De la variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication/Tome II/25

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De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. IIp. 340-360).

CHAPITRE XXV.

LOIS DE LA VARIATION (suite). — VARIABILITÉ CORRÉLATIVE.


Explication de l’expression. — Rapports de la corrélation avec le développement. — Corrélation entre les modifications et l’augmentation ou la diminution des organes. — Variations corrélatives des parties homologues. — Analogie entre les pattes emplumées des oiseaux et les ailes. — Corrélation entre la tête et les extrémités. — Entre la peau et les appendices dermiques. — Entre les organes de la vue et de l’ouïe. — Modifications corrélatives dans les organes des plantes. — Monstruosités corrélatives. — Corrélation entre le crâne et les oreilles. — Crânes et huppes de plumes. — Crânes et cornes. — Corrélation de croissance compliquée par les effets accumulés de la sélection naturelle. — Corrélation entre la couleur et quelques particularités constitutionnelles.


Toutes les parties de l’organisation se trouvent jusqu’à un certain point dans des rapports mutuels de connexion ou de corrélation, qui peuvent être très-faibles, comme dans les animaux composés, ou dans les bourgeons d’un même arbre. Il est même, dans les animaux supérieurs, certaines parties qui ne sont point en corrélation intime, l’une pouvant être totalement supprimée ou devenir monstrueuse sans qu’aucune autre partie du corps en soit modifiée. Mais il est des cas où, lorsqu’une partie varie, d’autres varient toujours ou presque toujours avec elle. J’ai employé précédemment l’expression un peu vague de corrélation de croissance, qui peut s’appliquer à plusieurs groupes considérables de faits. Ainsi, toutes les parties du corps sont admirablement coordonnées relativement aux habitudes spéciales et au genre de vie de chaque être organisé et peuvent être regardées, ainsi que le dit le duc d’Argyll dans son Règne de la loi, comme étant en corrélation mutuelle dans ce but. Dans les grands groupes d’animaux, certaines conformations coexistent toujours ; ainsi une forme particulière d’estomac accompagne une dentition spéciale, et de pareilles structures peuvent dans un sens être considérées comme étant en corrélation. Mais ces cas ne se rattachent pas nécessairement à la loi que nous avons à discuter dans ce chapitre, car nous ignorons si les premières variations des différentes parties ont été en aucune manière liées entre elles ; de légères différences individuelles, tantôt portant sur un point tantôt sur un autre, ont pu avoir été conservées jusqu’à ce que la conformation parfaitement coadaptée et harmonique ait été finalement acquise ; je reviendrai prochainement sur ce point. Dans beaucoup de groupes d’animaux, les mâles seuls sont armés, ou parés de belles couleurs, et ces caractères sont évidemment en corrélation avec les organes reproducteurs mâles, puisqu’ils disparaissent avec la suppression de ces derniers. Nous avons montré au chapitre douzième qu’une même particularité peut se présenter à un âge quelconque, sur l’un ou l’autre sexe, et être ensuite transmise par le même sexe à l’âge correspondant. Nous avons dans ces cas une hérédité limitée par le sexe et l’âge ou en corrélation avec eux ; mais rien ne nous fait supposer que la cause originelle de la variation ait dû être en connexion nécessaire avec les organes reproducteurs, ou l’âge de l’être affecté.

Dans les cas de variations réellement corrélatives, il nous est quelquefois possible de saisir la nature de leur connexion ; mais dans la plupart des cas elle nous échappe, et doit certainement varier suivant les cas. Il est rare que nous puissions dire laquelle de deux parties se trouvant en corrélation a varié la première et provoqué les changements de l’autre, ou bien si les variations des deux sont le résultat simultané de l’action d’une cause distincte. La variation corrélative a, au point de vue qui nous occupe, une importance majeure, car si une partie se trouve modifiée par une sélection soutenue, soit naturelle, soit appliquée par l’homme, d’autres parties de l’organisation seront inévitablement modifiées en même temps. Il doit donc résulter de ce fait de la corrélation que, chez nos animaux et nos plantes domestiques, les variétés ne diffèrent les unes des autres que rarement ou jamais par un caractère seulement.

Un des cas les plus simples de corrélation est celui-ci : lorsqu’une modification apparaît dans les premières phases du développement, elle tend à influencer le développement ultérieur de la partie qu’elle a frappée, ainsi que celui des autres parties qui peuvent être en connexion intime avec la première. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire[1] constate que cela s’observe constamment dans les monstruosités des animaux, et Moquin-Tandon[2] remarque que dans les plantes, l’axe ne pouvant devenir monstrueux sans affecter de quelque manière les organes qu’il produit subséquemment, les anomalies de l’axe sont presque toujours accompagnées de déviations de conformation dans les appendices qui en partent. Nous verrons plus bas que dans les races de chiens à museau court, certains changements histologiques dans les éléments primitifs des os arrêtent leur développement et les raccourcissent, ce qui modifie la position des dents molaires qui se développeront plus tard. Il est probable que certaines modifications dans les larves doivent affecter la conformation de l’insecte parfait. Mais il ne faut pas aller trop loin dans ce sens, car pendant le cours normal du développement, on sait que certains membres d’un même groupe d’animaux subissent une suite de changements extraordinaires, tandis que d’autres, qui en sont fort voisins, arrivent à l’état parfait après peu de changements dans leur conformation.

