De la variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication/Tome II/26

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De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. IIp. 361-379).

CHAPITRE XXVI.

LOIS DE LA VARIATION (suite). — RÉSUMÉ.


De l’affinité et de la cohésion des parties homologues. — De la variabilité des parties multiples et homologues. — Compensation de croissance. — Pression mécanique. — De la position des fleurs sur l’axe de la plante et des graines dans leur capsule, comme déterminant des variations. — Variétés analogues ou parallèles. — Résumé des trois derniers chapitres.


De l’affinité des parties homologues. — Geoffroy Saint-Hilaire a le premier formulé cette loi, qu’il désigna sous la dénomination de la Loi de l’affinité de soi pour soi. Depuis, son fils Isidore Geoffroy l’a complétement discutée et démontrée pour ce qui concerne les monstres du règne animal[1], et Moquin-Tandon a fait un travail semblable sur les monstruosités des plantes. Lorsque des parties semblables ou homologues, qu’elles appartiennent d’ailleurs à un même embryon ou à deux embryons distincts, viennent en contact pendant les premières périodes de leur développement, elles se confondent souvent en une seule partie ou organe ; et cette fusion complète semble dénoter l’existence entre elles d’une affinité réciproque, car autrement elles ne feraient que se souder. Il est douteux qu’il existe aucune force tendant à amener les parties homologues en contact mutuel ; mais la tendance à une fusion complète n’est un fait ni rare, ni exceptionnel, et est démontrée avec la plus grande évidence par les monstres doubles. Rien n’est plus remarquable que le mode suivant lequel les parties correspondantes de deux embryons peuvent se réunir et se confondre entre elles de la manière la plus intime, fait qui se remarque le mieux chez les monstres à deux têtes, réunis par le sommet, face à face, dos à dos, ou obliquement par les côtés. Dans un cas où les deux têtes se trouvaient réunies face à face, mais un peu obliquement, il y avait quatre oreilles présentes, et d’un côté une face parfaite, évidemment formée par la fusion de deux demi-faces. Toutes les fois que deux corps ou deux têtes sont réunis, chaque os, muscle, vaisseau ou nerf, occupant la ligne de jonction, semble chercher son camarade, et se confond complétement avec lui. Lereboullet[2], qui a étudié de très-près la formation des monstres doubles chez les poissons, a pu suivre dans quinze cas la marche graduelle de la fusion en une seule de deux têtes distinctes. Dans ces cas ainsi que dans d’autres, personne n’admet que deux têtes déjà formées puissent effectivement se confondre en une seule, mais les parties correspondantes de chaque tête croissent en une pendant le progrès du développement ultérieur, qui, comme toujours, est le siége d’un travail incessant de résorption et de renouvellement. On croyait autrefois que les monstres doubles étaient formés de deux embryons primitivement séparés et se développant sur des vitellus distincts ; mais actuellement on admet que leur production est due à une division spontanée en deux moitiés de la masse embryonnaire[3] ; division qui peut se faire de différentes manières. Mais l’opinion que les monstres doubles proviennent de la division d’un germe, ne touche en rien à la question de la fusion subséquente, ni à la réalité de la loi de l’affinité des parties homologues.

J. Müller, le sagace et prudent physiologiste[4] parlant des monstres janiceps, remarque que des unions de ce genre sont inexplicables si on ne suppose l’action d’une attraction ou d’une affinité entre les parties correspondantes. D’autre part, Vrolik et d’autres avec lui contestent cette conclusion, et s’appuyant sur l’existence de toute une série de monstruosités, passant graduellement d’un monstre double parfait jusqu’à un simple rudiment de doigt additionnel, soutiennent que la seule cause de toute duplicité monstrueuse est un excès de puissance formatrice. Il est certain qu’il y a deux classes distinctes dans ces monstruosités, et qu’il peut y avoir des parties doubles en dehors de l’existence de deux embryons ; car un seul embryon, et même un seul animal adulte, peuvent produire des organes doubles. Ainsi Vrolik cite, d’après Valentin, le cas d’un embryon dont l’extrémité caudale ayant été lésée, produisit trois jours après des rudiments d’un bassin double et de membres postérieurs également doubles. Hunter et d’autres ont vu des lézards qui avaient reproduit une queue double. Lorsque Bonnet partagea longitudinalement la patte d’une salamandre, plusieurs doigts additionnels furent formés. Mais aucun de ces cas, pas plus que la série complète qu’on peut établir entre un monstre double et un doigt supplémentaire, ne me paraissent contraires à l’idée que les parties correspondantes ont une affinité réciproque, et tendent par conséquent à se fusionner ensemble. Une partie peut être double et rester dans cet état ; ou les deux parties ainsi formées peuvent ensuite se confondre en vertu du principe de l’affinité ; ou enfin deux parties homologues de deux embryons distincts peuvent d’après le même principe, se réunir et n’en former qu’une.

