De la sagesse des Anciens (Bacon)/17

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 102-112).


XVII. Dédale ou le méchanicien.


Les anciens ont voulu représenter sous le personnage de Dédale (homme à la vérité très ingénieux et très inventif, mais dont la mémoire doit être en exécration), la science, l’intelligence et l’industrie des méchaniciens (des artistes ou des artisans) mais appliquée à de criminels usages en un mot, l’abus qu’on en peut faire, et même qu’on n’en fait que trop souvent. Ce Dédale, après avoir tué son condisciple et son émule ayant été obligé de s’expatrier, ne laissa pas de trouver grace devant les rois des autres contrées et d’être traité honorablement dans les villes qui lui donnèrent un asyle[1]. Il inventa et exécuta une infinité d’ouvrages mémorables, soit en l’honneur des dieux, soit pour la décoration des villes et des lieux publics ; mais cette grande réputation qu’il avoit acquise, il la devoit beaucoup moins à ces ouvrages estimables, qu’au criminel emploi qu’il avoit fait de ses talens ; car ce fut sa détestable industrie qui mit Pasiphaé à portée d’avoir un commerce charnel avec un taureau ; et ce fut à son pernicieux génie que le Minotaure, qui dévora tant d’enfans de condition libre, dut son infâme et funeste origine. Puis ce méchanicien, ne réparant un mal que par un mal plus grand, et entassant crime sur crime, imagina et exécuta le fameux labyrinthe, pour la sûreté de ce monstre. Dans la suite, Dédale n’ayant pas voulu devoir uniquement sa réputation à des inventions et à des ouvrages nuisibles (en un mot, ayant voulu fournir lui-même des remèdes au mal qu’il avoit fait, comme il avoit précédemment fourni des instrumens au crime), ce fut encore à lui qu’on dut l’ingénieuse idée de ce fil à l’aide duquel on pouvoit suivre tous les détours du labyrinthe, et le parcourir en entier, sans s’y perdre. La justice de Minos[2] s’attacha long-temps à poursuivre ce Dédale, avec autant de diligence que de sévérité ; mais toutes ses perquisitions furent inutiles, le méchanicien trouva toujours des asyles, et échappa à toutes les poursuites de ce juge inexorable. Enfin, lorsque Dédale voulut apprendre à son fils l’art de traverser les airs en volant, celui-ci, quoique novice dans cet art, ayant voulu faire parade de son habileté, s’éleva trop haut, et fut précipité dans la mer.

Voici quel paroît être le sens de cette parabole ; elle commence par une observation très judicieuse sur cette honteuse passion qu’on voit si souvent régner entre les artistes distingués par leurs talens, et qui les domine à un point étonnant car il n’est point de jalousie plus âpre et plus meurtrière que celle des hommes de cette classe : observation suivie d’une autre destinée à montrer combien cette punition de l’exil infligée à Dédale, étoit peu judicieuse et mal choisie. En effet, les artistes (les artisans et les gens de lettres) distingués sont accueillis honorablement chez presque toutes les nations, en sorte que l’exil est rarement pour eux un véritable châtiment car les hommes des autres professions ou conditions ne tirent pas aussi aisément parti de leurs talens hors de leur patrie au lieu que l’admiration qu’excitent les hommes de talens et leur renommée se propage et s’accroît plus aisément en pays étrangers, la plupart des hommes étant naturellement portés à donner la préférence aux étrangers sur leurs concitoyens, relativement aux ouvrages et aux productions de ce genre[3].

Ce que cette fable dit ensuite des avantages et des inconvéniens des arts méchaniques est incontestable. En effet, la vie humaine leur doit presque tout ; elle leur doit tout ce qui peut contribuer à rendre la religion plus auguste, à donner au gouvernement plus de majesté, et à nous procurer le nécessaire, l’utile ou l’agréable ; car c’est de leurs trésors que nous tirons tout ou presque tout, pour satisfaire nos vrais et nos faux besoins. Cependant c’est de la même source que dérivent les instrumens de vice et même les instrumens de mort ; car, sans parler de l’art des courtisanes et de tous ces arts corrupteurs qui leur fournissent des armes, nous voyons assez combien les poisons subtils, les machines de guerre et autres fléaux de cette espèce (dont nous avons obligation au génie inventif des méchaniciens, et autres physiciens), l’emportent, par leurs effets meurtriers, sur l’affreux Minotaure.