Parmi les cas simples de corrélation, se trouve celui où certains organes augmentent ou diminuent de nombre, ou sont autrement modifiés, en même temps que l’accroissement ou la diminution des dimensions du corps entier, ou d’un organe particulier. Ainsi les éleveurs de pigeons de fantaisie ont cherché à développer chez les Grosses-gorges la longueur du corps, et nous avons vu que leurs vertèbres ont augmenté de nombre, et que leurs côtes se sont élargies. On a au contraire cherché à réduire le corps des Culbutants, dont le nombre des côtes et des rémiges primaires a diminué. On s’est appliqué chez les pigeons-Paons à développer leur queue si fortement étalée et formée de nombreuses rectrices, et les vertèbres caudales ont également augmenté de grosseur et de nombre. Chez les Messagers, on a appliqué la sélection à la longueur du bec, et la langue s’est allongée ; dans cette même race et d’autres ayant de grosses pattes, le nombre des scutelles des doigts est plus grand que dans les races à petits pieds. On a observé en Allemagne que la durée de la gestation est un peu plus longue dans les grandes races de bétail que dans les petites. Chez nos animaux améliorés de tous genres, la période de maturité a avancé, tant en ce qui concerne la croissance complète du corps que l’époque de la reproduction, et en corrélation avec ce fait les dents se développent beaucoup plus promptement, de sorte qu’à la grande surprise des agriculteurs, les anciennes règles établies pour l’appréciation de l’âge d’un animal par l’état de sa dentition ont cessé d’être exactes[3].

Variations corrélatives des parties homologues. — Les parties homologues tendent à varier de la même manière, et c’est en effet ce à quoi on pouvait s’attendre, car elles sont identiques par leur forme et leur structure pendant les premières périodes du développement embryonnaire, et sont exposées aux mêmes conditions tant dans l’œuf que dans le sein maternel. La symétrie qui, dans la plupart des animaux, existe entre les organes homologues ou correspondants des deux côtés du corps, en est le cas le plus simple ; mais elle peut faire quelquefois défaut, comme chez les lapins n’ayant qu’une oreille, les cerfs à une corne, ou dans les moutons à cornes multiples, chez lesquels il se rencontre quelquefois une corne supplémentaire sur un des côtés de la tête. Chez les fleurs à corolles régulières, les pétales varient généralement de la même manière, et, comme nous le voyons dans l’œillet de Chine, souvent d’après des modèles fort compliqués et élégants ; mais chez les fleurs à corolles irrégulières, bien que les pétales soient homologues, la symétrie fait souvent défaut, comme dans les variétés du muflier ou dans la variété du haricot (Phaseolus multiflorus) dont le pétale étendard est blanc.

Dans les vertébrés, les membres antérieurs et postérieurs sont homologues, et tendent à varier de la même manière, comme nous le voyons dans les races de chevaux et de chiens à jambes longues ou courtes, et fortes ou minces. Isidore Geoffroy[4] a attiré l’attention sur la tendance qu’ont les doigts surnuméraires à apparaître chez l’homme, non-seulement des côtés droit et gauche, mais aussi sur les extrémités supérieures et inférieures. Meckel a aussi fait remarquer[5] que, lorsque les muscles du bras s’écartent par le nombre ou la disposition de leur type normal, ils tendent presque toujours à imiter celui de la jambe, et que, inversement, les muscles de la jambe imitent, lorsqu’ils varient, la disposition de ceux du bras.

Dans plusieurs races distinctes de pigeons et de poules, les pattes et les deux doigts externes sont fortement emplumés, au point de ressembler à de petites ailes, chez le pigeon Tambour. Dans le Bantam à pattes emplumées, les plumes qui croissent sur le côté extérieur de la patte, et généralement des deux doigts externes, ont, d’après M. Hewitt[6], quelquefois dépassé en longueur les rémiges, et dans un cas avaient atteint jusqu’à une longueur de neuf pouces et demi ! M. Blyth m’a fait remarquer que ces plumes des pattes ressemblent aux rémiges primaires, et n’ont aucun rapport avec le duvet fin qui croît naturellement sur les pattes de quelques oiseaux, tels que le « Grouse » (tétras rouge) et le Hibou. On peut donc soupçonner que l’excès de nourriture ayant déterminé d’abord une surabondance du plumage, il s’est développé, en vertu du principe de la variation homologique, des plumes sur les pattes, et dans la position correspondante à celle qu’elles occupent sur l’aile, c’est-à-dire sur la face extérieure des tarses et des doigts. Le cas suivant de corrélation, qui, pendant longtemps, m’a paru inexplicable, semble confirmer cette manière de voir : dans les pigeons de toutes races, lorsque les pattes sont emplumées, les deux doigts externes sont toujours partiellement réunis par une membrane. Ces deux doigts externes correspondent au troisième et au quatrième ; or, dans l’aile du pigeon ou de tout autre oiseau, les premier et cinquième doigts sont entièrement atrophiés, le second est rudimentaire et porte ce qu’on appelle l’aile bâtarde, tandis que le troisième et le quatrième sont complétement enveloppés et réunis par la peau, formant ensemble l’extrémité de l’aile. Il en résulte que, dans les pigeons à pattes emplumées, non-seulement la face extérieure est garnie d’une rangée de longues plumes, comme les rémiges, mais les mêmes doigts qui, dans l’aile, sont complétement réunis par la peau, le deviennent partiellement dans la patte ; nous pouvons ainsi, par le principe de la variation corrélative des parties homologues, comprendre la singulière connexion qui se manifeste entre les pattes emplumées et la membrane qui réunit les deux doigts externes.

A. Knight[7] a remarqué que la tête et les membres varient ensemble dans leurs proportions générales ; comparons, par exemple, ces parties dans le cheval de course et celui de gros trait, ou dans le lévrier et le dogue ; une tête de dogue sur un corps de lévrier serait évidemment une monstruosité. Le boule-dogue moderne a, il est vrai, des membres fins, mais ce caractère est de sélection récente. Les mesures données dans le sixième chapitre nous ont montré clairement que dans toutes les races de pigeons, il y a corrélation entre la longueur du bec et la grosseur des pattes. L’opinion la plus probable semble donc être que le défaut d’usage tend, dans tous les cas, à déterminer une réduction dans les pattes, le bec devenant en même temps et par corrélation, plus court ; mais que, dans les quelques races chez lesquelles on a recherché un bec long, les pattes ont, malgré le défaut d’usage, augmenté de grosseur par corrélation.

