De la sagesse/Livre III/Chapitre XXXVIII

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de la volupté, et advis sur icelle.

volupté est une perception et sentiment de ce qui est convenable à nature, c’est un mouvement et chatouillement plaisant ; comme à l’opposite la douleur est un sentiment triste et desplaisant : toutesfois ceux qui la mettent au plus haut et en font le souverain bien, comme les epicuriens, ne la prennent pas ainsi, mais pour une privation de mal et desplaisir, en un mot indolence. Selon eux, le n’avoir poinct de mal est le plus heureux bien-estre que l’homme puisse esperer icy : (…). Cecy est comme un milieu ou neutralité entre la volupté prinse au sens premier et commun, et la douleur : c’est comme jadis le sein d’Abraham entre le paradis et l’enfer des damnez. C’est un estat et une assiette douce et paisible, une equable, constante et arrestée volupté, qui ressemble aucunement l’euthymie et tranquillité d’esprit, estimée le souverain bien par les philosophes : l’autre premiere sorte de volupté est actifve, agente et mouvante. Et ainsi y auroit trois estats, les deux extremes opposites, douleur et volupté, qui ne sont stables ny durables, et toutes deux maladifves ; et celuy du milieu, stable, ferme, sain, auquel les epicuriens ont voulu donner le nom de volupté (comme ce l’est aussi, eu esgard à la douleur), la faisant le souverain bien. C’est ce qui a tant descrié leur eschole, comme Seneque a ingenuement recogneu et dict. Leur mal estoit au tiltre et aux mots, non en la substance, n’y ayant jamais eu de doctrine ny vie plus sobre, moderée, et ennemie des desbauches et des vices que la leur. Et n’est pas encore du tout sans quelque raison qu’ils ont appellé ceste indolence et estat paisible, volupté : car ce chatouillement, qui semble nous elever au dessus de l’indolence, ne vise qu’ à l’indolence comme à son but ; comme, par exemple, l’appetit qui nous ravit à l’accointance des femmes, ne cherche qu’ à fuyr la peine que nous apporte le desir ardent et furieux à l’assouvir, nous exempter de ceste fievre et nous mettre en repos. L’on a parlé fort diversement, trop court et destroussement de la volupté : les uns l’ont deifiée ; les autres l’ont detestée comme un monstre, et au seul mot ils tresmoussent, ne le prenant qu’au criminel. Ceux qui la condamnent tout à plat disent que c’est chose 1 courte et brefve, feu de paille, mesme si elle est vifve et actifve : 2 fresle et tendre, aisement et pour peu corrompue et emportée, une once de douleur gastera une mer de plaisir ; cela s’appelle l’artillerie enclouée : 3 humble, basse, honteuse, s’exerçant par vils outils en lieux cachez et honteux, au moins pour la pluspart ; car il y a des voluptez pompeuses et magnifiques : 4 subjecte bientost à satieté ; l’homme ne sçauroit demeurer long-temps en la volupté ; il en est impatient ; dur, robuste autrement à la douleur, comme a esté dict : 5 suyvie le plus souvent du repentir, produisant de très pernicieux effects, ruine des personnes, familles, republiques : et sur-tout ils alleguent que, quand elle est en son plus grand effort, elle maistrise de façon que la raison n’y peust avoir accez. D’autre part l’on dict qu’elle est naturelle, creée et establie de Dieu au monde, pour sa conservation et durée, tant en detail des individus, qu’en gros des especes. Nature, mere de volupté, conserve cela qu’ez actions qui sont pour nostre besoin, elle y a mis de la volupté. Or bien vivre est consentir à nature. Dieu, dict Moyse, a creé la volupté, (…), a mis et estably l’homme en un estat, lieu et condition de vie voluptueuse : et enfin qu’est-ce que la felicité derniere et souveraine, sinon volupté certaine et perpetuelle ? (…). Et de faict les plus reiglez philosophes et plus grands professeurs de vertu, Zeno, Caton, Scipion, Epaminondas, Platon, Socrates mesme, ont esté par effect et amoureux et beuveurs, danseurs, joueurs : et ont traicté, parlé, escrit de l’amour et autres voluptez. Parquoy cecy ne se vuide pas en un mot et tout simplement : faut distinguer, les voluptez sont diverses. Il y en a de naturelles et non naturelles : ceste distinction, comme plus importante, sera tantost plus considerée. Il y en a de glorieuses, fastueuses, difficiles ; d’autres sombres, doucereuses, faciles, et prestes. Combien qu’ à la verité dire, la volupté est une qualité peu ambitieuse ; elle s’estime assez riche de soy sans y mesler le prix de la reputation, et s’ayme mieux à l’ombre. Celles aussi qui sont tant faciles et prestes sont lasches et morfondues, s’il n’y a de la mal-aisance et difficulté ; laquelle est un allechement, une amorce, un esguillon à icelles. La ceremonie, la vergongne et difficulté qu’il y a de parvenir aux derniers exploicts de l’amour, sont ses esguisemens et allumettes, c’est ce qui luy donne le prix et la poincte. Il y en a de spirituelles et corporelles : non qu’ à vray dire, elles soyent separées ; car elles sont toutes de l’homme entier et de tout le subject composé, et une partie de nous n’en a poinct de si propres que l’autre ne s’en sente, tant que dure le mariage et amoureuse liaison de l’esprit et du corps en ce monde. Mais bien y en a ausquelles l’esprit a plus de part que le corps, dont conviennent mieux à l’homme qu’aux bestes, et sont plus durables, comme celles qui entrent en nous