De la sagesse/Livre III/Chapitre V

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De la justice, seconde vertu. de la justice en general.

justice est rendre à chascun ce qui luy appartient, à soy premierement, et puis à autruy : et par ainsi elle comprend tous les debvoirs et offices d’un chascun, qui sont doubles ; le premier est à soy-mesme, le second à autruy ; et sont comprins en ce commandement general, qui est le sommaire de toute justice, tu aymeras ton prochain comme toy-mesme ; lequel non seulement met le debvoir envers autruy en second lieu, mais il le monte et le reigle au patron du debvoir et amour envers soy ; car, comme disent les hebreux, il faut commencer la charité par soy-mesme. Le commencement donc de toute justice, le premier et plus ancien commandement, est de la raison sur la sensualité. Auparavant que l’on puisse bien commander aux autres, il faut apprendre à commander à soy-mesme, rendant à la raison la puissance de commander, et assubjectissant les appetits et les pliant à l’obeyssance. C’est la premiere originelle justice, interne, propre, et la plus belle qui soit. Ce commandement de l’esprit sur la partie brutale et sensuelle, de laquelle sourdent les passions, est bien comparé à un escuyer qui dresse un cheval, pource que se tenant tousiours dedans la selle, il le tourne et manie à sa volonté. Pour parler de la justice qui s’exerce au dehors et avec autruy, il faut sçavoir premierement qu’il y a double justice ; une naturelle, universelle, noble, philosophique ; l’autre aucunement artificielle, particuliere, politique, faicte et contraincte au besoin des polices et estats. Celle-là est bien mieux reiglée, plus roide, nette et belle ; mais elle est hors l’usage, incommode au monde tel qu’il est : (…) : il n’en est aucunement capable, comme a esté dict. C’est la reigle de Polyclete, inflexible, invariable. Ceste-cy est plus lasche et molle, s’accommodant à la foiblesse et necessité humaine et populaire. C’est la reigle lesbienne et de plomb, qui ploye et se tort, selon qu’il est besoin, et que le temps, les personnes, les affaires et accidens le requierent. Ceste-cy permet au besoin et approuve plusieurs choses, que celle-là rejetteroit et condamneroit du tout. Elle a plusieurs vices legitimes et plusieurs actions bonnes illegitimes. Ceste-là regarde tout purement la raison, l’honneste ; ceste-cy considere fort l’utile, le joignant tant qu’elle peust avec l’honnesteté. De celle-là qui n’est qu’en idée et en theorique n’en faut poinct parler. La justice usuelle, et qui est en practique par le monde, est premierement double, sçavoir l’egale, astraincte aux termes des loix, selon laquelle les magistrats et juges ont à proceder : l’autre equitable, laquelle, sans s’assubjettir aux mots de la loy, marche plus librement, selon l’exigence des cas, voire quelquesfois contre les mots de la loy. Or, pour mieux dire, elle meine et reigle la loy selon qu’il faut : dont a dict un sage, que les loix mesmes et la justice ont besoin d’estre meinées et conduictes justement, c’est-à-dire avec equité. Ceste-cy est en la main de ceux qui jugent en souveraineté. Item, pour en parler plus particulierement, il y a double justice ; l’une commutatifve entre les particuliers, laquelle se meine par proportion arithmetique ; l’autre distributifve administrée publicquement par proportion geometrique : elle a deux parties, la recompense et la peine. Or toute ceste justice usuelle et de practique n’est poinct vrayement et parfaictement justice, et l’humaine nature n’en est pas capable non plus que de toute autre chose en sa pureté. Toute justice humaine est meslée avec quelque grain d’injustice, faveur, rigueur, trop et trop peu, et n’y a poinct de pure et vraye mediocrité, d’où sont sortis ces mots des anciens : qu’il est force de faire tort en detail, qui veust faire droict en gros ; et injustice en petites choses, qui veust faire justice en grandes. Les legislateurs, pour donner cours à la justice commutatifve, tacitement permettent de se tromper l’un l’autre, et à certaine mesure ; mais qu’il ne passe poinct la moitié de juste prix, et c’est pource qu’ils ne sçauroient mieux faire. Et en la justice distributifve combien d’innocens prins, et de coulpables absous et relaxez, et sans la faute des juges, sans compter le trop, ou le trop peu, qui est presque perpetuel en la plus nette justice ! La justice s’empesche elle-mesme, et la suffisance humaine ne peust voir ny pourvoir à tout. Voyci entre autres un grand deffaut en la justice distributifve de punir seulement, et non salarier, bien que ce soyent les deux parties et les deux mains de la justice ; mais selon qu’elle s’exerce communement elle est manchotte et incline toute à la peine. La plus grande faveur que l’on reçoive d’elle, c’est l’indemnité, qui est une monnoye trop courte pour ceux qui font mieux que le commun. Mais il y a encore plus ; car soyez deferé et accusé à tort, vous voylà en peine et souffrez beaucoup ; enfin vostre innocence cogneuë, vous en sortez absous de la derniere punition, mais sans reparation de l’affliction, qui vous demeure tousiours. Et l’accusateur, moyennant qu’il aye apporté si petite couleur que ce soit (qui est facile à faire), s’en va sans punition : tant est escharse la justice au loyer et recognoissance du bien, et toute au chastiment. Dont est venu ce jargon, que faire justice, et estre subject à justice, s’entend tousiours de la peine ; et est aisé à qui veust de mettre un autre en peine, et le reduire en tel estat, qu’il n’en sortira jamais qu’avec perte. De la justice et du debvoir y a trois parties principales. Car l’homme doibt à trois ; à Dieu, à soy, à son prochain, au dessus de soy, à soy et à costé. Du debvoir envers Dieu, qui est la pieté et religion, a esté dict assez amplement cy-dessus. Il reste donc icy à parler du debvoir envers soy et son prochain.