En même temps que le bec s’est allongé dans les pigeons, la langue a augmenté ainsi que les orifices des narines. Mais l’agrandissement de ces derniers est peut-être en corrélation plus probable avec le développement de la peau caronculeuse de la base du bec, car lorsqu’il en existe beaucoup autour des yeux, les paupières s’accroissent jusqu’à doubler de longueur.

Il paraît y avoir quelque corrélation quant à la couleur entre la tête et les extrémités. C’est ainsi que dans les chevaux, les balzanes accompagnent généralement l’étoile blanche frontale[8]. Chez les lapins blancs et le bétail, il y a souvent à la fois des marques foncées sur les oreilles et les pieds. Dans les chiens noir et feu de diverses races, des taches de feu au-dessus des yeux accompagnent presque toujours des pattes de la même couleur. Ces derniers cas de colorations connexes peuvent être dus soit au retour soit à la variation analogique, — points sur lesquels nous aurons à revenir, — mais ils ne jettent aucun jour sur la question de leur corrélation primitive. Si les naturalistes qui admettent l’homologie des maxillaires et des os des membres sont dans le vrai, nous pourrions alors comprendre pourquoi la tête et les membres tendent à varier ensemble par la forme et même la couleur ; mais la justesse de ce rapprochement est contestée par plusieurs juges des plus compétents.

La position pendante des énormes oreilles des lapins de fantaisie est due en partie à l’atrophie des muscles résultant d’un défaut d’usage, et en partie au poids et à la longueur des oreilles, points auxquels on a, pendant un grand nombre de générations, appliqué la sélection. Cet accroissement des oreilles et leur changement de position ont, non-seulement déterminé une modification dans la forme, la dimension et la direction du méat auditif, mais ont légèrement affecté le crâne tout entier ; c’est ce qui est très-évident chez les lapins demi-lopes, qui n’ayant qu’une oreille pendante, n’ont pas les deux moitiés de leur crâne complétement symétriques. Il y a donc là un cas curieux de corrélation, entre des os durs et des organes aussi mous et, physiologiquement parlant, aussi insignifiants que les oreilles externes. Le résultat est certainement en grande partie dû à l’action purement mécanique du poids des oreilles, de même que la pression peut aisément modifier le crâne des enfants.

La peau et ses appendices, poils, plumes, sabots, cornes et dents, sont homologues dans le corps entier. Les couleurs de la peau et des poils varient généralement ensemble ; Virgile recommande aux bergers de vérifier que la bouche et la langue du bélier ne soient pas noires, de crainte qu’ils n’engendrent pas des agneaux d’un blanc pur. Nous avons vu, dans l’espèce galline et les canards, qu’il y a quelque connexion entre la couleur du plumage et celle de la coquille de l’œuf, — soit la muqueuse qui la sécrète. Dans une même race humaine[9] il y en a une également entre la couleur de la peau et des cheveux, et l’odeur émise par les glandes cutanées ; les poils varient généralement d’une même manière sur tout le corps par la longueur, la finesse ou la frisure. Le fait est également vrai pour les plumes, comme le montrent les races frisées de poules et de pigeons.

Le coq commun porte sur le cou et les reins des plumes d’une apparence particulière que nous avons désignées sous le nom de plumes sétiformes ; or, dans la race Huppée, les deux sexes sont caractérisés par la présence d’une touffe de plumes sur la tête, mais chez le mâle, ces plumes ont toujours par corrélation le caractère sétiforme. Les rémiges et rectrices varient ensemble de longueur, quoique implantées sur des parties non homologues, de manière que les pigeons à ailes longues ou courtes ont aussi généralement la queue de dimension correspondante. Le cas du pigeon Jacobin est encore plus curieux, car il a des rémiges et rectrices remarquablement longues ; ce qui semble provenir d’une corrélation entre elles et les plumes allongées et renversées qu’il porte derrière son cou, et qui forment son capuchon.

Les sabots et les poils sont des appendices homologues de la peau ; Azara[10] a constaté qu’au Paraguay il naît souvent des chevaux de couleurs diverses, et dont le poil est crépu et tordu comme les cheveux du nègre. Cette particularité est fortement héréditaire, et, fait remarquable, les chevaux ainsi caractérisés ont des sabots absolument semblables à ceux du mulet. Les poils de la crinière et de la queue sont toujours plus courts qu’à l’ordinaire et varient de quatre à douze pouces de longueur ; de sorte qu’il y a là, comme chez le nègre, une corrélation entre la frisure et la longueur des poils.

Youatt[11], en parlant des cornes du mouton, remarque qu’on ne rencontre de cornes multiples dans aucune race de valeur, et que leur présence est généralement accompagnée d’une toison longue et grossière. Plusieurs races tropicales du mouton, qui portent des poils au lieu de laine, ont des cornes semblables à celles de la chèvre. Sturm[12] constate expressément que dans les différentes races, plus la laine est frisée, et plus les cornes sont tordues en spirale. Nous avons vu, au troisième chapitre, parmi d’autres faits analogues, que l’ancêtre de la race Mauchamp, si célèbre par sa laine, avait des cornes d’une forme particulière. Les habitants d’Angora assurent[13] qu’il n’y a que les chèvres blanches à cornes qui fournissent la toison à longues mèches bouclées si admirées, celle des chèvres sans cornes étant beaucoup plus serrée. Ces cas nous autorisent à conclure à quelque corrélation entre les variations du poil ou de la laine et celles des cornes. Ceux qui pratiquent l’hydropathie savent que l’application fréquente de l’eau froide stimule la peau ; or tout ce qui stimule la peau tend à augmenter la croissance des poils, comme le prouve la présence anormale de poils dans le voisinage de surfaces anciennement atteintes d’inflammation. Le professeur Low[14] admet que, dans les diverses races du bétail anglais, une peau épaisse et des poils longs dépendent de l’humidité du climat sous lequel elles vivent. Ceci nous montre comment un climat humide peut agir sur les cornes, — d’abord en affectant directement la peau et le poil, puis, en second lieu par corrélation, les cornes. La présence ou l’absence des cornes agit, comme nous allons le voir, par corrélation sur le crâne, tant dans le gros bétail que dans le mouton.

