De la sagesse/Livre III/Chapitre XIX

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De la force, troisiesme vertu. Praeface. Les deux vertus precedentes reiglent l’homme en compagnie et avec autruy : ces deux suyvantes le reiglent en soy et pour soy, regardent les deu x visages de la fortune, les deux chefs et genres de tous accidens, prosperité et adversité ; car la force l’arme contre l’adversité, la temperance le conduict en la prosperité. Toutes deux pourroient estre comprinses et entendues par ce mot de constance, qui est une droicte et equable fermeté d’ame pour toutes sortes d’accidens et choses externes, par laquelle elle ne s’eleve pour la prosperité, ny ne s’abbaisse pour l’adversité. de la force ou vaillance en general.

vaillance (car ceste vertu est bien plus proprement dicte ainsi que force) est une droicte et forte asseurance, equable et uniforme de l’ame, à l’encontre de tous accidens dangereux, difficiles et douloureux ; tellement que son object et la matiere après laquelle elle s’exerce, c’est la difficulté et le danger ; bref, tout ce que la foiblesse humaine peust craindre : (…). De toutes les vertus, la plus en honneur et estime, et la plus noble, est ceste-cy ; laquelle par prerogatifve est appellée simplement vertu. C’est la plus difficile, la plus glorieuse, qui produict de plus grands, esclatans et excellens effects : elle comprend magnanimité, patience, constance, perseverance invincible, vertus heroïques, dont plusieurs ont recherché les maux avec faim, pour en venir à ce noble exercice. Ceste vertu est le rempart imprenable, le harnois complet, l’armeure acerée et à l’epreuve à tous accidens : (…). Mais pource que plusieurs se mescomptent et imaginent des faulses et bastardes vaillances, au lieu de l’unique vraye vertu, je veux, en expliquant plus au long sa nature et definition, secouer et rejetter les erreurs populaires qui se fourrent icy. Nous remarquerons donc en ceste vertu quatre conditions. La premiere, elle est generallement et indifferemment contre toutes sortes de difficultez et dangers ; parquoy faillent ceux qui n’estiment autre vaillance que la militaire, laquelle seule ils mettent en prix, pource que peust-estre elle est plus pompeuse et bruyante (et souvent pure vanité). Or, ce n’est qu’une petite parcelle et bien petit rayon de la vraye, entiere, parfaicte et universelle, pour laquelle l’homme est tel seul qu’en compagnie, en un lict avec les douleurs qu’au camp, aussi peu craignant la mort en la maison qu’en l’armée. Ceste militaire vaillance est pure et naturelle aux bestes, chez lesquelles elle est pareille aux femelles qu’aux masles : aux hommes elle est souvent artificielle, acquise par la craincte et apprehension de captivité, de mort, de douleur, de poureté, desquelles choses la beste n’a poinct de peur. La vaillance humaine est une sage coüardise, une craincte accompagnée de science d’esviter un mal par un autre ; cholere est sa trempe et son fil : les bestes l’ont toute pure. Aux hommes aussi elle s’acquiert par l’usage, institution, exemple, coustume, et se trouve ez ames basses et viles : de valet et facteur de boutique se faict un bon et vaillant soldat, et souvent sans aucune teincture de la vertu et vraye vaillance philosophique. La seconde condition, elle presuppose cognoissance, tant de la difficulté, peine et danger qu’il y a au faict qui se presente, que de la beauté, honnesteté, justice et debvoir requis en l’entreprinse ou soustenement d’iceluy ; parquoy faillent ceux qui mettent vaillance en une temerité inconsiderée, ou bien bestise et st upidité : (…). La vertu ne peust estre sans cognoissance et apprehension ; l’on ne peust vrayement mespriser le danger que l’on ne sçait, si l’on ne veust aussi recognoistre ceste vertu aux bestes. Et de faict, ceux ordinairement qui entreprennent sans avoir apprehendé et recogneu, quand ce vient au poinct de l’execution le nais leur saigne. La troisiesme condition, c’est une resolution et fermeté d’ame fondée sur le debvoir, et sur l’honnesteté et justice de l’entreprinse ; laquelle resolution ne relasche jamais, quoy qu’il advienne, mais qui acheve genereusement ou l’entreprinse, ou la vie. Contre ceste condition faillent plusieurs, premierement et bien lourdement ceux qui cherchent ceste vertu au corps, et en la force et roideur des membres. Or vaillance n’est pas qualité de corps, mais d’ame ; fermeté non des bras et des jambes, mais du courage. L’estimation et le prix d’un homme consiste au cœur et à la volonté : c’est où gist son vray honneur ; et le seul advantage et la vraye victoire sur l’ennemy, c’est l’espouvanter et faire force à sa constance et vertu : tous autres advantages sont estrangers et empruntez ; roideur de bras et de jambes est qualité d’un porte-faix ; faire broncher son ennemy, luy faire siller de la fortune. Celuy qui, ferme en son courage pour quelque danger de mort, ne relasche rien de sa constance et asseurance, bien qu’il tombe, il est battu non de son adversaire, qui est possible en effect un poltron, mais de la fortune ; d’où il faut accuser son malheur, et non sa lascheté. Les plus vaillans sont souvent les plus infortunez. Encore plus faillent ceux qui s’esmeuvent, et font cas