De la sagesse/Livre III/Chapitre IX

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verité et admonition libre.

l’admonition libre et cordialle est une très salutaire et excellente medecine : c’est le meilleur office d’amitié ; c’est aymer sainement que d’entreprendre à blesser et offenser un peu, pour profiter beaucoup : c’est un des plus speciaux et plus utiles commandemens evangeliques : (…). Tous ont quelquesfois besoin de ce remede, mais sur-tout ceux qui sont en grande prosperité ; car il est très difficile d’estre heureux et sage tout ensemble ; et les princes qui soustiennent une vie tant publicque, ont à fournir à tant de choses, ne voyent et n’entendent que par les yeux et les oreilles d’autruy : et tant de choses leur sont celées ! Ils ont un extreme besoin d’estre advertis, autrement ils courent grande fortune, ou ils sont bien sages. Ce bon office est rendu de bien peu de gens : il y faut, disent les sages, trois choses ; jugement ou discretion, liberté courageuse, amitié et fidelité. Elles s’assaisonnent ensemble. Peu s’en meslent par craincte de desplaire, ou faute de vraye amitié ; et, de ceux qui s’en meslent, peu le sçavent bien faire. Or, s’il est mal faict, comme une medecine donnée mal à propos, blesse sans profict, et produict presque le mesme effect avec douleur que faict la flatterie avec plaisir. Estre loué et estre reprins mal à propos, c’est mesme blesseure, et chose pareillement laide à celuy qui le faict. La verité toute noble qu’elle est, si n’a-elle pas ce privilege d’estre employée à toute heure et en toute sorte. Une saincte remonstrance peust bien estre appliquée vicieusement. Les advis et precautions pour s’y bien gouverner seront ceux-cy ; s’entend où n’y a poinct grande privauté, familiarité, confidence, ny d’authorité et puissance : car, en ces cas, n’y a lieu de garder si soigneusement ces reigles suyvantes. 1 observer le lieu et le temps : que ce ne soit en temps ny lieu de feste et de grande joye, ce seroit, comme l’on dict, troubler toute la feste : ny de tristesse et adversité, ce seroit lors un tour d’hostilité, vouloir achever du tout, et accabler : c’est lors la saison de secourir et consoler : (…). Le roy Perseus, se voyant ainsi traicté par deux de ses familiers, les tua. 2 non pour toutes fautes indifferemment, non pour les legeres et petites, c’est estre ennuyeux et importun, et trop ambitieux repreneur ; l’on pourroit dire, il m’en veust : ny pour les grandes et dangereuses, lesquelles l’on sent assez, et l’on s’en crainct d’estre en peine. Il penseroit que l’on le guette. 3 secrettement et non devant tesmoins, pour ne luy faire honte, comme il advint à un jeune homme qui là receut si grande honte estant reprins de Pythagoras, qu’il s’en pendit ; et Plutarque estime que ce fust pour cela qu’Alexandre tua son amy Clitus, de ce qu’il le reprenoit en compagnie : mais principalement que ce ne soit devant ceux desquels l’admonesté requiert estre approuvé et estimé, comme devant sa partie en mariage, devant ses enfans, ses disciples. 4 d’une naifveté et franchise simple, nonchalante, sans aucun interest particulier, ou esmotion tant petite soit-elle. 5 se comprendre en la faute et user de termes generaux, nous nous oublions, à quoy pensons-nous ? 6 commencer par loüanges et finir par offres de service et secours, cela destrempe fort l’aigreur de la correction, et la fait avaller plus doucement, telle et telle chose vous sied fort bien, non pas si bien telle et telle. Il y a bien à dire entre celles-là et celles-icy : l’on ne diroit jamais qu’elles sortent du mesme ouvrier. 7 exprimer la faute par mots qui soyent au-dessoubs du poids de mesure de la faute. Vous n’y avez pas du tout bien pensé, au lieu de dire, vous avez mal faict : ne recevez poinct ceste femme qui vous ruinera, au lieu de dire, ne l’appellez poinct, car vous vous ruinerez pour elle : ne disputez poinct avec tel, au lieu de dire, ne luy portez poinct d’envie. 8 après l’admonition achevée, ne s’en faut aller tout court, mais continuer d’entretenir par autres propos communs et plaisans.