Quant au poil et aux dents, M. Yarrell[15] a constaté l’absence d’un grand nombre de dents chez trois chiens Égyptiens nus, et chez un terrier sans poils. Les incisives, les canines et les prémolaires, étaient les plus affectées, mais, dans un cas, toutes les dents, à l’exception de la grande molaire tuberculeuse de chaque côté, faisaient défaut. On a consigné chez l’homme[16] plusieurs cas frappants de calvitie héréditaire accompagnée d’un défaut total ou partiel des dents. La même connexion se remarque dans les quelques cas rares où les cheveux étant revenus à un âge avancé, leur réapparition avait été accompagnée d’un renouvellement des dents. J’ai déjà précédemment fait remarquer que la réduction remarquable des crocs du porc domestique se rattache probablement à la disparition des soies, résultant de la protection qu’il trouve à l’état domestique ; et que la réapparition des crocs chez les porcs qui, redevenus sauvages, sont exposés à toutes les intempéries, dépend aussi de la réapparition des soies. J’ajouterai ici un fait avancé par un agriculteur[17], que les porcs qui ont peu de poils sont plus sujets à perdre leur queue, fait qui dénote une faiblesse du système tégumentaire. On peut l’empêcher par un croisement avec une race plus velue.

Les cas précédents semblent indiquer quelque connexion entre l’absence de poils et un défaut dans le nombre ou la grosseur des dents. Les suivants ont trait à un développement anormal des poils paraissant être en rapport soit avec le manque de dents soit aussi avec leur surabondance. M. Crawfurd a vu, à la cour de Burmah[18], un homme d’une trentaine d’années, dont tout le corps, les pieds et les mains exceptés, était couvert de poils soyeux et droits, qui atteignaient, sur les épaules et l’épine dorsale, une longueur de cinq pouces. À sa naissance, ses oreilles seules étaient velues. Il n’arriva à la puberté et ne perdit ses dents de lait qu’à l’âge de vingt ans, époque à laquelle elles furent remplacées par cinq dents à la mâchoire supérieure, quatre incisives et une canine, et quatre incisives à la mâchoire inférieure ; toutes ces dents furent petites. Cet homme avait une fille, qui n’eut en naissant des poils que dans ses oreilles ; mais ils ne tardèrent pas à s’étendre sur tout le corps. Lorsque le capitaine Yule[19] visita la même cour, il trouva cette fille adulte, ayant l’aspect le plus étrange, car son nez même était couvert d’un poil serré et doux. Comme son père, elle n’avait que des incisives. Le roi ayant réussi à la faire marier, elle eut deux enfants, dont un garçon qui, à l’âge de quatorze mois, avait des poils sortant de ses oreilles, et portait une barbe et une moustache. Cette particularité étrange avait donc été héréditaire dans trois générations, les dents molaires ayant fait défaut chez le grand-père et la mère ; mais on n’a pas pu savoir s’il en avait été de même chez l’enfant. M. Wallace m’a signalé un autre cas sur l’autorité du Dr Purland, dentiste ; c’est celui d’une danseuse espagnole, Julia Pastrana, qui, fort belle femme d’ailleurs, portait un front velu et une forte barbe ; mais le fait intéressant pour nous est qu’elle avait, tant à la mâchoire supérieure qu’à l’inférieure, une rangée double et irrégulière de dents, l’une se trouvant en dedans de l’autre, et dont le Dr Purland a conservé un moule. Sa face très-prognathe par suite de la surabondance des dents, avait une apparence de gorille. Ces cas, ainsi que ceux des chiens nus, nous font penser au fait que deux ordres de mammifères, — les Édentés et les Cétacés, — dont les enveloppes dermiques sont fort anormales, le sont encore plus aussi par le manque ou la surabondance des dents.

On considère généralement les organes de la vue et de l’ouïe, comme homologues tant entre eux qu’avec les divers appendices dermiques ; ces différentes parties sont donc susceptibles d’être affectées ensemble d’une manière anormale. M. White Cooper remarque que tous les cas de double microphthalmie qu’il a pu observer ont été accompagnés d’un état défectueux du système dentaire. Certaines formes de cécité semblent être associées à la couleur des cheveux ; deux époux, tous deux de bonne constitution, le mari étant brun et la femme blonde, eurent neuf enfants, qui tous naquirent aveugles ; cinq d’entre eux, à cheveux foncés et iris brun, furent atteints d’amaurose, les quatre autres blonds à iris bleu, furent à la fois affectés d’amaurose et de cataracte. On pourrait citer plusieurs exemples prouvant qu’il existe quelque relation entre diverses affections des yeux et des oreilles ; ainsi Liebreich constate que sur deux cent quarante et un sourds-muets à Berlin, quatorze étaient affectés de rétinite pigmentaire. M. White Cooper et le Dr Earle ont remarqué que le daltonisme, ou incapacité à distinguer les diverses couleurs, est souvent accompagné d’une incapacité correspondante à distinguer les sons musicaux[20].

Un cas curieux est celui des chats blancs qui sont presque toujours sourds lorsqu’ils ont les yeux bleus. J’ai cru autrefois que la règle était invariable, mais j’ai depuis eu connaissance de quelques exceptions authentiques. Les deux premiers cas furent publiés en 1829 et se rapportaient à des chats anglais et persans ; le Rév. W. T. Bree, qui possédait une chatte de cette dernière race, constate que dans ses produits d’une même portée, tous ceux qui, comme la mère, étaient blancs aux yeux bleus, furent sourds comme elle, tandis que ceux qui portaient la moindre marque colorée sur leur fourrure, eurent l’ouïe parfaitement développée[21]. Le Rév. W. Darwin-Fox m’apprend qu’il a pu constater une douzaine de cas de cette corrélation chez des chats anglais, persans et danois, et ajoute avoir plusieurs fois observé que si un des yeux n’était pas bleu, le chat entendait. D’autre part, il n’a jamais pu trouver un chat blanc aux yeux de la couleur ordinaire qui fût sourd. En France le Dr Sichel[22] a observé des cas semblables pendant vingt ans, et signale en outre un cas remarquable d’un iris qui, au bout de quatre mois, prit une couleur foncée, en même temps que le chat commençait à entendre.