Le labyrinthe est un emblème très ingénieux de la nature de la méchanique[4] prise en général. En effet, les inventions et les constructions les plus ingénieuses de cette espèce peuvent être regardées comme autant de labyrinthes, vu la délicatesse, la multitude, le grand nombre, la complication et l’apparente ressemblance de leurs parties dont le jugement le plus subtil et l’œil le plus attentif ont peine à saisir les différences ; assemblages où, sans le fil de l’expérience, on court risque de se perdre. Ce n’est pas avec moins de justesse et de convenance qu’on ajoute dans cette fable que ce fut le même homme qui imagina tous les détours du labyrinthe, et qui donna l’idée de ce fil à l’aide duquel on pouvoit le parcourir, sans s’y perdre[5] ; car les arts méchaniques ayant leurs inconvéniens, ainsi que leurs avantages, sont comme autant d’épées à deux tranchans qui servent, tantôt à faire le mal, tantôt à y remédier ; et le mal qu’ils font quelquefois balance tellement le bien qu’ils peuvent faire, que leur utilité semble se réduire à rien[6]. Les productions nuisibles des arts, et ces arts eux-mêmes, lorsqu’ils sont pernicieux de leur nature, sont exposés aux poursuites de Minos, c’est-à-dire, à l’animadversion des loix qui les condamnent, les punissent, et les interdisent au peuple. Cependant, en dépit de toute la vigilance du gouvernement, ils trouvent toujours moyen de se cacher et de se fixer dans les lieux mêmes d’où l’on veut les bannir ils trouvent par-tout une retraite et un asyle. C’est ce que Tacite lui-même observe très judicieusement sur un sujet très analogue à celui-ci ; je veux dire sur les mathématiciens et les tireurs d’horoscopes ; classe d’hommes, dit-il, qu’on voudra sans cesse chasser de notre ville, et qui y restera toujours. Cependant, à la longue, les arts pernicieux ou frivoles de toute espèce, qui font toujours de magnifiques promesses, ne tenant presque jamais parole, se décréditent tôt ou tard en conséquence de leur étalage même ; et, s’il faut dire la vérité toute entière sur ce sujet, le frein des loix seroit toujours insuffisant pour les réprimer, si la vanité même de ces charlatans ne désabusoit tôt ou tard le vulgaire auquel ils ont d’abord fait illusion.

  1. Cet accueil honorable qu’on fit à Dédale dans les pays étrangers, paroit injuste, à la première vue ; et la législation de tous les peuples, cent fois plus occupée à punir les délits, qu’à récompenser les services, l’a décidé ainsi : cependant il n’est que juste, et il l’auroit été dans la patrie même de ce méchanicien. Aucun individu ne doit être entièrement soustrait à la rigueur de la loi, mais l’essence de la loi est sa tendance à l’utilité générale ; or, l’intérêt commun est que l’homme qui, après avoir été utile à une nation entière, a été nuisible à quelques individus, par un crime, ou par une simple faute, soit puni moins rigoureusement que celui qui a été tantôt utile, tantôt nuisible à un petit nombre d’individus : en un mot, il est juste que celui qui a fait plus de bien que de mal, soit plus récompensé que puni, sur-tout s’il peut encore rendre de semblables services à la même nation ; car alors cette nation, en épargnant à demi le coupable dont elle a besoin, se fait grace à elle-même. Aussi, quoique les loix soient contraires à cette règle, l’usage, qui est souvent plus sage qu’elles y est-il plus conforme.
  2. Comment les Crétois purent-ils se résoudre à se laisser gouverner par un homme qui ne sut pas gouverner son épouse, et auquel cette épouse préféra une bête ?
  3. Nul n’est prophète en son pays, parce que son pays est le chef-lieu et le quartier-général de ses envieux et de ses ennemis. Ainsi, pour conserver ou augmenter sa réputation, il faut s’absenter de son pays, ou par des voyages, ou par une profonde solitude, à l’exemple de Démocrite, de Pythagore, de Mahomet, de J.J. Rousseau, de Voltaire, etc. Le nom de l’émule absent est la pierre que les émules présens se jettent les uns aux autres ; ils le vantent, pour se déprimer réciproquement ; à peu près comme les gens d’esprit, dans la classe des hommes d’État, aveuglés par leur jalousie réciproque, en s’abaissait les uns les autres, élèvent les sots.
  4. Il faut comprendre sous le nom de méchanique, non-seulement la science connue sous ce nom, mais même toutes les parties de la physique-pratique.
  5. Ce sont les mêmes hommes qui embrouillent et qui débrouillent les affaires, qui font les grands biens et les grands maux comme l’observoit Caton d’Utique, au sujet de Pompée qu’il fit créer seul consul, pour l’opposer à César : car il faut du génie pour tout perdre comme pour tout sauver ; avec cette différence toutefois que le mal est cent fois plus facile à faire que le bien ; parce que le bien est le résultat de la réunion d’un grand nombre de conditions requises pour le faire exister ; au lieu que le défaut d’une seule de ces conditions suffit pour que le mal existe.
  6. L’eau noie et le feu brûle ; mais l’eau arrose et le feu vivifie. Il en faut dire autant des autres élémens, des femmes, des talens, des vertus et de tous nos moyens ou nos biens naturels, ou acquis. Nos plus grands biens et nos plus grands maux nous viennent des mêmes sources ; les choses dont nous avons le plus grand besoin étant ordinairement celles dont nous abusons le plus, parce que nous en usons plus souvent. Quand les mœurs sont corrompues, la multiplication des découvertes n’est qu’une multiplication de maux ; car alors la science n’est plus qu’une lanterne sourde qui éclaire des vices ; l’abus fait plus de mal que le légitime usage ne fait de bien ; tous les inventeurs sont autant de Dédales, et les femmes autant de Pasiphaé, qui préfèrent un sot éblouissant à un amant ou à un époux judicieux ; alors, dis-je, les hommes de talens brillent, au lieu de luire, et brûlent ceux qu’ils devroient éclairer. Ainsi, à l’art d’inventer et d’exécuter les choses utiles, il en faut joindre deux autres, celui de les employer à propos et celui d’en bien limiter l’usage ; car tout étant relatif, le génie est utile ou nuisible selon qu’il éclaire des vertus ou des vices ; et quoi qu’en puissent dire les Dédales de nos jours, la première de toutes les sciences c’est celle qui apprend à faire un bon usage de toutes.