De la sagesse/Livre III/Chapitre X

La bibliothèque libre.
LIVRE 3 CHAPITRE 9 De la sagesse LIVRE 3 CHAPITRE 11


LIVRE 3 CHAPITRE 10


de la flatterie, menterie et dissimulation.

flatterie est un poison très dangereux à tous particuliers, et la presque unique cause de la ruine du prince et de l’estat : est pire que fauls tesmoignage, lequel ne corrompt pas le juge, mais le trompe seulement, luy faisant donner meschante sentence contre sa volonté et jugement ; mais la flatterie corrompt le jugement, enchante l’esprit et le rend inhabile à plus cognoistre la verité. Et, si le prince est une fois corrompu de flatterie, il faudra meshuy que tous ceux qui sont autour de luy, s’ils se veulent sauver, soyent flatteurs. C’est une chose donc autant pernicieuse comme la verité est excellente ; car c’est corruption de la verité. C’est aussi un vilain vice d’ame lasche, basse et belistresse, aussi laid et meschant à l’homme que l’impudence à la femme. (…). Aussi sont comparez les flatteurs aux putains, empoisonneurs, vendeurs d’huyle, questeurs de repues franches, aux loups ; et, dict un autre sage, qu’il vaudroit mieux tomber entre les corbeaux que flatteurs. Il y a deux sortes de gens subjects à estre flattez, c’est-à-dire à qui ne manquent jamais gens qui leur fournissent de ceste marchandise, et qui aussi aisement s’y laissent prendre ; sçavoir les princes, chez qui les meschans gaignent credit par là ; et les femmes, car il n’y a rien si propre et ordinaire à corrompre la chasteté des femmes que les paistre et entretenir de leurs loüanges. La flatterie est très difficile à esviter et à s’en garder, non seulement aux femmes à cause de leur foiblesse, et de leur naturel plein de vanité, et amateur de loüange ; et aux princes à cause que ce sont leurs parens, amis, premiers officiers, et ceux dont ils ne se peuvent passer, qui font ce mestier. Alexandre, ce grand roy et philosophe, ne s’en peust deffendre : et n’y a aucun des privez qui ne fist pis que les roys, s’il estoit assiduellement essayé et corrompu par ceste canaille de gens, comme ils sont. Mais generallement à tous, d’autant qu’elle est mal-aisée à descouvrir ; car elle est si bien fardée et couverte du visage d’amitié, qu’il est mal-aisé de la discerner. Elle en usurpe les offices, en a la voix, en porte le nom, et la contrefaict si artificiellement, que vous diriez que c’est elle. Elle estudie d’agreer et complaire ; elle honore et louë ; elle s’embesongne fort, et se remuë pour le bien et service, s’accommode aux volontez et humeurs. Quoy plus ? Elle entreprend mesme le plus haut et plus propre poinct d’amitié, qui est de monstrer et reprendre librement. Bref, le flatteur se veust dire et monstrer superieur en amour à celui qu’il flatte. Mais au rebours n’y a rien plus contraire à l’amitié que la medisance, l’injure, l’inimitié toute ouverte : c’est la peste et la poison de la vraye amitié ; elles sont du tout incompatibles : (…). Meilleures sont les aigreurs et poinctures de l’amy que les baisers du flatteur : (…). Parquoy pour ne s’y mescompter, voyci par sa vraye peincture les moyens de la bien recognoistre, et remarquer d’avec la vraye amitié. 1 l a flatterie est bientost suyvie de l’interest particulier, et en cela se cognoist : l’amy ne cherche poinct le sien. 2 le flatteur est changeant et divers en ses jugemens, comme le miroir et la cire, qui reçoit toutes formes : c’est un chameleon, un polypus ; feignez de loüer ou vituperer et hayr, il en fera tout de mesme, se pliant et accommodant selon qu’il cognoistra estre en l’ame du flatté. L’amy est ferme et constant. 3 il se porte trop ambitieusement et chaudement en tout ce qu’il faict, au sceu et veu du flatté, à loüer et s’offrir à servir. Il ne tient pas de moderation aux actions externes, et au contraire au dedans il n’a aucune affection ; c’est tout au rebours de l’amy. 4 il cede et donne tousiours le haut bout et la victoire au flatté, et luy applaudit, n’ayant autre but que de plaire, tellement qu’il louë et tout et trop, voire quelquesfois à ses despens, se blasmant et humiliant, comme le luitteur qui se baisse pour mieux atterrer son compagnon. L’amy va rondement, ne se soucie s’il a le premier ou second lieu, et ne regarde pas tant à plaire, comme d’estre utile et profiter, soit-il doucement ou rudement ; comme le bon medecin à son malade pour le guarir. 