Ce cas de corrélation a paru merveilleux à plusieurs personnes. Il n’y a rien d’extraordinaire dans cette relation entre les yeux bleus et la fourrure blanche ; et nous avons déjà vu que les organes de la vision et de l’ouïe sont fréquemment affectés ensemble. Dans le cas actuel, la cause gît probablement dans un léger arrêt de développement du système nerveux des organes des sens. Pendant les neuf premiers jours, alors qu’ils ont les yeux fermés, les jeunes chats paraissent être totalement sourds, car on peut faire tout près d’eux un grand bruit de ferraille sans produire aucun effet ; mais il ne faut pas faire cet essai en criant près de leurs oreilles, car, même endormis, ils sont très-sensibles au moindre souffle. Tant que les yeux sont fermés, l’iris est sans doute bleu, car dans tous les jeunes chats, que j’ai pu observer, cet organe conserve encore cette couleur quelque temps après que les yeux sont ouverts. Donc si nous supposons que le développement des organes de la vue et de l’ouïe soit arrêté à la phase des paupières fermées, les yeux resteraient bleus d’une manière permanente, et les oreilles seraient incapables de percevoir des sons ; ainsi s’expliquerait ce cas singulier de corrélation. Comme toutefois la couleur du manteau est déterminée longtemps avant la naissance, et qu’il y a une connexion évidente entre les yeux bleus et la fourrure blanche, il se peut qu’une cause primaire agisse à une période antérieure.

Donnons maintenant quelques exemples de variabilité corrélative dans le règne végétal. Les feuilles, les sépales, les étamines et les pistils sont des parties toutes homologues. Nous voyons que, dans les fleurs doubles, les étamines et les pistils varient de la même manière et revêtent la forme et la couleur des pétales. Dans l’ancolie double (Aquilegia vulgaris), les verticilles successifs d’étamines sont convertis en cornes d’abondance qui sont incluses les unes dans les autres et ressemblent aux pétales. Dans certaines fleurs, les sépales imitent les pétales. Dans quelques cas, les fleurs et les feuilles varient ensemble par la teinte ; et dans toutes les variétés du pois commun qui ont les fleurs pourpres, les stipules portent une marque de cette couleur. Dans d’autres cas, les feuilles, fruits et graines varient ensemble quant à la coloration, comme dans une variété singulière du sycomore à feuilles pâles, récemment décrite en France[23] ; ainsi que dans le coudrier pourpre, dans lequel les feuilles, l’enveloppe de la noisette, et la pellicule qui recouvre l’amande sont toutes de couleur pourpre[24]. Les pomologistes peuvent, jusqu’à un certain point, d’après la grandeur et l’apparence des feuilles des plantes levées de semis, prévoir la nature probable de leurs fruits, car ainsi que le fait remarquer Van Mons[25], les variations des feuilles sont généralement accompagnées de quelques modifications dans la fleur, et par conséquent dans le fruit. Chez le melon serpent, dont le fruit mince et tortueux atteint jusqu’à un mètre de longueur, la tige de la plante, le pédoncule de la fleur femelle, et le lobe médian de la feuille, sont tous allongés d’une manière remarquable. Plusieurs variétés de Cucurbita, d’autre part, qui ont des tiges naines, produisent toutes, comme l’a remarqué, non sans étonnement, Naudin, des feuilles ayant la même forme particulière. M. G. Maw m’apprend que toutes les variétés de pelargoniums écarlates qui ont des feuilles contractées ou imparfaites, ont aussi des fleurs contractées ; la différence existant entre la variété « Brillante » et sa parente « Tom-Pouce, » en est un remarquable exemple. On peut soupçonner que le cas singulier décrit par Risso[26], et relatif à une variété de l’oranger qui produit sur les jeunes pousses des feuilles arrondies à pétioles ailés, et ensuite des feuilles allongées portées sur des pétioles longs et dépourvus d’ailettes, soit en quelque relation avec le changement remarquable de forme et de nature que subit le fruit dans le cours de son développement.

L’exemple suivant indique une corrélation apparente entre la forme et la couleur des pétales, les deux caractères étant influencés par la saison. Un observateur très-expérimenté sur le sujet[27] remarque que, « en 1842, tous les Dahlias tirant sur l’écarlate, furent profondément dentelés, au point que chaque pétale ressemblait à une scie, les dents ayant dans quelques-uns une profondeur d’un quart de pouce. » Les Dahlias qui ont leurs pétales piquetés d’une autre couleur que le reste, sont très-inconstants, et il arrive, pendant certaines saisons, que quelques-unes des fleurs ou même toutes prennent une coloration uniforme ; on a aussi observé sur plusieurs variétés[28] que, lorsque ce cas se présente, les pétales perdent leur forme propre et s’allongent beaucoup. Ce fait peut toutefois être dû à un effet de retour, par la couleur ou la forme, à l’espèce primitive.

Dans les cas de corrélation dont nous venons de parler, nous pouvons, en partie du moins, saisir la connexion qui paraît exister entre les variations produites ; je citerai maintenant des exemples dans lesquels cette connexion défie toute conjecture, ou reste du moins fort obscure. Dans son ouvrage sur les anomalies, Isid. Geoffroy Saint-Hilaire[29] insiste fortement sur le fait, « que certaines anomalies coexistent rarement entre elles, d’autres fréquemment, d’autres enfin presque constamment, malgré la différence très-grande de leur nature, et quoiqu’elles puissent paraître complétement indépendantes les unes des autres. » Nous voyons quelque chose d’analogue dans certaines maladies ; ainsi j’apprends de M. Paget que, dans une affection assez rare des capsules surrénales (dont les fonctions sont inconnues), la peau devient bronzée ; et que dans la syphilis héréditaire les dents de lait ainsi que celles de la seconde dentition, affectent une forme particulière et caractéristique. Le professeur Rolleston, m’apprend encore que les dents incisives présentent quelquefois un bord vasculaire qui paraît être en corrélation avec un dépôt de tubercules dans le poumon. Dans d’autres cas de phthisie et de cyanose, les ongles et les extrémités des doigts deviennent rugueux comme des glands. Jusqu’à présent on n’a encore pu donner aucune explication de ces cas singuliers de corrélations maladives.