La loi de l’affinité et de la fusion des parties semblables s’applique aussi bien aux organes homologues d’un même individu, qu’à ceux des monstres doubles. Isidore Geoffroy cite de nombreux exemples de deux ou plusieurs doigts, de deux jambes entières, de deux reins, et de plusieurs dents s’étant symétriquement fusionnés d’une manière plus ou moins complète. On a même des exemples de fusion des deux yeux en un seul, constituant le monstre dit cyclope, et aussi de celle des deux oreilles, malgré l’écartement naturel de ces deux organes. Ces faits selon l’observation de Geoffroy, démontrent remarquablement bien la fusion normale d’organes divers qui sont doubles dès les commencements de la période embryonnaire, mais se réunissent toujours par la suite pour former un organe médian unique. Les organes de ce genre se trouvent généralement normalement doubles dans d’autres membres de la même classe. Je ne vois pas de meilleur appui en faveur de la loi d’affinité dont nous nous occupons que ces cas de fusion normale des organes. Des parties voisines non homologues se soudent quelquefois, mais leur soudure n’est que le résultat d’une simple juxtaposition, et non d’une affinité mutuelle.

Moquin-Tandon[5] a, dans le règne végétal, dressé une longue liste de cas montrant combien il est fréquent de voir des parties homologues, telles que les feuilles, pétales, étamines et pistils, aussi bien que des agrégations de parties homologues, comme les bourgeons, fleurs et fruits, se fusionner entre elles avec une parfaite symétrie. Il est intéressant d’examiner une fleur combinée de cette nature, formée exactement du double du nombre normal de sépales, pétales, étamines et pistils, chaque verticille d’organes étant circulaire et n’offrant aucune trace de la marche de la fusion. Moquin-Tandon considère comme une des lois les plus frappantes qui régissent la formation des monstres, cette tendance qu’ont les parties homologues à se fusionner pendant les premières phases de leur développement. Elle rend compte d’une foule de cas dans les deux règnes, elle élucide une quantité de structures normales qui ont évidemment été formées par l’union de parties primitivement distinctes, et comme nous le verrons par la suite, elle est d’une haute importance théorique.

Sur la variabilité des parties multiples et homologues. — Isidore Geoffroy[6] appuie sur le fait que lorsqu’un organe se répète souvent dans un même animal, il tend tout particulièrement à varier soit par le nombre, soit par sa conformation. Quant au nombre, le fait peut être regardé comme suffisamment démontré ; mais les preuves en sont surtout fournies par des êtres organisés, placés dans des conditions naturelles, et dont nous n’avons pas ici à nous occuper. Lorsque les vertèbres, les dents, les rayons des nageoires de poissons, les rectrices des oiseaux, ou les pétales, étamines, pistils, et les graines chez les plantes, sont très-nombreux, leur nombre est ordinairement variable. L’explication de ce simple fait n’est nullement évidente. Les preuves de la variabilité des parties multiples ne sont pas si décisives, mais elle dépend probablement de ce que les parties multiples ayant une importance physiologique moindre que celles qui sont uniques, leur type parfait de conformation a été moins rigoureusement fixé par la sélection naturelle.

Compensation de croissance ou balancement. — Cette loi, en tant que s’appliquant aux espèces naturelles, fut formulée presque en même temps par Gœthe et Geoffroy Saint-Hilaire. Elle implique que lorsque la matière organisée se porte en abondance sur une partie, d’autres en souffrent et subissent une réduction. Plusieurs auteurs, surtout parmi les botanistes, l’admettent ; d’autres la repoussent. Autant que je puis en juger, elle est généralement vraie, mais on a probablement exagéré son importance. Il est à peine possible de distinguer entre les effets supposés de la compensation de croissance, et ceux d’une sélection longtemps prolongée, qui peut, elle aussi, et en même temps, provoquer l’augmentation d’une partie et la diminution d’une autre. Il n’est en effet pas douteux qu’un organe peut être considérablement augmenté sans qu’on remarque aucune diminution correspondante dans les parties adjacentes ; ainsi, pour en revenir à notre exemple de l’élan Irlandais, on pourrait se demander quelle est la partie qui a souffert de l’immense développement de ses bois ?

