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LIVRE 3 CHAPITRE 20
Premiere partie.
Des maux externes.
Nous considerons ces maux externes en
trois manieres : en leurs causes, ce qui se
fera en ce chapitre ; puis en leurs effects ;
finalement en eux-mesmes, distinctement et
particulierement chascune espece d’iceux ; et
par-tout fournirons advis et moyens de s’affermir
par vertu contre iceux.
Les causes des maux et fascheux accidens
qui arrivent à un chascun de nous sont ou
publicques et generalles, quand en mesme
temps elles touchent plusieurs, comme peste,
famine, guerre, tyrannie ; et ces maux sont
pour la pluspart fleaux envoyez de Dieu et
du ciel ; au moins la cause propre et prochaine
n’est pas aisée à cognoistre : ou particulieres
et cogneues ; sçavoir, par le faict
d’autruy. Ainsi l’on faict deux sortes de maux,
publics et privez. Or les maux publics, c’est-à-dire
venant de cause publicque, encore
qu’ils touchent un chascun en particulier, sont
en divers sens et plus et moins griefs, poisans
et dangereux, que les privez, qui ont leur
cause cogneuë. Ils le sont plus ; car ils viennent
à la foule, assaillent plus impetueusement,
avec plus de bruict, de tempeste et de furie,
ont plus grande suitte et traisnée, sont plus
esclatans, produisent plus de desordre et confusion.
Ils le sont moins ; car la generalité et
communauté semble rendre à chascun son mal
moindre : c’est espece de soulas de n’estre seul
en peine ; l’on pense que c’est plustost malheur
commun, ou le cours du monde, et que la
cause en est naturelle, qu’affliction personnelle.
Et de faict ceux que l’homme nous faict picquent plus fort, navrent au vif, et nous
alterent beaucoup plus. Toutes les deux
sortes ont leurs remedes et consolations.
Contre les maux publics, il faut considerer
de qui et par qui ils sont envoyez, et regarder
à leur cause. C’est Dieu, sa providence, de laquelle
vient et despend une necessité absolue
qui gouverne et mesprise tout, à laquelle tout
est subject. Ce ne sont pas, à vray dire, deux
loix distinctes en essence, que la providence et
la destinée, ou necessité ; (…) ne
sont qu’une. La diversité est seulement en la
consideration et raison differente. Or gronder
et se tourmenter au contraire, c’est premierement
impieté telle, qu’elle ne se trouve
poinct ailleurs ; car toutes choses obeyssent
doucement, l’homme seul faict l’enragé. Et
puis c’est folie, car c’est en vain, et sans rien
advancer. Si l’on ne veust suyvre ceste souveraine
et absolue maistresse de gré à gré, elle
entraisnera et emportera tout par force. (…). Il n’y a poinct de meilleur remede que de vouloir
ce qu’elle veust, et, selon l’advis de sagesse,
faire de necessité vertu : (…). En
nous voulant escrimer ou disputer contre elle,
nous ne faisons qu’aigrir et irriter le mal :
(…).
Outre que nous
en aurons meilleur marché, nous ferons ce
que nous debvons, qui est de suyvre nostre general
et souverain, qui l’a ainsi ordonné. (…).
Contre les maux privez qui nous viennent
du faict d’autruy, et nous penetrent plus, il
faut premierement bien les distinguer, affin
de ne se mescompter. Il y a desplaisir, il y
a offense. Nous recepvons souvent desplaisir
d’autruy, qui toutesfois ne nous a poinct offensé
de faict ny de volonté, comme quand il
nous a demandé ou refusé quelque chose
avec raison, mais qui estoit lors mal à propos
pour nous. De telles choses c’est trop grande
simplesse de s’en fascher, puis que ne sont
offenses. Or les offenses sont de deux sortes :
les unes traversent nos affaires contre equité ;
c’est nous faire tort : les autres s’addressent
à la personne, qui est par elles mesprisée et
traictée autrement qu’il n’appartient, soit de
faict, ou de parole ; celles-cy sont plus aigres
et plus difficiles à supporter que toute autre
sorte d’affliction.
Le premier et general advis contre toutes
ces sortes de maux est d’estre ferme et resolu
à ne se laisser aller à l’opinion commune, mais
considerer sans passion ce que portent et poisent
les choses, selon verité et raison. Le
monde se laisse persuader et meiner par impression.
Combien y en a-il qui font moins de
cas de recepvoir une grande playe qu’un petit
soufflet, plus de cas d’une parole que de la
mort ! Bref, tout se mesure par opinion, et
l’opinion offense plus que le mal ; et nostre
impatience nous faict plus de mal que ceux
desquels nous nous plaignons.
Les autres plus particuliers advis et remedes
se tirent premierement de nous-mesmes
(et c’est où il faut premierement jetter
ses yeux et sa pensée). Ces offenses pretendues
naissent peust-estre de nos deffauts,
fautes et foiblesses. Ce n’est peust-estre qu’une
gausserie fondée sur quelque deffaut qui est
en nostre personne, que quelqu’un veust contrefaire
par mocquerie. C’est folie de se fascher
et se soucier de ce qui ne vient pas de
sa faute. Le moyen d’oster aux autres occasion
d’en faire leurs comptes est d’en parler
le premier et monstrer que l’on le sçait bien :
si c’est de nostre faute que l’injure a prins sa
naissance, et qu’avons donné occasion à cest
affront, pourquoy nous en courroucerons-nous ?