Le fait déjà rapporté d’après M. Tegetmeier, de jeunes pigeons de toutes races qui, adultes, ont un plumage blanc, jaune, bleu argenté, ou isabelle, sortent de l’œuf presque nus, tandis que les pigeons d’autres couleurs naissent abondamment couverts de duvet, est aussi bizarre qu’inexplicable. Les variétés blanches du paon[30], comme on l’a observé en Angleterre et en France, sont inférieures par la taille à la race ordinaire colorée, ce qui ne s’explique pas par un affaiblissement constitutionnel résultant de l’albinisme, car les taupes blanches sont généralement plus grosses que la taupe ordinaire.

Pour en venir à des caractères plus importants ; le bétail niata des Pampas est remarquable par son front court, son museau retroussé et sa mâchoire inférieure recourbée. Les os nasaux et maxillaires supérieurs sont fort raccourcis, il n’y a pas de jonction entre eux, et tous les os sont légèrement modifiés, jusqu’au plan de l’occiput. À en juger d’après le cas analogue que présente le chien et dont nous parlerons plus bas, il est probable que le raccourcissement des os nasaux et des os adjacents, est la cause prochaine des autres modifications du crâne, y comprise la courbure en-dessus de la mâchoire inférieure, bien que nous ne puissions retracer la marche qu’ont dû suivre ces modifications.

La race galline huppée porte sur la tête une forte touffe de plumes, et a le crâne perforé de trous nombreux, de sorte qu’on peut enfoncer une épingle dans le cerveau, sans toucher aucun os. Il est évident qu’il existe entre la présence de cette huppe et les lacunes du tissu osseux une corrélation quelconque, que prouvent les perforations du crâne qui accompagnent également les huppes des canards et des oies. Quelques auteurs y verraient probablement un cas de compensation ou de balancement de croissance. En traitant des races gallines, j’ai signalé que chez la race huppée, la touffe de plumes a probablement commencé par être petite, s’est agrandie sous l’action d’une sélection continue, et reposait alors sur une masse charnue ou fibreuse ; et que finalement s’agrandissant toujours, le crâne lui-même est devenu de plus en plus saillant, jusqu’à acquérir sa conformation extraordinaire actuelle. En corrélation avec ce développement du crâne, la forme et même les connexions réciproques des os maxillaires supérieurs et nasaux, la forme des ouvertures des narines, la largeur du frontal, la forme des apophyses postéro-latérales des os frontaux et écailleux, et la direction du méat osseux de l’oreille, ont toutes été modifiées. La configuration interne du crâne et celle du cerveau ont également été remarquablement altérées. Quant aux autres cas analogues relatifs aux races gallines, nous pouvons renvoyer aux détails que nous avons déjà donnés à leur sujet, à propos des saillies et dépressions qu’un changement de forme de la crête a, dans quelques races, et par corrélation, déterminées à la surface du crâne.

Chez notre gros bétail et nos moutons, il y a une connexion étroite entre les cornes, la grosseur du crâne et la forme des os frontaux ; ainsi Cline[31] a constaté que le crâne d’un bélier armé pèse cinq fois autant que celui d’un bélier inerme du même âge. Lorsque le bétail devient inerme, les os frontaux diminuent de largeur vers le sommet, et les cavités, entre les plaques osseuses, sont moins profondes, et ne s’étendent pas au delà des frontaux[32].

Arrêtons-nous un instant pour observer combien les effets de la variabilité corrélative, de l’augmentation d’usage des parties, et de l’accumulation par sélection naturelle des variations dites spontanées, peuvent dans bien des cas être inextricablement mêlés. J’emprunte à M. Herbert Spencer l’exemple du grand élan Irlandais, à propos duquel il fait remarquer que, lorsque cet animal a acquis ses bois gigantesques, pesant plus de cent livres, d’autres changements coordonnés avec celui-là sont devenus indispensables dans sa conformation, — à savoir : un crâne épaissi pour les porter ; un renforcement des vertèbres cervicales, ainsi que de leurs ligaments ; un élargissement des vertèbres dorsales pour supporter le cou, des jambes antérieures puissantes ; toutes ces parties recevant la quantité nécessaire de vaisseaux sanguins, de muscles et de nerfs. Comment toutes ces modifications de structure remarquablement coordonnées ont-elles pu être acquises ? D’après ma manière de voir, les bois de l’élan mâle se seront lentement accrus par sélection sexuelle, — c’est-à-dire par le fait que les mâles les mieux armés auront triomphé de ceux qui l’étaient moins bien qu’eux, et auront par conséquent laissé un plus grand nombre de descendants. Mais il n’est point absolument nécessaire que les diverses parties du corps aient toutes simultanément varié. Chaque mâle présente des différences individuelles, et dans une même localité ceux qui ont des bois un peu plus pesants, ou le cou plus fort, ou le corps plus vigoureux, ou les plus courageux, seront ceux qui accapareront le plus de femelles, et laisseront la descendance la plus nombreuse. Celle-ci héritera à un degré plus ou moins prononcé des mêmes qualités, pourra occasionnellement s’entre-croiser, ou s’allier avec d’autres individus variant d’une manière également favorable ; les produits de ces unions, les mieux doués sous tous les rapports, continueront à multiplier ; et ainsi de suite, toujours progressant et approchant tantôt par un point, tantôt par un autre, de la conformation actuelle et si bien coordonnée de l’élan mâle. Représentons-nous les phases probables par lesquelles ont passé nos races de chevaux de course et de gros trait, pour arriver à leur type actuel de perfection : si nous pouvions embrasser la série complète des formes intermédiaires qui relient un de ces animaux à son premier ancêtre commun et non amélioré, nous verrions une quantité innombrable d’individus, nullement améliorés dans chaque génération d’une manière égale par toute leur conformation, mais tantôt plus sur un point, tantôt plus sur un autre, et cependant s’approchant en somme et graduellement, des caractères propres à nos chevaux de course ou à nos chevaux de trait, qui sont par leur construction, si admirablement adaptés, les uns pour la rapidité, les autres pour la puissance de traction.