Nous avons déjà remarqué que la lutte pour l’existence n’existe presque pas pour nos produits domestiques ; il en résulte qu’ils ne sont que rarement ou pas du tout soumis à l’action de la loi d’économie de croissance, et nous ne devons pas nous attendre à trouver chez eux des cas fréquents d’une compensation. Il y en a cependant ; Moquin-Tandon a décrit une fève monstrueuse[7], chez laquelle les stipules étaient énormément développées, tandis que les folioles paraissaient tout à fait avortées ; ce cas est intéressant comme représentant l’état naturel du Lathyrus aphaca, qui a des stipules très-grandes et des feuilles réduites à de simples fils semblables à des vrilles. De Candolle[8] a observé que les variétés du Raphanus sativus qui ont de petites racines, donnent beaucoup de graines, utiles par leur huile, tandis que celles à grosses racines, sont peu productives sous ce rapport ; il en est de même du Brassica asperifolia. Les variétés de pommes de terre qui produisent des tubercules de très-bonne heure dans la saison, ne donnent que rarement des fleurs, et A. Knight[9] a pu les forcer à en produire, en arrêtant la croissance des tubercules. D’après Naudin, les variétés du Cucurbita pepo, qui produisent de gros fruits, ne fournissent qu’un petit nombre de graines ; celles à petits fruits donnent de la graine en abondance. Enfin, dans le dix-huitième chapitre, j’ai cherché à montrer que chez un grand nombre de plantes cultivées, un traitement artificiel gêne l’action complète et propre des organes reproducteurs, qui en deviennent plus ou moins stériles ; en conséquence par manière de compensation, le fruit peut s’agrandir considérablement, et dans les fleurs doubles, les pétales devenir extrêmement nombreux.

On a trouvé qu’il est difficile de produire des vaches qui soient d’abord bonnes laitières et ensuite susceptibles de bien engraisser. Dans les races gallines à grandes huppes et barbes, la crête et les caroncules sont généralement assez réduits. Il est probable que l’absence complète de la glande huileuse des pigeons Paons se rattache au grand développement de leur queue.

De la pression mécanique comme cause de modification. — On a des raisons pour croire que dans quelques cas une simple pression mécanique a pu affecter certaines conformations. On sait que c’est au moyen de pressions exercées dans l’âge tendre, que les sauvages altèrent la forme de la tête de leurs enfants, mais rien ne nous porte à croire que ces résultats soient héréditaires. Vrolik et Weber[10] soutiennent que la forme de la tête humaine est influencée par celle du bassin de la mère. Les reins diffèrent beaucoup par leur forme suivant les oiseaux, et Saint-Ange[11] croit qu’elle dépend de celle du bassin, qui lui-même est étroitement lié à leurs différents modes de locomotion. Dans les serpents, les viscères sont déplacés d’une manière bizarre, comparés à leur position dans les autres vertébrés : ce que quelques auteurs ont attribué à la forme allongée de leur corps ; mais ici encore, comme dans tant d’autres cas, il est impossible de démêler les résultats directs dus à des causes de cette nature de ceux qui peuvent dépendre de la sélection naturelle. Godron a admis[12] que l’atrophie normale de l’éperon au côté interne de la fleur des Corydalis, était causée par la pression mutuelle des bourgeons entre eux et contre la tige, à laquelle ils sont soumis pendant la première période de leur croissance, alors qu’ils sont encore sous le sol. Quelques botanistes admettent que la différence singulière qui existe dans la forme tant de la graine que de la corolle, entre les fleurons externes et les internes de certaines Composées et Ombellifères, est due à la pression exercée sur les fleurons internes ; mais cette conclusion me paraît douteuse.

Les faits précités ne se rapportant pas à des produits domestiques ne rentrent pas strictement dans notre sujet actuel. Il n’en est pas de même du suivant : M. Müller[13] a montré que dans les races de chiens dont la face est très-courte, quelques-unes des dents molaires sont placées dans une position un peu différente de celle qu’elles occupent chez les autres chiens, et surtout ceux à museau allongé ; et il fait remarquer que tout changement héréditaire dans l’arrangement des dents mérite l’attention, vu leur importance pour la classification. Cette différence de position est due au raccourcissement de certains os de la face, et au défaut d’espace qui en est la conséquence, et le raccourcissement résulte d’un état particulier et anormal du cartilage fondamental des os.


