pour l’esteindre du tout : mais il se gardera bien de se monstrer affectionné à l’un plus qu’ à l’autre ; car à cela y a grand danger, et plusieurs se sont perdus : et est indigne de sa grandeur, se faire compagnon des uns, et ennemy des autres, luy qui est le maistre de tous : et, s’il faut venir à punition, il doibt suffire que ce soit des chefs plus apparens. Ix sedition.

sedition est un violent mouvement de la multitude contre le prince ou le magistrat. Elle naist et vient d’oppression ou de craincte ; car ceux qui ont faict quelque grande faute craignent la punition ; les autres pensent et craignent qu’on leur veuille courir sus : et tous deux, par apprehension du mal, se remuent pour prevenir le coup. Aussi naist de trop grande licence, de disette et necessité, tellement que les gens propres à ce mestier sont les endebtez, et mal accommodez de tout, legers, esventez, et qui craignent la justice. Tous ces gens ne peuvent durer en paix, la paix leur est guerre, ne peuvent dormir qu’au milieu de la sedition, ne sont en franchise que parmy les confusions. Pour mieux conduire leur faict, ils conferent ensemble en secret, font de grandes plainctes, usent de mots ambigus, puis parlent plus ouvertement, et font les zelez à la liberté et au bien public, au soulagement du peuple, et, soubs ces beaux pretextes, ils sont suyvis de grand nombre. Les advis et remedes sont, premierement, ceux qui servent aux esmotions populaires, faire parler à eux, et leur remonstrer par gens propres à cela, comme a esté dict. 2 si cela ne profite, il faut s’armer et fortifier, et pour cela ne proceder contre eux, mais leur donner loysir et terme de mettre l’eaue en leur vin : aux mauvais de se repentir, aux bons de se reunir. Le temps est un grand medecin, mesmement aux peuples plus prests à se mutiner et rebeller qu’ à combattre : (…). 3 cependant, essayer à les esbranler par esperance et par craincte, ce sont les deux moyens, (…). 4 tascher à les desunir et rompre leur intelligence. 5 en gaigner et attirer par soubs main quelques-uns d’entre eux par promesses et secrettes recompenses, dont les uns se retirent d’eux pour venir à vous, les autres demeurent avec eux pour vous y servir, vous advertissant de leurs meinées, et les endormissant et attiedissant leur chaleur. 6 attirer et gaigner les autres, leur accordant une partie de ce qu’ils demandent et par belles promesses en termes ambigus. Il sera puis après aisé de revoquer justement ce qu’ils auront extorqué injustement par sedition : (…) ; et laver tout par douceur et clemence. 7 s’ils retournent en santé, raison et obeyssance, les faut traicter doucement, et se contenter du chastiment de fort peu des principaux autheurs et boutefeux, sans s’enquerir dadvantage des complices, mais que tous se sentent en seureté et en grace. X la tyrannie et rebellion.

la tyrannie, c’est-à-dire la domination violente contre les loix et coustumes, est souvent cause des grands remuemens publics, d’où il advient rebellion, qui est une elevation du peuple contre le prince, à cause de sa tyrannie, pour le chasser et debouter de son siege ; et differe de la sedition en ce qu’elle ne veust poinct recognoistre le prince pour son maistre : la sedition ne va pas jusques-là, mais elle est mal contente du gouvernement, se plainct et veust un amendement en iceluy. Or ceste tyrannie est exercée par gens mal nez, cruels, qui ayment les meschans, brouillons, rapporteurs ; hayssent et redoubtent les gens de bien et d’honneur : (…). Mais ils sont bien punis ; car ils sont hays et ennemis de tous, vivent en perpetuelle craincte et apprehension, tout leur est suspect, sont bourrelez et deschirez au dedans en leurs consciences, et enfin perissent de male mort et bientost, car c’est chose très rare qu’un vieil tyran. Les advis et remedes en ce cas sont au long desduicts cy-après en lieu plus propre. Les advis reviennent à deux ; empescher à l’entrée le tyran, qu’il ne se rende maistre ; estant installé et recogneu, le souffrir et luy obeyr. Il vaut mieux le tolerer qu’esmouvoir sedition et guerre civile : (…) : l’on n’y gaigne rien. Le regimber ou rebeller enaigrit et rend encore plus cruels les mauvais princes : (…). La modestie et obeyssance les addoucit : car la douceur du prince, dict ce grand prince Alexandre, ne consiste pas seulement en leur naturel, mais aussi au naturel des subjects ; lesquels souvent, par leurs mesdisances et mauvais deportemens, irritent et gastent le prince, ou l’empirent : (…). Xi guerres civiles.