par les sens de la veuë et de l’ouye, qui sont deux portes de l’esprit ; car ne faisant que passer par-là, l’esprit les reçoit, les cuit et digere, s’en paist et delecte long-temps ; le corps s’en sent peu. D’autres où le corps a plus de part, comme celles du goust et de l’attouchement, plus grossieres et materielles, esquelles les bestes nous font compagnie : telles voluptez se traictent, exploictent, s’usent et achevent au corps mesme, l’esprit n’y a que l’assistance et compagnie, et sont courtes, c’est feu de paille. Le principal en cecy est sçavoir comment il se faut comporter et gouverner aux voluptez ; ce que la sagesse nous apprendra : et c’est l’office de la vertu de temperance. Il faut premierement faire grande et notable difference entre les naturelles et non naturelles. Par les non naturelles nous n’entendons pas seulement celles qui sont contre nature, et le droict usage approuvé par les loix ; mais encore les naturelles mesme, si elles degenerent en trop grand excez et superfluité, qui n’est poinct du roolle de la nature, qui se contente de remedier à la necessité, à quoy l’on peust encore adjouster la bienseance et honnesteté commune. C’est bien volupté naturelle d’estre clos et couvert par maison et vestemens, contre la rigueur des elemens et injure des meschans : mais que ce soit d’or, d’argent, de jaspe et porphyre, il n’est pas naturel. Ou bien si elles arrivent par autre voye que naturelle, comme si elles sont recherchées et procurées par artifice, par medicamens, et autres moyens non naturels. Ou bien qu’elles se forgent premierement en l’esprit, suscitées par passion, et puis de là viennent au corps, qui est un ordre renversé : car l’ordre de nature est que les voluptez entrent au corps, et soyent desirées par luy, et puis de là montent en l’esprit. Et tout ainsi que le rire, qui est par le chatouillement des aysselles, n’est poinct naturel ny doux, c’est plustost une convulsion ; aussi la volupté qui est recherchée et allumée par l’ame, n’est poinct naturelle. Or la premiere reigle de sagesse aux voluptez est ceste-cy, chasser et condamner tout à faict les non naturelles, comme vicieuses, bastardes (car ainsi que ceux qui viennent au banquet sans y estre conviez, sont à refuser ; aussi les voluptez qui d’elles-mesmes, sans estre mandées et conviées par la nature, se presentent, sont à rejetter) ; admettre et recepvoir les naturelles, mais avec reigle et moderation : et voylà l’office de temperance en general, chasser les non naturelles, reigler les naturelles. Or la reigle des naturelles est en trois poincts : premierement, que soit sans offense, scandale, dommage et prejudice d’autruy. Le second, que soit sans prejudice sien, de son honneur, sa santé, son loysir, son debvoir, ses fonctions. Le tiers, que soit avec moderation, ne les prendre trop à cœur, non plus qu’ à contre-cœur, ne les courir ny fuyr ; mais les recepvoir et prendre comme on faict le miel, avec le bout du doigt, non en pleine main, non s’y engager par trop, ny en faire son propre faict et principal affaire ; moins s’y enyvrer et perdre : ce doibt estre l’accessoire, une recreation pour mieux se remettre, comme le sommeil qui nous renforce, et nous donne haleine pour retourner plus gayement à l’œuvre. Bref en user, et non jouyr. Mais sur-tout se faut garder de leur trahison : car il y en a qui se donnent trop cherement, nous rendent plus de mal et desplaisir : mais c’est traistreusement ; car elles marchent devant pour nous amuser et tromper, et nous cachent leurs suittes cruelles, nous chatouillent, et nous embrassent pour nous estrangler. Le plaisir de boire va devant le mal de teste ; tels sont les plaisirs et voluptez de l’indiscrette et bouillante jeunesse, qui enyvrent. Nous nous plongeons dedans, mais en la vieillesse elles nous laissent comme tous noyez, ainsi que la mer sur la greve en son reflus : les douceurs que nous avons avallées si glouttement se fondent puis en amertumes et repentirs, et remplissent nos esprits d’un humeur venimeux qui les infecte et corrompt. Or comme la moderation et reigle aux voluptez est chose très belle et utile selon Dieu, nature, raison : aussi l’excez et dereiglement est la plus pernicieuse de toutes au public et au particulier. La volupté mal prinse ramollit et relasche la vigueur de l’esprit et du corps, (…) ; apoltronit et effemine les plus courageux, tesmoin Annibal ; dont les lacedemoniens, qui faisoient profession de mespriser toutes voluptez, estoient appellez hommes, et les atheniens mols et delicats, femmes. Xerxès, pour punir les babyloniens revoltez, et s’asseurer d’eux à l’advenir, leur osta les armes et exercices penibles et difficiles, et permit tous plaisirs et delices. Secondement elle chasse et bannit les vertus principales, qui ne peuvent durer soubs un empire si mol et effeminé : (…). Tiercement elle degenere bientost à son contraire, qui est la douleur, le desplaisir, le repentir : comme les rivieres d’eaue douce courent et vont mourir en la mer salée, ainsi le miel des voluptez se termine en fiel de douleurs : (…). Finalement c’est le seminaire de tous maux, de toute ruine : (…). D’elle viennent les propos et intelligences secrettes et clandestines, puis les trahisons, enfin les eversions et ruines des republiques. Maintenant nous parlerons des voluptez en particulier.