De la position relative des fleurs sur l’axe et des graines dans les capsules, comme déterminant la variation. — Nous avons, en décrivant au treizième chapitre diverses fleurs péloriques, montré que leur production était due soit à un arrêt de développement, soit à un retour vers un état antérieur. Moquin-Tandon a remarqué que les fleurs qui occupent le sommet de la tige principale ou d’une branche latérale, sont plus aptes à devenir péloriques que celles qui sont sur les côtés[14], et il cite, entre autres cas, celui du Teucrium campanulatum. Dans une autre Labiée que j’ai étudiée, le Galeobdolon luteum, les fleurs péloriques se produisent toujours sur le sommet de la tige, où il ne se trouve pas habituellement de fleurs. Dans le Pélargonium, une seule fleur de la touffe est très-souvent pélorique, et lorsque cela arrive, j’ai depuis plusieurs années consécutives remarqué que c’est toujours la fleur centrale ; cela paraît même être très-fréquent, car un observateur[15] donne le nom de dix variétés fleurissant à la même époque, et dans chacune desquelles la fleur centrale fut pélorique. Quelquefois plusieurs fleurs d’une grappe sont péloriques, et alors il y en a des latérales. Dans le Pélargonium commun, le sépale supérieur forme un nectaire qui adhère au pédoncule de la fleur ; les deux pétales supérieurs diffèrent un peu par la forme des trois inférieurs, et sont marqués de nuances foncées, les étamines sont relevées et de longueurs graduées. Dans les fleurs péloriques, le nectaire est atrophié ; tous les pétales se ressemblent par la forme et la couleur, les étamines se redressent et diminuent de nombre, de manière que dans son ensemble la fleur ressemble à celles du genre voisin des Érodiums. La corrélation entre ces changements se montre surtout lorsqu’un des deux pétales supérieurs perd sa marque foncée, car alors le nectaire n’avorte pas entièrement, mais se réduit ordinairement de longueur[16].

Morren a décrit[17] une fleur remarquable en forme de flasque de la Calcéolaire, qui avait quatre pouces de longueur, et était presque entièrement pélorique ; elle se trouvait au sommet de la plante, ayant une fleur normale de chaque côté. Le professeur Westwood[18] a aussi décrit trois fleurs péloriques semblables, qui toutes occupaient sur la branche la position centrale. On a aussi constaté que dans le Phalænopsis, genre d’Orchidées, la fleur terminale était quelquefois pélorique.

Dans un Cytise, j’ai remarqué sur environ un quart des racèmes, des fleurs terminales qui avaient perdu la conformation papillonacée, et qui parurent après que les autres fleurs des mêmes racèmes se furent presque toutes flétries. Les plus péloriques avaient six pétales, dont chacun était marqué de stries noires comme celles de l’étendard. La carène paraît résister au changement mieux que les autres pétales. Dutrochet[19] a décrit en France un cas semblable qui, avec le mien, forment, à ce que je crois, les deux seuls cas de pélorie qui aient été consignés chez le cytise. Dutrochet remarque que chez cet arbre les racèmes ne portent pas normalement une fleur terminale, de sorte que, comme pour le Galéobdolon, leur position et leur structure sont toutes deux des anomalies qui probablement se rattachent en quelque manière l’une à l’autre. Le Dr Masters a décrit une légumineuse[20], une espèce de trèfle, chez laquelle les fleurs supérieures et centrales, étaient régulières et avaient perdu leur apparence papillonacée. Dans quelques-unes de ces plantes, les têtes de fleurs étaient aussi prolifères. Le Linaria produit deux sortes de fleurs péloriques, dont les unes ont les pétales simples, les autres les ayant éperonnés. Ainsi que le fait remarquer Naudin[21], les deux formes se rencontrent quelquefois sur la même plante, mais la forme éperonnée occupe presque invariablement le sommet de l’épi.