quand l’un de ces susdicts remuemens publics, esmotions populaires, faction, sedition, rebellion, vient à se fortifier et durer jusques à prendre un train et forme ordinaire, c’est une guerre civile, laquelle n’est autre chose qu’une prinse et meinée d’armes par les subjects, ou entre eux, et c’est esmotion populaire ou faction et ligue ; ou contre le prince, l’estat, le magistrat, et c’est sedition ou rebellion. Or il n’y a mal plus miserable, ny plus honteux ; c’est une mer de malheurs. Et un sage a très bien dict que ce n’est pas proprement guerre, mais maladie de l’estat, maladie chaude et frenaisie. Certes qui en est l’autheur doibt estre effacé du nombre des hommes, et chassé des bornes de la nature humaine. Toute sorte de meschanceté s’y trouve, impieté et cruauté entre les parens mesmes, meurtres avec toute impunité : (…). Toute desloyauté, discipline, abolie : (…). Le petit et inferieur faict du compagnon avec le grand : (…). Lequel n’ose parler, car il est du mestier, encore qu’il ne l’approuve : (…). C’est une confusion horrible : (…). Somme, ce n’est que miseres. Mais il n’y a rien si miserable que la victoire : car, quand, pour le mieux, elle tomberoit entre les mains de celuy qui a le droict de son costé, elle le rendroit insolent, cruel et farouche, voire quand il seroit d’un doux naturel, tant ceste guerre intestine acharne et est un venin, qui consomme toute l’humanité ; et n’est en la puissance des chefs de retenir les autres. Il y a deux causes à considerer des guerres civiles. L’une est secrette, laquelle, comme elle ne se sçait et ne se void, aussi ne se peust-elle empescher, ny remedier ; c’est le destin, la volonté de Dieu, qui veust chastier ou du tout ranger un estat : (…). L’autre est bien apperceuë par les sages, et s’y peust bien remedier, si l’on veust, et que ceux à qui il appartient y mettent la main : c’est la dissolution et generalle corruption des mœurs, par laquelle les vau-neans et n’ayant que faire veulent remuer, mettre tout en combustion, couvrir leurs playes par les maux de l’estat ; car ils ayment mieux estre accablez de la ruine publicque que de la leur particuliere : (…). Or les advis et remedes à ce mal de guerre civile sont à la finir au plustost ; ce qui se faict par deux moyens, accord ou victoire. Le premier vaut mieux, encore qu’il ne fust pas tel que l’on le desire, le temps remediera au reste. Il faut quelquesfois se laisser un peu tromper, pour sortir de guerre civile, comme il est dict d’Antipater : (…). La victoire est dangereuse, car il est à craindre que le victorieux en abuse, et ensuyve une tyrannie. Pour bien s’y porter, il se faut deffaire de tous les autheurs de troubles, et autres remueurs et sanguinaires, tant d’une part que d’autre, soit en les envoyant loin, soubs quelque beau pretexte et charge, en les divisant, ou en les employant contre l’estranger ; et traictant au reste doucement le menu peuple. Xii advis pour les particuliers en toutes les susdictes divisions publicques.