Bien que la sélection naturelle[33] dût ainsi tendre à déterminer chez l’élan mâle sa conformation actuelle, il est cependant présumable que les effets héréditaires de l’usage ont pris une part égale ou même supérieure au résultat définitif. À mesure que les cornes auront graduellement augmenté de poids, les muscles du cou avec les os auxquels ils s’attachent, seront devenus plus gros et plus forts, et auront réagi sur le corps et les membres ; ne perdons pas non plus de vue que, d’après l’analogie, certaines parties du crâne paraissent tendre tout d’abord à varier corrélativement avec les membres. L’accroissement du poids des cornes réagira aussi directement sur le crâne, de la même manière que lorsqu’on supprime un des os de la jambe d’un chien, l’autre, qui doit alors supporter le poids entier du corps, grossit rapidement. D’après les faits que nous avons déduits de l’étude du bétail à cornes et sans cornes, il est d’ailleurs probable que par suite de la corrélation qui existe entre le crâne et les cornes, ces deux parties doivent réagir directement l’une sur l’autre. Enfin, la croissance et l’usure subséquente des muscles et des os augmentés, doivent exiger un afflux plus considérable de sang, et par conséquent un supplément de nourriture qui, à son tour entraîne à un accroissement d’activité dans la mastication, la digestion, la respiration et les excrétions.

Corrélation entre la couleur et les particularités constitutionnelles. — La croyance à une connexion entre le teint et la constitution est déjà ancienne et est encore partagée actuellement par quelques-unes de nos meilleures autorités[34]. Ainsi le Dr Beddoe a montré par ses tableaux[35], qu’il y a quelque relation entre la disposition à la phthisie et la couleur des cheveux, des yeux et de la peau. On a aussi soutenu[36] que dans la campagne de Russie, les soldats de l’armée française provenant du midi, et ayant le teint foncé, supportaient mieux un froid intense, que ceux du nord, au teint clair ; mais de telles affirmations sont sujettes à erreur.

J’ai donné dans le second chapitre sur la sélection, plusieurs exemples montrant que chez les animaux, comme chez les plantes, des différences de coloration sont quelquefois en corrélation avec des différences constitutionnelles, qui se manifestent par une plus ou moins grande immunité contre certaines maladies, les attaques de plantes ou d’animaux parasites, l’action du soleil et celle de certains poisons. Lorsque tous les animaux d’une même variété jouissent ainsi d’une immunité de ce genre, nous ne pouvons pas être certains qu’elle soit en corrélation avec leur couleur ; mais lorsque plusieurs variétés d’une espèce, de couleurs semblables, présentent ce caractère, tandis que des variétés autrement colorées ne sont pas favorisées de même, une corrélation de cette nature devient très-probable. Ainsi aux États-Unis, plusieurs qualités de pruniers à fruits pourpres, sont beaucoup plus affectées par certaines maladies que les variétés à fruits verts ou jaunes. Diverses sortes de pêches à chair jaune souffrent par contre d’une autre maladie bien plus fortement que les variétés à chair blanche. À l’île Maurice, il en est de même des cannes à sucre rouges comparées aux blanches. Les oignons et les verbenas de couleur blanche sont les plus sujets au blanc, et en Espagne les raisins verts ont été beaucoup plus ravagés par l’oïdium que les variétés colorées. Les pélargoniums et les verbenas foncés sont plus promptement brûlés par le soleil que les variétés d’autres couleurs. On regarde les froments rouges comme plus robustes que les blancs, et on a constaté en Hollande, que, pendant un hiver rigoureux, les jacinthes rouges avaient souffert plus que les variétés d’autres couleurs. Chez les animaux, la maladie des chiens sévit fortement sur le terrier blanc ; les poulets blancs sont particulièrement affectés par un ver parasite de la trachée ; les porcs blancs par l’action du soleil, et le bétail blanc par les mouches. D’autre part, en France, les vers à soie produisant des cocons blancs ont été moins éprouvés par le champignon parasite, que ceux qui donnent des cocons jaunes.

Les cas fort curieux de résistance à l’action de certains poisons végétaux, liée à la couleur, sont jusqu’à présent entièrement inexplicables. J’ai déjà cité, d’après M. Wyman, un cas remarquable relatif à des porcs de Virginie, qui tous, les noirs exceptés, avaient été fortement éprouvés pour avoir mangé des racines du Lachnanthes tinctoria. D’après Spinola et d’autres[37], le sarrasin (Polygonum fagopyrum), lorsqu’il est en fleur, est fort nuisible aux porcs blancs ou tachetés de cette couleur, s’ils sont exposés au soleil, mais n’a aucune action sur les porcs noirs. D’après deux récits, le Hypericum crispum de Sicile, est vénéneux pour les moutons blancs seulement ; leur tête enfle, leur laine tombe, et ils périssent souvent ; mais d’après Lecce, cette plante n’est vénéneuse que lorsqu’elle croît dans les marais ; fait qui n’a rien d’improbable, car nous savons déjà combien les principes vénéneux des plantes peuvent être influencés par les conditions extérieures dans lesquelles elles se trouvent.