La tendance qu’a la fleur centrale ou terminale à devenir plus fréquemment pélorique que les autres, résulte probablement de ce que le bourgeon qui occupe l’extrémité de la pousse recevant le plus de sève, devient lui-même une pousse plus vigoureuse que celles qui sont plus bas[22]. J’ai insisté sur cette connexion entre la pélorie et la position centrale, d’abord parce qu’on sait que quelques plantes produisent normalement une fleur terminale différant par sa conformation des fleurs latérales, mais surtout à cause du cas suivant qui montre qu’il y a une connexion entre cette même position et une tendance à la variabilité ou au retour. Un auteur très-compétent[23] assure que lorsqu’une Auricula donne une fleur latérale, elle sera très-probablement conforme à son type, mais que si elle pousse du centre de la plante, il y a autant de chances qu’elle ait une autre couleur que celle qu’elle devrait avoir. Le fait est si connu que certains fleuristes enlèvent régulièrement les touffes centrales. Je ne sais si dans les variétés très-améliorées, il faut attribuer la déviation du type dans les touffes centrales à un effet de retour. M. Dombrain assure que, quelle que puisse être l’imperfection la plus commune dans chaque variété, c’est dans la touffe centrale qu’elle s’exagère le plus. Ainsi telle variété, ayant le défaut de produire au centre de la fleur un petit fleuron vert, ce dernier deviendra très-grand dans les inflorescences centrales. Dans quelques-unes de ces dernières que m’envoya M. Dombrain, tous les organes de la fleur étaient petits, avec une structure rudimentaire et de couleur verte, de sorte qu’un léger changement de plus les aurait convertis en petites feuilles. Nous voyons dans ce cas une tendance marquée à la prolification, — terme qui, en botanique, signifie la production par une fleur, d’une branche, d’une fleur ou d’une tête de fleurs. Le Dr Masters[24] constate que la fleur supérieure ou centrale d’une plante est généralement la plus sujette à la prolification. Ainsi dans les variétés d’Auricules, la perte de leurs caractères propres et une tendance à la prolification, et dans d’autres plantes, la tendance à la prolification et à la pélorie, sont tous des faits connexes dus soit à des arrêts de développement, soit à des retours vers un état antérieur.

Voici un cas plus intéressant. Metzger[25] ayant cultivé en Allemagne plusieurs variétés de maïs originaires des parties chaudes de l’Amérique, remarqua qu’au bout de deux générations, leurs grains avaient beaucoup changé quant à leur forme, leur grosseur et leur coloration ; et pour deux d’entre elles, il constate que déjà à la première génération, tandis que les grains du bas de chaque épi avaient conservé leurs caractères propres, ceux du sommet commençaient à ressembler au type qui, à la troisième génération, devait être celui de tous les grains. Mais comme nous ne connaissons pas l’ancêtre primitif des maïs, nous ne pouvons dire si ces changements peuvent être attribués à un retour.

Le retour, influencé par la position de la graine dans sa capsule, a agi d’une manière évidente dans les deux cas suivants. Le pois « Blue Impérial » provient du « Blue Prussian », et a sa graine plus grosse et ses gousses plus larges que son parent. M. Masters[26] de Canterbury, le créateur de nouvelles variétés de pois, a constaté chez le Blue Impérial une forte tendance à faire retour à sa souche parente, retour qui a lieu de la manière suivante : « le dernier pois de la gousse (ou celui qui est le plus en dessus) est souvent beaucoup plus petit que les autres ; et si on recueille ces pois et qu’on les sème à part, un beaucoup plus grand nombre d’entre eux feront retour à la forme originelle que ceux pris dans d’autres parties de la gousse. » M. Chaté[27] dit qu’en levant des giroflées de semis, il réussit à en obtenir quatre-vingts pour cent à fleurs doubles, en ne laissant grainer que quelques branches secondaires ; mais, en outre, au moment de recueillir les graines, il faut mettre à part celles de la partie supérieure des gousses, parce qu’on a reconnu que les plantes provenant des graines situées dans cette partie, donnent quatre-vingts pour cent de fleurs simples. Or, la production de fleurs simples par des graines de fleurs doubles est un cas très-clair de retour. Ces faits, ainsi que la connexion qui paraît exister entre la position centrale, la pélorie et la prolification, montrent donc d’une manière fort intéressante qu’il suffit d’une bien petite différence, — telle qu’une arrivée plus facile de la sève vers une partie d’une même plante — pour déterminer d’importants changements de conformation.


Variation analogique ou parallèle. — Je veux par cette dénomination exprimer le fait que des caractères similaires apparaissent occasionnellement dans les diverses races ou variétés descendant d’une même espèce, mais beaucoup plus rarement dans celles qui proviennent d’espèces fort distinctes. Il s’agit donc ici, non pas comme jusqu’à présent des causes de la variation, mais de ses résultats. Les variations analogiques, au point de vue de leur origine, peuvent être groupées sous deux chefs principaux : le premier comprenant celles dues à des causes inconnues agissant sur des êtres organisés ayant à peu près la même constitution, et qui, en conséquence, varient d’une manière semblable ; le second, les variations dues à une réapparition de caractères ayant appartenu à un ancêtre plus ou moins éloigné. Ces deux divisions principales ne peuvent cependant n’être séparées que théoriquement ; car, comme nous le verrons bientôt, elles passent graduellement l’une dans l’autre.


