De la sagesse/Livre III/Chapitre XXXI

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contre la cholere.

les remedes sont plusieurs et divers, desquels l’esprit doibt estre, avant la main, armé et bien muny, comme ceux qui craignent d’estre assiegez ; car après n’est pas temps. Ils se peuvent reduire à trois chefs : le premier est de couper chemin et fermer toutes les advenues à la cholere. Il est bien plus aisé de la repousser et luy fermer le premier pas, qu’en estant saisy s’y porter bien et reiglément. Il faut donc se deslivrer de toutes les causes et occasions de cholere, qui ont esté cy-devant deduictes en sa description, sçavoir : 1 foiblesse, mollesse ; 2 maladie d’esprit, en endurcissant contre tout ce qui peust advenir ; 3 delicatesse trop grande, amour de certaines choses, s’accoustumant à la facilité et simplicité, mere de paix et repos. (…) : c’est la doctrine generalle des sages. Cotys, roy, ayant receu de present plusieurs très beaux et riches vaisseaux fragiles et aisez à casser, les rompit tous, pour n’estre en danger de se cholerer advenant qu’ils fussent cassez. Ce fut la deffiance de soy, lascheté et craincte, qui le poussa à cela. Il eust bien mieux faict si, sans les rompre, il se fust resolu de ne se courroucer pour quoy qu’il en fust advenu. 4 curiosité, à l’exemple de Caesar, qui, victorieux, ayant recouvré les lettres, escrits, memoires de ses ennemis, les brusla tous sans les vouloir voir. 5 legereté à croire. 6 et sur-tout l’opinion d’estre mesprisé et injurié par autruy, laquelle il faut chasser comme indigne d’homme de cœur : car combien qu’elle semble estre glorieuse, et venir de trop d’estime de soy (vice grand cependant), si vient-elle de bassesse et foiblesse : car celuy qui s’estime mesprisé de quelqu’un est en quelque sens moindre que luy, se juge, ou crainct de l’estre en verité, ou par reputation, et se deffie de soy : (…). Il faut donc penser que c’est plustost toute autre chose que mespris, c’est sottise, indiscretion, necessité et deffaut d’autruy. Si le mespris pretendu vient des amis, c’est une trop grande familiarité ; si de nos subjects, sçachant que l’on a puissance de les chastier et faire repentir, il n’est à croire qu’ils y ayent pensé ; si de viles et petites gens, nostre honneur ou dignité et indignité n’est pas en la main de telles gens : (…). Agathocles et Antigonus se rioient de ceux qui les injurioient, et ne leur firent mal les tenant en leur puissance. Caesar a esté excellent par dessus tous en ceste part ; mais Moyse, David, et tous les grands, en ont faict ainsi : (…). La plus glorieuse victoire est d’estre maistre de soy, ne s’esmouvoir pour autruy. S’en esmouvoir c’est se confesser atteinct : (…). Celuy ne peust estre grand, qui plie soubs l’offense d’autruy : si nous ne vainquons la cholere, elle nous vaincra : (…). Le second chef est de ceux qu’il faut employer, lors que les occasions de cholere se presentent, et qu’il semble qu’elle veust naistre en nous, qui sont : 1 arrester et tenir son corps en paix et repos, sans mouvement et agitation, laquelle eschauffe le sang et les humeurs, et se tenir en silence et solitude. 2 dilation à croire et prendre resolution, donner loysir au jugement de considerer. Si nous pouvons une fois discourir, nous arresterons aisement le cours de ceste fievre. Un sage conseilloit à Auguste, estant en cholere, de ne s’esmouvoir que premierement il n’eust dict et prononcé les lettres de l’alphabet. Tout ce que nous disons et faisons en la chaude cholere nous doibt estre suspect ; pour ce faut-il faire alte : (…). Nous nous debvons craindre, et doubter de nous-mesmes ; car, tant que nous sommes esmeus, nous ne pouvons rien faire à propos : la raison, lors empestrée des passions, ne nous sert non plus que les aisles aux oyseaux engluez par les pieds. Parquoy il faut recourir à nos amis, et meurir nos choleres entre leurs discours. 4 aussi la diversion à toute chose plaisante, à la musique. Le troisiesme chef est aux belles considerations, desquelles doibt estre abreuvé et teinct nostre esprit de longue main. Premierement des actions et mouvemens de ceux qui sont en cholere, qui nous doibvent faire horreur, tant elles sont messeantes : c’est l’expedient que donnent les sages pour nous en destourner, conseillant de se regarder au miroir. Secondement et au contraire de la beauté qui est en la moderation, songeons combien la douceur et la clemence ont de grace, comme elles sont agreables aux autres et utiles à nous-mesmes : c’est l’aymant qui tire à nous le cœur et la volonté des hommes. Cecy est principalement requis en ceux que la fortune a colloquez en haut degré d’honneur, qui doibvent avoir les mouvemens plus remis et temperez : car comme les actions sont plus d’importance, aussi leurs fautes sont plus difficiles à reparer. Finalement y a l’estime et l’amour que nous debvons porter à la sagesse que nous estudions icy, laquelle se monstre principalement à se retenir et se commander, demeurer constante et invincible : il faut elever son ame de terre, et la conduire à une disposition semblable à ceste plus haute partie de l’air qui n’est jamais offusquée de nuées ny agitée de tonnerres, mais en une serenité perpetuelle : ainsi nostre ame ne doibt estre obscurcie par la tristesse, ny esmeue par la cholere, et fuyr toute precipitation, imiter le plus haut des planetes, qui va le plus lentement de tous. Or tout cecy s’entend de la cholere interne, couverte, qui dure, joincte avec mauvaise affection, hayne, desir de vengeance, (…). Car ceste externe et ouverte est courte, un feu de paille, sans mauvaise affection, qui est pour faire ressentir à autruy sa faute, soit aux inferieurs par reprehensions et reprimandes, ou autres pour leur remonstrer le tort et indiscretion qu’ils ont ; c’est chose utile et necessaire, et bien loüable. Il est bon et utile, et pour soy et pour autruy, de quelquesfois se courroucer ; mais que ce soit avec moderation et reigle. Il y en a qui retiennent leur cholere au dedans, affin qu’elle ne se produise, et qu’ils apparoissent sages et moderez ; mais ils se rongent au dedans, et se font un effort qui leur couste plus que ne vaut tout. Il vaudroit mieux se courroucer et esventer un peu ce feu au dehors, affin qu’il ne fust si ardent, et ne donnast tant de peine au dedans. On incorpore la cholere en la cachant. Il vaut mieux que sa poincte agisse un peu au dehors que la replier contre soy : (…). Aussi contre ceux qui n’entendent ou ne se laissent gueres meiner par raison, comme le genre de valets, et qui ne font que par craincte, faut que la cholere y supplée, vraye ou simulée, sans laquelle souvent n’y auroit reiglement en la famille. Mais que ce soit avec ces conditions : 1 non souvent et à tous propos ; 2 ny pour choses legeres, car estant ordinaire viendroit à mespris, et n’auroit poids ny effect ; 3 non en l’air et à coup perdu, grondant et criaillant en absence, mais qu’elle arrive et frappe celuy qui en est cause et de qui l’on se plainct ; 4 que ce soit vifvement, pertinemment et serieusement, sans y mesler risée, affin que ce soit utile chastiment du passé et provision à l’advenir. Bref, il en faut user comme d’une medecine. Tous ces remedes au long deduicts sont aussi contre les suyvantes passions.