De la sagesse des Anciens (Bacon)/16

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 93-102).


XVI. Diomède, ou le zèle religieux.


Diomède s’étant déja fait un grand nom, et étant devenu cher à Pallas, cette déesse l’excita, par les plus puissans motifs (et il n’étoit déja que trop téméraire) à ne pas épargner Vénus, s’il la rencontroit dans le combat ; ce qu’il exécuta avec audace, ayant blessé Vénus à la main : cette action téméraire resta impunie pendant un certain temps ; et ce guerrier s’étant illustré par les plus grands exploits, il retourna dans sa patrie ; mais, y ayant essuyé de grands malheurs, il prit le parti de s’en bannir, et de se réfugier en Italie. Il y fut aussi heureux dans les commencemens. Le roi Daunus, son hôte, lui fit de riches présens, lui procura un établissement honorable, et on lui érigea même dans ce pays un grand nombre de statues. Mais, a la première calamité qui affligea ce peuple chez lequel il s’étoit réfugié, le roi Daunus s’imagina qu’elle avoit pour cause la faute qu’il avoit faite, en recevant dans son palais un homme qui avoit encouru la haine des dieux, pour avoir attaqué le fer en main, et blessé une déesse envers laquelle il eût commis un sacrilège, quand il n’auroit fait même que la toucher. En conséquence, pour délivrer sa patrie du fléau qu’il regardoit comme le châtiment de cette faute ; et, sans égard aux droits de l’hospitalité qui lui parurent devoir céder à ceux de la religion, il tua Diomède, il fit abattre toutes les statues de ce héros, et abolit tous les honneurs qu’on lui rendoit : on ne pouvoit même, sans danger, déplorer cette fin tragique. Mais ses compagnons, malgré cette défense, pleurant continuellement la mort de leur chef, et faisant tout retentir de leurs plaintes, furent changés en cygnes ; oiseaux qui, près de mourir, ont eux-mêmes un chant fort doux, qui a je ne sais quoi de lugubre et de plaintif.

Le sujet de cette fable est tout-à-fait extraordinaire et unique en son genre ; car nous ne connoissons aucune fable où il soit dit que tout autre héros que Diomède ait blessé quelque divinité. Cette fiction est visiblement destinée à peindre le caractère et le sort d’un homme dont la principale fin et le dessein formel est d’attaquer et de ruiner, par la force des armes, quelque culte divin ou quelque secte religieuse, même puérile, ridicule, et méritant à peine de fixer l’attention ; car, quoique les guerres sanglantes, au sujet de la religion, aient été inconnues aux anciens[1] ; les dieux du paganisme n’étant pas entachés de cette jalousie qui est l’attribut propre du vrai Dieu[2]. Cependant la sagesse de ces philosophes des premiers temps fut si étendue et si profonde, qu’ils surent imaginer, prévoir et peindre, sous le voile de l’allégorie, ce qu’ils n’avoient pu encore apprendre par leur propre expérience. Ainsi, lorsque ceux qui, ayant à combattre une secte religieuse, même puérile, frivole, corrompue et devenue infâme (ce qui est figuré dans cette fable sous le personnage de Vénus), au lieu de désabuser et de corriger ces sectaires, par la seule force de la raison et de la sagesse, par l’influence d’une vie exemplaire, enfin par le poids des exemples (à imiter) et des autorités, veulent extirper cette secte par la rigueur excessive des châtimens, et l’exterminer par le fer et le feu, ils peuvent sans doute y être puissamment excités par la déesse Pallas, c’est-à-dire, par un jugement sévère et une vigueur d’esprit qui les mettent en état de démêler ces illusions et de percer le voile de l’imposture ; enfin, par une haine éclairée pour les opinions dépravées, et par un zèle louable en lui-même ; ils se font ordinairement une grande réputation par ce moyen, pendant un certain temps, et le vulgaire, à qui rien de modéré ne peut plaire, les regardant comme les seuls vrais défenseurs de la vérité et vengeurs de la religion offensée, tandis que tous les autres lui paroissent trop tièdes et trop timides, les vante à grand bruit, et a pour eux un respect qui tient de l’adoration : cependant cette gloire et cette prospérité dure rarement jusqu’à la fin ; mais tous ces moyens violens finissent toujours par être funestes à ceux qui les ont employés[3] ; à moins qu’une prompte mort ne les mette à l’abri des vicissitudes de la fortune. Quant à cette partie de la fable qui dit que Diomède fut tué par son hôte même, elle est destinée à nous faire entendre, et à nous rappeller cette affligeante vérité ; que les différences d’opinions en matière de religion, et les schismes, provoquent des trahisons et des perfidies, même entre les personnes auxquelles les liens les plus sacrés font une loi de s’épargner réciproquement et lorsqu’il y est dit que ces plaintes et ces regrets, auxquels la mort de Diomède donna lieu, étoient regardés comme des crimes, et même punis par des supplices, elle nous rappelle ou nous apprend que les plus grands crimes n’étouffent jamais entièrement dans tous les cœurs le sentiment de la compassion pour ceux qui les ont commis, et qui en subissent le châtiment mérité ; que ceux mêmes qui ont ces crimes en horreur, ne laissent pas d’avoir pitié des criminels et de déplorer leur sort par des motifs d’humanité. En effet, si cette commisération réciproque étoit interdite et réputée criminelle (même dans le cas supposé), ce seroit la plus grande des calamités. Cette fable nous fait aussi entendre que, dans les démêlés au sujet de la religion, où les deux partis se taxent mutuellement d’impiété, la compassion pour ceux du parti opposé est suspecte, et souvent punie comme un crime ; qu’au contraire, les plaintes et les lamentations des hommes d’une même secte et réunis par une même opinion, représentées ici par celles des compagnons de ce héros, paroissent ordinairement éloquentes et mélodieuses comme celles des cygnes, ou des oiseaux de Diomède : c’est cette partie de la fable qui mérite le plus de fixer notre attention ; car elle nous fait entendre, sous le voile de l’allégorie, que les dernières paroles de ces hommes courageux qui se voient près de subir le dernier supplice pour la cause de la religion, semblables au chant des cygnes mourans, ont une prodigieuse influence sur les auditeurs ; qu’elles font sur eux, dans l’instant même où elles se font entendre, l’impression la plus profonde et se perpétuent encore dans leur ame par un long souvenir.

