De la sagesse/Livre III/Chapitre XXV

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de la poureté, indigence, perte de biens.

ceste plaincte est du vulgaire sot et miserable, qui met aux biens de la fortune son souverain bien, et pense que la poureté est un très grand mal. Mais, pour monstrer ce qui en est, il y a double poureté : l’une extreme, qui est disette et deffaut des choses necessaires et requises à nature ; ceste-cy n’arrive presque jamais, estant nature si equitable, et nous ayant formé de ceste façon, que peu de choses nous sont necessaires, et icelles se trouvent par-tout, ne manquent poinct, (…), ny encore gueres celles qui sont à suffisance et regardent l’usage moderé et la condition d’un chascun, (…). Si nous voulons vivre selon nature et raison, son desir et sa reigle, nous trouverons tousiours ce qu’il nous faut : si nous voulons vivre selon l’opinion, nous ne le trouverons jamais : (…). Et puis un homme qui a un art ou science, voire à qui seulement les bras demeurent de reste, doibt-il craindre ou se plaindre de ceste poureté ? L’autre est faute des choses qui sont outre la suffisance requise à la pompe, volupté, delicatesse. C’est une mediocrité et frugalité ; et c’est, à vray dire, celle que nous craignons, perdre nos riches meubles, n’avoir pas un lict mollet, la viande bien apprestée, estre privé de ses commoditez ; en un mot, c’est delicatesse qui nous tient, c’est nostre vraye maladie. Or ceste plaincte est injuste car telle poureté est plus à souhaiter qu’ à craindre ; aussi estoit-elle demandée par le sage : (…). Elle est bien plus juste, plus riche, plus douce, paisible et asseurée, que l’abondance que l’on desire tant. Plus juste ; l’homme vient nud, (…), et s’en retourne nud de ce monde : peust-il dire quelque chose vrayement sienne de ce qu’il n’apporte ny n’emporte avec soy ? Les biens de ce monde sont comme meubles d’une hostellerie : nous ne nous en debvons soucier que tant que nous y sommes et en avons besoin. Plus riche ; c’est un royaume, une ample seigneurie : (…). Plus paisible et asseurée ; elle ne crainct rien, se peust deffendre soy-mesme contre tous ses ennemis : (…). Un petit corps qui se peust recueillir et couvrir soubs un bouclier, va bien plus seurement que ne faict un bien grand, qui est descouvert et opportun aux coups. Elle n’est subjecte à recepvoir de grands dommages ny charges de grands travaux. Dont ceux qui sont en cest estat sont tousiours plus gays et joyeux ; car ils n’ont pas tant de soucy, et craignent moins la tempeste. Ceste telle poureté est delivrée, gaye, asseurée, nous rend vrayement maistres de nos vies, dont les affaires, les querelles, les procez qui accompagnent necessairement les riches, emportent la meilleure partie. Hé ! Quel bien est-ce là, d’où nous viennent tant de maux, qui nous faict endurer des injures, qui nous rend esclaves, qui trouble le repos de l’esprit, qui apporte tant de jalousies, soupçons, crainctes, frayeurs, desirs ? Qui se fasche de la perte de ses biens est bien miserable ; car il perd et les biens et l’esprit tout ensemble. La vie des poures est semblable à ceux qui navigent terre à terre ; celle des riches à ceux qui se jettent en pleine mer. Ceux-cy ne peuvent prendre terre, quelque envie qu’ils en ayent ; il faut attendre le vent et la marée : ceux-là viennent à bord quand ils veulent. Finalement, il se faut representer tant de grands et genereux personnages qui se sont ry de telles pertes, voire les ont prins à leur advantage, et ont remercié Dieu, comme Zenon après son naufrage, les Fabrices, les Serrans, les Curies. Ce doibt bien estre quelque chose d’excellent et divin que la poureté, puisqu’elle convient aux dieux imaginez nuds, puis que les sages l’ont embrassé, au moins l’ont souffert avec grand contentement. Et, pour achever en un mot, entre personnes non passionnées elle est loüable, mais entre quels que ce soit elle est supportable.