5 il veust quelquesfois usurper la liberté de l’amy à reprendre ; mais c’est bien à gauche : car il s’arrestera à de petites et legeres choses, feignant n’en voir et n’en sentir de plus grandes ; il fera le rude censeur contre les autres parens, serviteurs du flatté, de ce qu’ils ne font leur debvoir envers luy : ou bien feindra d’avoir entendu quelques legeres accusations contre luy, et estre en grande peine d’en sçavoir la verité de luy-mesme ; et, venant le flatté à les nier, ou s’en excuser, il prend de là occasion de le loüer plus fort. Je m’en esbahyssois bien, dira-il, et ne le pouvois croire ; car je vois le contraire : comment prendriez-vous de l’autruy ? Vous donnez tout le vostre, et ne vous souciez d’en avoir. Ou bien se servira de reprehension pour dadvantage flatter, qu’il n’a pas assez de soin de soy, n’espargne pas assez sa personne si requise au public, comme fit un senateur à Tybere en plein senat avec mauvaise odeur. 6 bref, j’acheveray par ce mot, que l’amy tousiours regarde, sert, procure, et pousse à ce qui est de la raison, de l’honneste et du debvoir ; le flatteur à ce qui est de la passion, du plaisir, et qui est jà malade en l’ame du flatté : dont il est instrument propre à toutes choses de volupté et de desbauche, et non à ce qui est honneste ou penible et dangereux : il semble le singe, qui, n’estant propre à aucun service, comme les autres animaux, pour sa part il sert de jouet et de risée. à la flatterie est fort conjoinct et allié le mentir, vice vilain ; dont disoit un ancien que c’estoit aux esclaves de mentir, et aux libres de dire verité. Quelle plus grande lascheté que se desdire de sa propre science ? Le premier traict de la corruption des mœurs est le bannissement de verité, comme au contraire, dict Pindare, estre veritable est le commencement de grande vertu. Et pernicieux à la societé humaine. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres, comme a esté dict, si elle nous faut. Certes le silence est plus sociable que le parler fauls. Si le mensonge n’avoit qu’un visage comme la verité, encore y auroit-il quelque remede ; car nous prendrions pour certain le contraire de ce que dict le menteur : mais le revers de la verité a cent mille figures et un champ indefiny. Le bien, c’est-à-dire la vertu et la verité, est finy et certain, comme n’y a qu’une voye au blanc : le mal, c’est-à-dire le vice, l’erreur et le mensonge, est infiny et incertain, car mille moyens à se desvoyer du blanc. Certes si l’on cognoissoit l’horreur et le poids du mensonge, l’on le poursuyvroit à fer et à feu. Et ceux qui ont en charge de la jeunesse debvroient avec toute instance empescher et combattre la naissance et le progrez de ce vice, et puis de l’opiniastreté, et de bonne heure, car tousiours croissent. Il y a une menterie couverte et desguisée, qui est la feinctise et dissimulation (qualité notable des courtisans, tenue en credit parmy eux comme vertu), vice d’ame lasche et basse ; se desguiser, se cacher soubs un masque, n’oser se monstrer et se faire voir tel que l’on est, c’est une humeur coüarde et servile. Or, qui faict profession de ce beau mestier vit en grande peine ; c’est une grande inquietude que de vouloir paroistre autre que l’on n’est, et avoir l’œil à soy, pour la craincte que l’on a d’estre descouvert. Le soin de cacher son naturel est une gehenne, estre descouvert une confusion. Il n’est tel plaisir que vivre au naturel ; et vaut mieux estre moins estimé, et vivre ouvertement, que d’avoir tant de peine à se contrefaire et tenir couvert : la franchise est chose si belle et si noble ! Mais c’est un pauvre mestier de ces gens ; car la dissimulation ne se porte gueres loin : elle est tost descouverte, selon le dire, que les choses feinctes et violentes ne durent gueres : et le salaire à telles gens est que l’on ne se fie poinct en eux, ny ne les croit-on, quand ils disent verité ; l’on tient pour apocryphe, voire pour pipperie, tout ce qui vient d’eux. Or il y a icy lieu de prudence et de mediocrité ; car si le naturel est difforme, vicieux, et offensif à autruy, il le faut contraindre, ou, pour mieux dire, corriger. Il y a difference entre vivre franchement et vivre nonchalamment. Item, il ne faut tousiours dire tout, c’est sottise ; mais ce que l’on dict, faut qu’il soit tel que l’on pense. Il y a deux sortes de gens ausquelles la feinctise est excusable, voire aucunement requise, mais pour diverses raisons ; sçavoir le prince, pour l’utilité publicque, pour le bien et repos sien et de l’estat, comme a esté dict cy-dessus ; et les femmes pour la bienseance, car la liberté trop franche et hardie leur est messeante et gauchit à l’impudence. Les petits desguisemens, faire la petite bouche, les figures et feinctises, qui sentent à la pudeur et modestie, ne trompent personne que les sots, et leur sient fort bien, sont là au siege d’honneur. Mais c’est chose qu’il ne faut poinct estre en peine de leur apprendre ; car l’hypocrisie est comme naturelle en elles. Elles y sont toutes formées, et s’en servent par-tout et trop, visages, vestemens, paroles, contenances, rire, pleurer, et l’exercent non seulement envers leurs maris vivans, mais encore après leur mort. Elles feignent un grand deuil, et souvent au dedans rient : (…).