voylà plusieurs especes de troubles et divisions publicques, ausquelles et à chascune d’icelles ont esté donnez advis et remedes pour le regard du prince ; maintenant il en faut donner pour les particuliers. Cecy ne se vuide pas en un mot : il y a deux questions ; l’une, s’il est loysible à l’homme de bien de prendre party, ou demeurer coy ; l’autre, en tous les deux cas, c’est-à-dire estant d’un party, ou n’en estant poinct, comment l’on s’y doibt comporter. Quant au premier poinct, il se propose pour ceux qui sont libres, et ne sont encore engagez à aucun party ; car, s’ils y sont jà engagez, ceste premiere question n’est pour eux : ils sont renvoyez à la seconde. Je dis cecy, à cause que l’on peust bien estre d’un party, non par choix et dessein, voire que l’on n’approuve pas, mais pource que l’on s’y trouve tout porté et attaché par très grandes et puissantes liaisons, que l’on ne peust honnestement rompre, qui couvrent et excusent assez, estant naturelles et equivalentes. Or la premiere question a des raisons et exemples contraires. Il semble, d’une part, que l’homme de bien ne sçauroit mieux faire que de se tenir coy ; car il ne sçauroit s’immiscer à aucun party sans faillir, pource que toutes ces divisions sont illegitimes de soy, et ne peuvent estre meinées ny subsister sans inhumanité et injustice. Et plusieurs gens de bien ont abhorré cela, comme respondit Asinius Pollio à Auguste, qui le prioit de le suyvre contre Marc Antoine. D’autre part est-il pas raisonnable de se joindre aux bons et ceux qui ont le droict ? Le sage Solon l’a ainsi jugé, voire il chastie rudement celuy qui s’en retire et ne prend party. Le professeur de vertu, Caton, l’a ainsi practiqué, ne se contentant de tenir un party, mais y commandant. Pour vuider ce doubte, il semble que les hommes illustres, qui ont et charge publicque et credit et suffisance en l’estat, peuvent et doibvent se ranger du party qu’ils jugeront le meilleur ; car ils ne doibvent abandonner en la tourmente le gouvernail du vaisseau, qu’ils conduisoient en bonace, doibvent servir à leur dignité, pourvoir à la seureté de l’estat ; et les privez, ou qui sont moindres en charge et en suffisance d’estat, s’arrester et se retirer en quelque lieu paisible et asseuré durant la division, et tous les deux se comporter comme il va estre dict. Au reste, pour le choix du party, quelquesfois il n’y a poinct de difficulté ; car l’un est si injuste et si malheureux, que l’on ne s’y peust mettre avec aucune raison. Mais d’autres fois la difficulté est bien grande, et puis il y a plusieurs choses à penser outre la justice et le droict des parties. 3 venons à l’autre poinct, qui est du comportement de tous. Or il se vuide en un mot par l’advis et la reigle de moderation, suyvant l’exemple d’Atticus, tant renommé pour sa modestie et prudence en tels orages, tenu tousiours et estimé pour favoriser le bon party, toutesfois sans s’envelopper aux armes et sans offense de l’autre party. Parquoy ceux qui sont declarez d’un party s’y doibvent porter non outrez, mais avec moderation, ne s’embesongnant poinct aux affaires, s’ils n’y sont tout portez et pressez, et en ce cas s’y porter avec tel ordre et attrempance que l’orage passe sur leur teste sans offense, n’ayant aucune part à ces grands desordres et insolences qui s’y commettent ; mais au rebours les addoucissant, destournant, esludant comme ils pourront. Ceux qui ne sont declarez ny engagez à aucun party (desquels la condition est plus douce et meilleure) encore que peust-estre au dedans et en affection ils en ont un, ne doibvent demeurer neutres, c’est-à-dire ne se soucier de l’issuë et de l’estat des uns ny des autres, demeurant à eux seuls, et comme spectateurs en theatre se paissant des miseres d’autruy. Tels sont odieux à tous, et courent enfin grande fortune, comme il se lit des thebains en la guerre de Xerxès et de Jabes Galaad : (…). La neutralité n’est ny belle ny honneste, si ce n’est avec consentement des partis, comme Caesar qui declara de tenir les neutres pour siens, au contraire de Pompée, qui les declara ennemis ; ou à un estranger, ou à tel qui, pour sa grandeur et dignité, ne s’en doibt poinct mesler, mais plustost estre reclamé arbitre et moderateur de tous, ny aussi, et moins encore inconstans, chancelans, metis, protées, plus odieux encore que les neutres, et offensifs à tous. Mais ils doibvent (demeurant partisans d’affection s’ils veulent, car la pensée et l’affection est toute nostre) estre communs en actions, offensifs à nuls, officieux et gracieux à tous, se complaignant du malheur commun. Tels ne se font poinct d’ennemis, et ne perdent leurs amis. Ils sont propres à estre mediateurs et amiables compositeurs, qui sont encore meilleurs que les communs. Ainsi des non partisans qui sont quatre, deux sont mauvais, les neutres et les inconstans ; et deux bons, les communs et les mediateurs, mais tousiours l’un plus que l’autre ; comme des partisans il y en a deux, les outrez et moderez. Xiii des troubles et divisions privées.

aux divisions privées l’on peust commodement et loyalement se comporter entre ennemis, si ce n’est avec une egale affection, au moins temperée ; ne s’engager tant aux uns, qu’ils puissent requerir tout de nous, et aussi se contenter d’une moyenne mesure de leur grace ; ne rapporter que les choses indifferentes ou cogneuës, ou qui servent en commun, ne disant rien à l’un que l’on ne puisse dire à l’autre à son heure, en changeant seulement l’accent et la façon.