Nous pouvons ranger dans le premier groupe de variations analogiques dues au retour, les nombreux cas d’arbres appartenant à des ordres bien différents qui ont donné naissance à des variétés pleureuses et fastigiées. Le hêtre, le noisetier et l’épine-vinette ont produit des variétés à feuilles pourpres, et comme le remarque Bernhardi, une multitude de plantes les plus diverses possibles ont fourni des variétés à feuilles profondément découpées[28]. Des variétés provenant de trois espèces distinctes de Brassicées ont leurs tiges ou soi-disant racines, fortement élargies en forme de masses globuleuses. Le pêcher lisse est un descendant du pêcher ordinaire ; et les variétés de ces deux arbres offrent un parallélisme frappant dans la couleur de la chair de leurs fruits, qui peut être rouge, blanche ou jaune, — dans le noyau, qui peut-être adhérent ou non à la pulpe, — dans la grosseur des fleurs, — dans les feuilles qui peuvent être dentelées ou crénelées, pourvues de glandes sphériques ou réniformes, ou en être totalement privées. Il faut remarquer que chaque variété du pêcher lisse n’a point dérivé ses caractères d’une variété correspondante de vrai pêcher. Les diverses variétés d’un genre voisin, l’abricotier, diffèrent aussi entre elles de la même manière. Dans aucun de ces cas, il n’y a de raison pour admettre qu’il y ait eu réapparition de caractères anciennement perdus, et pour la plupart, il est certain qu’un pareil retour n’a pas lieu.

Trois espèces du genre Cucurbita ont donné naissance à une foule de races qui se correspondent mutuellement par leurs caractères d’une manière si exacte, que, d’après Naudin, on peut les ranger suivant des séries rigoureusement parallèles. Plusieurs variétés du melon sont intéressantes en ce qu’elles ressemblent, par certains caractères importants, à d’autres espèces appartenant soit au même genre, soit à des genres voisins ; ainsi l’une d’elles a son fruit qui, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, ressemble tellement à celui d’une espèce fort distincte, le concombre, qu’on peut à peine le distinguer de ce dernier ; un autre donne un fruit cylindrique, allongé et tordu comme un serpent ; dans une troisième, les graines sont adhérentes à une partie de la pulpe ; dans une quatrième, le fruit arrivé à maturité se fendille et éclate en morceaux ; et toutes ces particularités remarquables sont caractéristiques d’espèces appartenant à des genres voisins. L’apparition d’autant de caractères singuliers n’est guère explicable par un retour vers une ancienne forme unique, mais nous devons cependant admettre que tous les membres de la famille ont dû hériter d’un ancêtre reculé une constitution presque semblable. Nos céréales, ainsi que beaucoup d’autres plantes nous offrent des cas analogues.

En dehors des effets directs de retour, nous trouvons chez les animaux moins de cas de variations analogiques. Nous pouvons remarquer quelque chose de ce genre dans la ressemblance qui existe entre les races de chiens à museau court, tels que les mops et les bouledogues ; dans les races à pattes emplumées de poules, pigeons et canaris ; dans la coloration des races les plus diverses du cheval ; dans le fait que tous les chiens noir et feu, ont des taches sus-orbitaires et les pattes couleur feu, le retour peut cependant avoir joué un rôle dans ce dernier cas. Low[29] a constaté que plusieurs races de bétail ont tout autour du corps une large bande blanche ; caractère qui est fortement héréditaire, et résulte quelquefois de croisement. Il y a peut-être là un premier pas vers un retour à un type originel et ancien, car, ainsi que nous l’avons montré dans le chapitre troisième, il a autrefois existé, et il existe même encore dans plusieurs parties du globe, à un état sauvage ou à peu près, du bétail blanc, avec les oreilles, les pieds et l’extrémité de la queue, de couleur foncée.