Ce n’est pas offense, c’est correction,
laquelle il faut recepvoir et s’en servir comme
d’un chastiment : mais bien souvent elle
vient de nostre propre foiblesse, qui nous
rend trop douillets. Or il se faut deffaire de
toutes ces tendres delicatesses qui nous font
vivre mal à nostre aise, mais d’un courage
masle, fort et ferme, mespriser et fouler aux
pieds les indiscretions et folies d’autruy. Ce
n’est pas signe qu’un homme soit sain, quand
il s’escrie à chasque fois que l’on le touche.
Jamais vous ne serez en repos, si vous vous
formalisez de tout ce qui se presente.
Ils se tirent aussi de la personne qui offense.
Representons-nous en general les mœurs et
humeurs des personnes avec lesquelles il nous
faut vivre au monde. La pluspart des hommes
ne prend plaisir qu’ à mal faire, ne mesure sa
puissance que par le dedain et injure d’autruy :
tant peu y en a qui prennent plaisir à bien
faire. Il faut donc faire estat que, de quelque
costé que nous nous tournions, nous trouverons
qui nous heurtera et offensera. Par-tout
où nous trouverons des hommes, nous trouverons
des injures. Cela est si certain et si necessaire,
que les legislateurs mesmes, qui ont
voulu reigler le commerce et les affaires du
monde, ont connivé et permis en la justice
distributifve et commutatifve plusieurs passe-droicts.
Ils ont permis de se decepvoir et blesser
jusques à la moitié de juste prix. Ceste
necessité de s’entre-heurter et offenser vient
premierement de la contrarieté et incompatibilité
d’humeurs et de volontez, d’où vient
que l’on s’offense sans le vouloir faire ; puis
de la concurrence et opposition des affaires,
qui porte que le plaisir, profict et bien des
uns est le desplaisir, dommage et mal des
autres : et ne se peust faire autrement, suyvant
ceste commune et generalle peincture du
monde : si celuy qui vous offense est un insolent,
fol et temeraire (comme il est, car un
homme de bien ne faict jamais tort à personne),
pourquoy vous plaignez-vous, puis
qu’il n’est non plus à soy qu’un insensé ?
Vous supportez bien d’un furieux sans vous
plaindre, voire en avez pitié ; d’un bouffon,
d’un enfant, d’une femme, vous vous en
riez : un fol, yvrogne, cholere, indiscret, ne
vaut pas mieux. Parquoy quand telles gens
vous attaquent de paroles, ne leur faut poinct
respondre : il se faut taire et les quitter là.
C’est une belle et glorieuse revanche et cruelle
pour un fol, que de n’en faire compte : car
c’est luy oster le plaisir qu’il pense prendre en
vous faschant ; puis par vostre silence il est
condamné d’impertinence, sa temerité luy
demeure en la bouche : si l’on luy respond, on se compare à luy, c’est l’estimer trop et
faire tort à soy. (…).
Voyci donc pour conclusion l’advis et conseil
de sagesse : il faut avoir esgard à vous et à
celuy qui vous offensera. Quant à vous, advisez
ne faire chose indigne et messeante de
vous laisser vaincre. L’imprudent et deffiant
de soy, se passionnant sans cause, s’estime
en cela digne que l’on luy fasse affront. C’est
faute de cœur ne sçavoir mespriser l’offense :
l’homme de bien n’est subject à injure, il est
inviolable. Une chose inviolable n’est pas seulement
celle qu’on ne peust frapper, mais qui
estant frappée ne reçoit playe ny blessure.
C’est le plus fort rempart contre tous accidens
que ceste resolution, que nous ne pouvons
recepvoir mal que de nous-mesmes. Si nostre
raison est telle qu’elle doibt, nous sommes
invulnerables. Et pour ce nous disons tousiours
avec le sage Socrates : Anitus et Melitus me
peuvent bien faire mourir ; mais ils ne me
sçauroient mal faire. Ainsi l’homme de bien,
comme il ne donne jamais occasion à personne
de l’injurier, aussi ne peust-il recepvoir injure :
(…). C’est un mur d’airain que l’on ne sçauroit
penetrer ; les brocards, les injures, n’arrivent
poinct jusques à luy. Joinct qu’il n’y aura celuy qui
n’estime l’aggresseur meschant, et luy pour
homme de bien ne meritant tel outrage.
Quant à celuy qui vous a offensé, si vous le
jugez impertinent et mal sage, traictez-le
comme tel, et le laissez là ; s’il est autre,
excusez-le, presumez qu’il en a eu occasion,
que ce n’a pas esté par malice, mais par
inadvertance et mesgarde : il en est fasché
luy-mesme, et voudroit ne l’avoir pas faict. Encore
diray-je que, comme bons mesnagers, nous
debvons faire nostre profict, et nous servir de
la commodité que nous presentent les injures
et offenses. Ce que nous pouvons pour le
moins en deux sortes, qui regardent l’offensant
et l’offensé : l’une, qu’elles nous font cognoistre
ceux qui nous les font, pour les fuyr
une autre fois ; tel a mesdict de vous, concluez,
il est malin ; et ne vous fiez plus à luy :
l’autre, qu’elles nous monstrent nostre infirmité
et l’endroict par lequel nous sommes
battables, affin de le remparer, amender le
deffaut, affin qu’un autre n’aye subject de
nous en dire autant ou plus. Quelle plus belle
vengeance peust-on prendre de ses ennemis,
que de profiter de leurs injures, et en conduire
mieux et plus seurement ses affaires ?