de ceste vaine et trasonienne troigne de ces espouvantez vieillaques, qui, par un port hautain, fiere contenance et parole brave, veulent acquerir bruict de vaillans et hardis, si on leur vouloit tant prester à credit, que de les en croire. Ceux aussi qui attribuent la vaillance à la ruse et finesse, ou bien à l’art et industrie ; mais c’est trop la prophaner, que la faire jouer un roolle si bas et chetif. C’est deguiser les choses, et substituer une faulse pierre pour une vraye. Les lacedemoniens ne vouloient poinct en leurs villes des maistres qui apprinssent à luitter, affin que leur jeunesse le sceust par nature et non par art. Nous tenons pour hardy et genereux de combattre avec le lyon, l’ours, le sanglier, qui y vont selon la seule nature, mais non avec les mouches guespes ; car elles usent de finesse. Alexandre ne vouloit poinct jouer aux olympiques, disant que la partie seroit mal faicte, pource qu’un particulier y pourroit vaincre, et un roy y estre vaincu. Ainsi n’est-il bienseant qu’un homme d’honneur se fonde et mette la preuve de sa valeur en chose en laquelle un poltron apprins en l’eschole peust gaigner. Car telle victoire ne vient de la vertu ny du courage, mais de quelque soupplesse et mouvemens artificiels, esquels les plus vilains feront ce qu’un vaillant ne sçauroit ny ne se soucieroit faire. L’escrime est un tour d’art, qui peust tomber en personnes lasches et de neant. Et combien de vaut-neants par les villes, et de coquins tous prests à faire à coups d’espée et à se battre, s’ils voyoient l’ennemy, ils s’enfuyroient ! Autant en est-il de ce qui se faict par longue habitude et accoustumance, comme les recouvreurs, basteleurs, mariniers, qui feront choses hazardeuses plus hardiment que les plus vaillans, y estant duicts et stylez de jeunesse. Finalement ceux qui, ne gardant pas assez le motif et ressort des actions, attribuent faulsement à la vaillance et vertu ce qui appartient et part de quelque passion ou interest particulier. Car comme ce n’est vertu ny de justice d’estre loyal et officieux à l’endroict de ceux que l’on ayme particulierement, ny de temperance de s’abstenir de l’accointance voluptueuse de sa sœur ou de sa fille, ny de liberalité à l’endroict de sa femme et enfans, aussi n’est-ce vrayement vaillance de s’exposer aux dangers pour son interest et satisfaction privée et particuliere. Parquoy si c’est par avarice, comme les espions, pionniers, traistres, marchands sur mer, soldats mercenaires ; si par ambition et pour la reputation, pour estre veus et estimez vaillans, comme la pluspart de nos gens de guerre, qui disent tout naïfvement en y allant, que s’ils y pensoient laisser la vie, ils n’y iroient point ; si par ennuy de vivre en peine et douleur, comme le soldat d’Antigonus, qui, travaillant et vivant en peine à cause d’une fistule, estoit hardy et s’eslançoit aux dangers, estant guari les fuyoit ; si encore pour quelque autre consideration particuliere ; ce n’est vaillance ny vertu. La quatriesme condition, elle doibt estre, en son execution, prudente et discrette, par où sont rejettées plusieurs faulses opinions en ceste matiere, qui sont de ne se couvrir poinct des maux et inconveniens qui nous menacent, n’avoir peur qu’ils nous surprennent, ne s’enfuyr, voire ne sentir poinct les premiers coups, comme d’un tonnerre, d’une arquebusade, d’une ruine. Or c’est mal entendre ; car moyennant que l’ame demeure ferme et entiere en son assiette et en son discours, sans alteration, il est permis de se remuer, ressentir au dehors. Il est permis, voire louable, d’esquiver, gauchir et se garantir des maux par tous moyens et remedes honnestes ; et où n’y a remede, s’y porter de pied ferme : (…). Socrates se mocque de ceux qui condamnoient la fuyte : quoy ! Fit-il, seroit-ce lascheté de les battre et vaincre en leur faisant place ? Homere louë en son Ulysses la science de fuyr ; les lacedemoniens, professeurs de vaillance en la journée des platées, reculerent pour mieux rompre et dissouldre la troupe persienne, qu’ils ne pouvoient autrement, et vainquirent. Cela ont practiqué les nations plus belliqueuses. D’ailleurs les stoïciens mesmes permettent de pallir et tremousser aux premiers coups inopinez, moyennant que cela ne passe plus outre en l’ame. Voyci de la vaillance en gros. de la force ou vaillance en particulier.

pour tailler la matiere et le discours de ce qui est icy à dire, ceste vertu s’occupe et s’employe contre tout ce que le monde appelle mal. Or ce mal est double, externe et interne : l’un vient de dehors ; l’on l’appelle d’une infinité de noms, adversité, affliction, injure, malheur, accident mauvais et sinistre : l’autre est au dedans en l’ame, mais causé par celuy de dehors ; ce sont les passions fascheuses de craincte, tristesse, cholere, et tant d’autres. Il nous faut parler de tous les deux, fournir remedes et moyens de les vaincre, dompter et reigler. Ce sont les argumens et advis de nostre vertu de force et vaillance. Il y aura donc icy deux parties, l’une des maux ou mauvais accidens, l’autre des passions qui en naissent. Les advis generaux contre toute fortune bonne et mauvaise ont esté dicts cy-dessus : nous parlerons icy plus specialement et particulierement.