  1. Anaxagore, Socrate, Damon, précepteur et ami de Périclès, et beaucoup d’autres furent persécutés par les prêtres païens ; des fanatiques brûlèrent quatre-vingts Pytagoriciens, dans une maison où ils étoient assemblés. Il y a eu aussi dans la, Grèce plusieurs guerres de religion, et, par cette raison même, qualifiées de sacrées : on y a commis les mêmes atrocités que dans les nôtres. Cette barbarie religieuse est le crime de toutes les nations et de tous les siècles, ou, si l’on veut, c’est le crime des prêtres de tous les temps et de tous les lieux ; les mêmes causes produisant toujours et partout les mêmes effets. Les hommes prennent toujours l’ordre du diable quand ils agissent au nom de Dieu, qui n’est pour eux qu’un prétexte ; et comme le commis, qui vole au nom du roi, est plus insolent que celui qui ne pille qu’au nom d’un simple gouverneur de province, le brigand qui assassine au nom de Dieu, est plus atroce que celui qui n’égorge qu’au nom du roi. Plus le nom qui sert de prétexte aux passions humaines est révéré, plus elles abusent de cette vénération qui s’y trouve attachée.
  2. Il seroit très difficile de me persuader que cette observation n’est point une ironie, et que notre auteur étoit aussi dévot que M. Deluc feint de le croire.
  3. Ils leur deviennent funestes, parce qu’ils les rendent odieux, et leur suscitent mille ennemis parmi ceux mêmes qui ne sont que spectateurs. Toute religion arrosée du sang de ses défenseurs, n’en pousse que plus vigoureusement ; et tout moyen violent, employé pour déraciner même un préjugé absurde, ne fait que le planter plus profondément. Il a le double inconvénient de donner trop d’importance à des bagatelles, et de bander les ressorts du fanatisme, en l’irritant. Quelquefois aussi tels sectaires, qui n’eussent été que ridicules, si on les eut laissé dire, paroissent et deviennent même des hommes sublimes si, en les punissant trop sévèrement, on leur fournit l’occasion de déployer un certain courage qui a toujours quelque chose d’imposant. Et comme ce fut ainsi que les fanatiques défenseurs de la vraie religion, en brûlant des hérétiques, plantèrent l’hérésie.

    Il n’est que trois bons moyens pour extirper un préjugé de cette dernière espèce.

    1.o La raillerie, le ridicule, moyen aussi juste qu’efficace ; car on n’est pas obligé de raisonner avec des hommes déraisonnables, avec des sots, des fous ou des fripons, les trois espèces d’hommes qui vivent de préjugés, et qui défendent par des voies de fait ce dont ils vivent ; ce que vingt siècles de respect ont planté le plus profondément, une heure de ridicule peut l’arracher.

    2o Le second moyen est d’exclure des emplois et des dignités tous les individus dominés par le préjugé à détruire, sur-tout ceux qui sont disposés à s’en servir pour dominer eux-mêmes ; moyen très puissant à la longue : toute hérésie dont les ministres sont mal nourris, meurt bientôt d’inanition, et ne survit que dans le cerveau creux de quelques solitaires affamés ; mais ce moyen n’est nullement de notre goût, car il tient un peu de la persécution ; et tout homme qui combat des prêtres avec une arme sacerdotale, n’est lui-même qu’une sorte de prêtre.

    3.o Le troisième et le plus puissant moyen, c’est le silence, car le mépris provoqué par le ridicule est encore de trop ; c’est l’indifférence qui est l’arme vraiment meurtrière : les missionnaires d’une secte dont on ne parle plus font peu de prosélytes, et la plus sûr moyen pour tuer une fausse religion, c’est de n’en rien dire ; car le silence est un argument sans réplique.