Quant aux variations analogiques du second groupe, dues au retour, c’est chez les animaux et surtout chez les pigeons que nous en trouvons les meilleurs exemples. Dans toutes les races les plus distinctes, nous voyons parfois apparaître des sous-variétés présentant identiquement la coloration de l’espèce souche, le Bizet, avec les barres noires sur l’aile, le croupion blanc, la queue barrée, etc., et là on ne peut douter que ces caractères ne soient un effet de retour. Il en est de même pour des détails de moindre importance : les Turbits ont ordinairement la queue blanche, mais il naît de temps à autre un oiseau à queue foncée et barrée de noir ; les Grosses-gorges ont normalement des rémiges blanches, mais il n’est pas rare de voir apparaître un individu dont quelques rémiges primaires sont foncées. Dans tous ces cas, nous retrouvons des caractères propres au Bizet, mais nouveaux pour la race, et qui sont évidemment un fait de retour. Dans quelques variétés domestiques, les barres alaires, au lieu d’être noires comme dans le Bizet, sont élégamment bordées de différentes zones de couleur ; elles offrent alors une très-grande analogie avec les bandes alaires de certaines espèces naturelles de la même famille, comme le Phaps chalcoptera ; ce qui doit probablement s’expliquer par le fait que toutes les formes provenant d’un ancêtre reculé, ont une tendance à varier de la même manière. Nous pouvons peut-être ainsi comprendre pourquoi quelques pigeons Rieurs roucoulent presque comme les tourterelles, et nous rendre compte du fait que certaines races offrent des particularités bizarres dans leur manière de voler ; car quelques espèces naturelles, comme les C. torquatrix et palumbus, sont aussi singulièrement fantastiques sous ce rapport. Dans d’autres cas, une race, au lieu d’imiter par ses caractères une espèce distincte, ressemblera à quelque autre race ; ainsi on voit des Runts qui tremblent et relèvent un peu la queue, comme les pigeons Paons ; et des Turbits qui gonflent la partie supérieure de leur œsophage, comme les Grosses-gorges.

Il est assez fréquent de rencontrer certaines marques qui caractérisent d’une manière persistante toutes les espèces d’un genre, tout en différant par la nuance ; c’est ce qui arrive aux variétés du pigeon. Ainsi, au lieu d’un plumage général d’un bleu ardoisé avec des barres alaires noires, on rencontre des variétés blanches avec des barres rouges, ou noires avec des barres blanches ; dans d’autres, comme nous venons de le voir, les barres alaires sont élégamment zonées de différentes teintes. Le pigeon Heurté a pour caractères un plumage tout blanc, à l’exception de la queue et d’une tache sur le front, qui sont colorées, mais peuvent être rouges, jaunes ou noires. Dans le Bizet et beaucoup de variétés, la queue est bleue, et les rectrices externes sont extérieurement bordées de blanc ; nous trouvons la variation inverse chez une sous-variété du pigeon Moine, qui a la queue blanche avec le côté externe des rectrices extérieures bordé de noir[30].

Dans quelques espèces d’oiseaux, les mouettes, par exemple, certaines parties colorées paraissent comme lavées, et j’ai observé exactement le même aspect sur la base foncée terminale de la queue de certains pigeons et sur le plumage entier de certaines variétés du canard. Des faits analogues se rencontrent chez les végétaux.

Plusieurs sous-variétés de pigeons portent sur la partie postérieure de la tête des plumes renversées et quelque peu allongées ; ce fait ne peut certainement pas être attribué à un retour à la forme souche, qui ne présente aucune trace d’une pareille conformation : mais si nous songeons qu’il y a des sous-variétés de l’espèce galline, du dindon, du canari, du canard et de l’oie, qui toutes ont des huppes ou des plumes renversées sur la tête, et si nous nous rappelons qu’on pourrait à peine nommer un seul groupe naturel un peu considérable d’oiseaux, dont quelque membre ne porte aussi une huppe de plumes sur sa tête, nous pouvons soupçonner qu’il y a eu là un effet de retour vers quelque forme primitive excessivement reculée.

Plusieurs races gallines ont leurs plumes pailletées ou barrées, caractère qui ne peut être dérivé de l’espèce primitive, le Gallus bankiva ; bien qu’il soit possible que quelque ancêtre primitif de cette espèce ait été pailleté, et qu’un autre ancêtre antérieur ou postérieur ait été barré. Mais comme un grand nombre de gallinacés sont pailletés ou barrés, il est plus probable que les diverses races gallines domestiquées ont revêtu ce plumage en vertu de la tendance héréditaire chez tous les membres de la famille à varier d’une manière semblable. On peut, par le même principe, s’expliquer l’absence des cornes chez les brebis de certaines races, qui sous ce rapport se trouvent dans le même cas que les femelles d’autres ruminants à cornes creuses ; la présence sur les oreilles de certains chats domestiques de pinceaux de poils comme ceux du lynx ; et le fait que les crânes des lapins domestiques diffèrent souvent entre eux précisément par les mêmes traits qui caractérisent les crânes des diverses espèces du genre Lepus.

