De la sagesse/Livre III/Chapitre XLIII

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LIVRE 3 CHAPITRE 42 De la sagesse



LIVRE 3 CHAPITRE 43


de la temperance au parler, et de l’eloquence.

cecy est un grand poinct de sagesse : qui reigle bien sa langue en un mot, il est sage : (…). Cecy vient de ce que la langue est tout le monde, en elle est le bien et le mal, la vie et la mort, comme a esté dict cy-devant : or voyci les advis pour la bien reigler. Que le parler soit sobre et rare : sçavoir se taire est un grand advantage à bien parler ; et qui ne sçait bien l’un ne sçait l’autre. Bien dire et beaucoup n’est pas le faict de mesme ouvrier ; les meilleurs hommes sont ceux qui parlent le moins, disoit un sage. Qui abondent en paroles sont steriles à bien dire et à bien faire, comme les arbres qui jettent force feuilles ont peu de fruict, force paille peu de grain. Les lacedemoniens, grands professeurs de vertu et vaillance, l’estoient aussi de silence, ennemis du langage : dont a esté tant loüé et recommandé par tous le peu parler, la bride à la bouche : (…). En la loy de Moyse, le vaisseau, qui n’avoit son couvercle attaché, estoit immonde ; en cecy se cognoist et discerne l’homme ; le sage a la langue au cœur, et le fol a le cœur à la langue. Veritable : l’usage de la parole est d’ayder à la verité, et luy porter le flambeau pour la faire voir ; et au contraire descouvrir et rejetter le mensonge. D’autant que la parole est l’outil pour communiquer nos volontez et nos pensées, elle doibt bien estre veritable et fidelle, puis que nostre intelligence se conduict par la seule voye de la parole. Celuy qui la faulse trahit la societé publicque ; et si ce moyen nous faut et nous trompe, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entre-cognoissons plus. De la menterie en a esté dict. Naïf, modeste et chaste ; non accompagné de v ehemence et contention, il sembleroit qu’il y auroit de la passion ; non artificiel ny affecté ; non desbauché et dereiglé, ny licencieux. Serieux et utile, non vain et inutile : il ne faut pas s’amuser à conter ce qui se faict en la place ou au theatre, ny à dire sornettes et risées ; cela tient trop du bouffon, et monstre un trop grand et inutile loysir : (…). Il n’est pas bon aussi de conter beaucoup de ses actions et fortunes ; les autres ne prennent pas tant de plaisir à les ouyr que nous à les conter. Mais sur-tout non jamais offensif, la parole est l’instrument et le courretier de la charité ; en user contre elle, c’est en abuser contre l’intention de nature. Toute sorte de mesdisance, detraction, mocquerie, est très indigne de l’homme sage et d’honneur. Facile et doux, non espineux, difficile et ennuyeux : il faut esviter en propos communs les questions subtiles et aiguës, qui ressemblent aux escrevisses, où y a plus à esplucher qu’ à manger ; la fin n’est que cris et contention. Ferme, nerveux et genereux, non mol, lasche et languissant ; et par ainsi faut esviter le parler des pedans, plaideurs, et des filles. à ce poinct de temperance appartient celuy de garder fidellement le secret (dont a esté parlé en la foy), non seulement qui a esté recommandé et donné en garde, mais celuy que la prudence et discretion nous dicte debvoir estre supprimé. Or, comme la parole rend l’homme plus excellent que les bestes, aussi l’eloquence rend ses professeurs plus excellens que les autres hommes ; car c’est la profession de la parole, c’est une plus exquise communication du discours et de la raison, le gouvernail des ames, qui dispose les cœurs et les affections, comme certains tons, pour en faire un accord melodieux. L’eloquence n’est pas seulement une clarté, pureté, elegance de langage, que les mots soyent bien choisis, proprement ageancez, tombans en une juste cadence : mais elle doibt estre aussi pleine d’ornemens, de graces, de mouvemens ; que les paroles soyent animées, premierement d’une voix claire, ronde et distincte, s’elevant et s’abaissant peu à peu ; puis d’une grave et naïfve action, où l’on voye le visage, les mains et les membres de l’orateur parler avec sa bouche, suyvre de leur mouvement celuy de l’esprit, et representer les affections : car l’orateur doibt vestir le premier les passions dont il veust frapper les autres. Comme Brasidas tira de sa propre playe le dard dont il tua son ennemy ; ainsi la passion s’estant conceuë en nostre cœur, se forme incontinent en nostre parole, et par elle sortant de nous, entre en autruy, et y donne semblable impression que nous avons nous-mesmes par une subtile et vifve contagion. Par là se void qu’une fort douce nature est mal propre à l’eloquence ; car elle ne conçoit pas les passions fortes et courageuses, telles qu’il les faut pour animer bien l’oraison : tellement que, quand il faut desployer les maistresses voiles de l’eloquence en une grande et vehemente action, ces gens-là demeurent beaucoup au dessoubs, comme sceut bien reprocher Ciceron à Callidius, qui accusoit Gallus avec une voix et action si froide et lasche : (…) ? Mais estant aussi vigoureuse et garnie de ce qu’a esté dict, elle n’auroit pas moins de force et violence que les commandemens des tyrans, environnez de leurs gardes et satellites : elle ne meine pas seulement l’auditeur, mais elle l’entraisne, reigne parmy les peuples, s’establit un violent empire sur les esprits. L’on peust dire contre l’eloquence que la verité se soustient et deffend bien de soy-mesme, qu’il n’y a rien plus eloquent qu’elle ; ce qui est vray où les esprits sont purs, vuides et nets de passions : mais la pluspart du monde, par nature, ou par art et mauvaise instruction, est preoccupé, mal né et disposé à la vertu et verité ; dont il est requis de traicter les hommes comme le fer, qu’il faut amollir avec le feu avant que le tremper en l’eaue ; aussi par les chaleureux mouvemens de l’eloquence, il les faut rendre soupples et maniables, capables de prendre la trempe de la verité. C’est à quoy doibt tendre l’eloquence ; et son vray fruict est armer la vertu contre le vice, la verité contre le mensonge et la calomnie. L’orateur, dict Theophraste, est le vray medecin des esprits, auquel appartient de guarir la morsure des serpens par le chant des flustes, c’est-à-dire

les calomnies des meschans par l’harmonie de la raison. Or, puis que l’on ne peust empescher que l’on ne s’empare de l’eloquence pour executer ses pernicieux desseins, que peust-on moins faire que nous deffendre de mesmes armes ? Si nous ne nous en voulons ayder, et nous presentons nuds au combat, ne trahissons-nous pas la vertu et la verité ? Mais plusieurs ont abusé de l’eloquence à de meschans desseins, et à la ruine de leur pays. C’est vray, et pour cela n’est-elle à mespriser : cela luy est commun avec toutes les plus excellentes choses du monde, de pouvoir estre tournée à mal et à bien, selon que celuy qui les possede est mal disposé : la pluspart des hommes abusent de leur entendement, ce n’est à dire qu’il n’en faille avoir.