On a publié dans la Prusse orientale trois cas de chevaux blancs et tachetés de blanc, ayant été fortement éprouvés pour avoir mangé des vesces atteintes de blanc et de miellat ; tous les points de la peau portant des poils blancs s’étaient enflammés et gangrenés. Le Rév. J. Rodwell m’a informé que quinze chevaux de trait, bais et alezans, et, à l’exception de deux d’entre eux, ayant tous des balzanes et les marques blanches en tête, avaient été mis au vert dans une prairie d’ivraie fortement attaquée dans certaines parties par les pucerons, et qui était par conséquent atteinte de miellat et probablement de blanc. Chez tous les chevaux ayant des parties blanches, celles-ci s’enflèrent fortement et se couvrirent seules de croûtes. Les deux chevaux qui n’avaient aucune trace de blanc, échappèrent complétement. À Guernesey les chevaux qui mangent la petite ciguë (Æthusa cynapium), sont quelquefois violemment purgés ; cette plante exerce une action particulière sur le nez et les lèvres, y déterminant des crevasses et des ulcères, surtout sur les chevaux qui ont le museau blanc[38]. Dans le bétail, en dehors de toute action vénéneuse, Youatt et Erdt ont fait connaître des cas de maladies cutanées, entraînant beaucoup de perturbations constitutionnelles (une fois à la suite d’une exposition à un soleil ardent), et affectant, à l’exclusion de toutes les autres parties du corps, uniquement les points où il se trouvait un poil blanc. On a signalé des cas analogues chez le cheval[39].

Nous voyons donc que non-seulement les parties de la peau qui portent des poils blancs diffèrent d’une manière remarquable de celles revêtues de poils d’autre couleur, mais encore qu’il doit de plus y avoir une grande différence constitutionnelle en corrélation avec la couleur des poils ; car dans les cas précités, les poisons végétaux ont déterminé la fièvre, l’enflure de la tête, d’autres symptômes et même la mort, chez tous les animaux blancs ou marqués de blanc.



  1. Hist. des anomalies, t. III, p. 392. — Le professeur Huxley part du même principe pour expliquer les différences remarquables, quoique normales, dans l’arrangement du système nerveux des mollusques, dans son mémoire sur Morphology of Cephalous Mollusca, dans Philos. Trans., 1853, p. 56.
  2. Éléments de Tératologie végétale, 1841, p. 113.
  3. Prof. Simonds, sur l’âge du bœuf, du mouton, etc., Gardener’s Chron., 1854, p. 588.
  4. Hist. des anomalies, t. I, p. 674.
  5. Cité par I. G. Saint-Hilaire, Hist. des anomalies, t. I, p. 635.
  6. Poultry Book, par W. B. Tegetmeier, 1866, p. 250.
  7. A. Walker, On intermarriage, 1838, p. 160.
  8. The Farrier and Naturalist, vol. I, 1828, p. 456.
  9. Godron, de l’Espèce, t. II, p. 217.
  10. Quadrupèdes, etc., t. II, p. 333.
  11. Youatt, On Sheep, p. 142.
  12. Ueber Racen, Kreuzungen, etc., 1825, p. 24.
  13. Conolly, The Indian Field, févr. 1859, t. II, p. 266.
  14. Domesticated animals, etc., p. 307, 368.
  15. Proceedings Zoolog. Soc., 1833, p. 113.
  16. Sedgwick, Brit. and Foreign Med. Chir. Review, 1863, p. 453.
  17. Gardener’s Chronicle, 1849, p. 205.
  18. Embassy to the Court of Ava, vol. I, p. 320.
  19. Narrative of a Mission to the Court of Ava in 1855, p. 94.
  20. M. Sedgwick, Medico-Chirurg. Review, juillet 1861, p. 198 ; avril 1863, p. 455 et 458. — Professeur Devay, Mariages consanguins, 1862, p. 116. Cit. Liebreich.
  21. Loudon’s, Mag. of Nat. Hist., t. I, 1829, p. 66, 178. — Dr P. Lucas, Héréd. nat., t. I, p. 423, pour l’hérédité de la surdité chez les chats.
  22. Ann. sc. nat. Zoologie, 3e sér., 1847, t. VIII, p. 239.
  23. Gardener’s Chronicle, 1864, p. 1202.
  24. Verlot, des Variétés, 1865, p, 72.
  25. Arbres fruitiers, 1886, t. II, p. 204, 226.
  26. Annales du Muséum, t. xx, p. 188.
  27. Gardener’s Chronicle, 1843, p. 877.
  28. Ibid., 1845, p. 102.
  29. Hist. des anomalies, t. III, p. 402. — Camille Dareste, Recherches sur les conditions, etc. 1863, p. 16, 48.
  30. Rév. E. S. Dixon, Ornamental Poultry, 1848, p. 111. — Isid. Geoffroy, Anomalies, t. I, p. 211.
  31. On the Breeding of Domestic Animals, 1829, p. 6.
  32. Youatt, On Cattle, 1834, p. 283.
  33. M. Herbert Spencer, Principles of Biology, 1864, vol. I, p. 452, 468, émet une opinion différente, et dit ce qui suit : « Nous avons vu qu’il y a des raisons pour croire que, à mesure que les facultés essentielles se multiplient et que le nombre des organes qui coopèrent à une fonction donnée augmente, l’équilibration indirecte par sélection naturelle devient de moins en moins propre à déterminer des adaptations spécifiques, et n’est capable seulement que de maintenir l’appropriation générale de la constitution aux conditions extérieures. » Cette opinion, que la sélection naturelle ne doit avoir que peu d’influence sur les modifications des animaux supérieurs, me surprend, lorsque je vois les effets incontestables que la sélection par l’homme a pu produire sur nos mammifères et oiseaux domestiques.
  34. Le Dr Lucas, O. C., t. II, p. 88–94, paraît contraire à cette manière de voir.
  35. British medical Journal, 1862, p, 433.
  36. Boudin, Géographie médicale, t. I, p. 406.
  37. Ce fait et, lorsque le contraire n’est pas indiqué, les suivants sont empruntés à un travail curieux du prof. Heusinger, Wochenschrift für Heilkunde, mai 1846, p. 277.
  38. M. Mogford, Veterinarian, cité dans The Field, 22 janv. 1861, p. 545.
  39. Edinburgh Veterinary Journal, oct. 1860, p. 347.