Je ne rappellerai plus qu’un seul cas dont nous nous sommes déjà occupés. Maintenant que nous savons que la forme sauvage parente de l’âne a les membres barrés, nous pouvons être assez certains que l’apparition occasionnelle de raies transversales sur les jambes de l’âne domestique est le résultat direct d’un effet de retour ; mais ceci n’explique pas la courbure angulaire ou la bifurcation de l’extrémité inférieure de la bande scapulaire. De même, lorsque nous voyons des chevaux isabelle ou d’autres couleurs ayant des bandes sur le dos, les épaules et les jambes, nous sommes pour des raisons précédemment données, portés à croire qu’elles reparaissent ensuite d’un retour direct vers la forme sauvage primitive. Mais, lorsque des chevaux portent deux ou trois bandes scapulaires, dont l’une est parfois fourchue à son extrémité inférieure ; lorsqu’ils ont des raies sur la tête, ou que, comme certains poulains, ils présentent sur la plus grande partie du corps, des raies faiblement marquées, coudées les unes au-dessous des autres sur le front, ou irrégulièrement ramifiées sur d’autres points, il serait peut-être téméraire d’attribuer des caractères aussi divers à la réapparition de ceux qui ont pu appartenir au cheval sauvage primitif. Comme il y a trois espèces africaines du genre qui sont fortement rayées, et comme nous avons vu que le croisement des espèces non rayées, donne des hybrides qui le sont souvent d’une manière très-marquée, — en nous rappelant aussi que le croisement détermine très-certainement une réapparition de caractères dès longtemps perdus, — l’opinion la plus probable est bien celle que les raies en question sont le fait d’un retour, non au cheval sauvage, l’ancêtre immédiat, mais à l’ancêtre rayé, le point de départ et le progéniteur du genre entier.


J’ai discuté un peu longuement le sujet de la variation analogique, d’abord parce que dans un ouvrage futur sur les espèces naturelles, je montrerai que les variétés d’une même espèce imitent fréquemment des espèces distinctes, — fait analogue à ceux dont nous venons de nous occuper et qui n’est explicable que par la théorie de la descendance. Ensuite, parce que ces faits ont une haute importance, en ce qu’ils montrent, comme je l’ai fait précédemment remarquer, que chaque variation insignifiante est régie par des lois, et est provoquée bien plus par la nature de l’organisation elle-même que par celle des conditions extérieures auxquelles l’être variant a pu être exposé. Enfin, parce que ces faits sont, en une certaine mesure, liés à une troisième loi plus générale, que M. B. D. Walsh[31] a désignée sous le nom de loi d’égale variabilité, et qu’il formule de la manière suivante : « Si un caractère donné est très-variable dans une espèce d’un groupe, il tendra également à l’être aussi dans les espèces voisines : et lorsqu’un caractère donné est parfaitement constant dans une espèce d’un groupe, il tendra également à l’être dans les autres espèces voisines. »

Ceci me conduit à rappeler une discussion qui a été donnée dans le chapitre sur la sélection, relativement au fait que, chez les races domestiques qui sont actuellement en voie rapide d’amélioration, ce sont surtout les caractères ou les parties les plus recherchées qui varient le plus. Ceci est la conséquence naturelle de ce que les caractères récemment triés par la sélection, tendant constamment à faire retour à leur type précédent moins amélioré, doivent être toujours maintenus sous l’action des mêmes influences, quelles qu’elles puissent être, qui ont d’abord déterminé leur première variation. Le même principe s’applique aux espèces naturelles, car ainsi que je l’ai constaté dans mon Origine des Espèces, les caractères génériques sont moins variables que les caractères spécifiques ; et ces derniers sont ceux qui, depuis l’époque où toutes les espèces appartenant à un même genre ont divergé de leur ancêtre commun, ont été modifiés par variation et sélection naturelle, tandis que les caractères génériques étant restés inaltérés depuis une période beaucoup plus reculée, sont par conséquent naturellement moins variables. Nous nous approchons par là de la loi d’égale variabilité de M. Walsh. On peut ajouter que les caractères sexuels secondaires sont rarement utiles pour caractériser des genres distincts, parce qu’ordinairement ils diffèrent beaucoup dans les espèces d’un même genre et sont très-variables dans les individus d’une même espèce. Nous avons aussi, dans les commencements de cet ouvrage, constaté à quel point les caractères sexuels secondaires peuvent devenir variables sous l’influence de la domestication.

RÉSUMÉ DES TROIS CHAPITRES SUR LES LOIS DE LA VARIATION.

Nous avons vu dans le vingt-troisième chapitre qu’un changement dans les conditions extérieures exerce occasionnellement une action définie sur l’organisation, de sorte que tous, ou presque tous les individus qui s’y trouvent exposés, se modifient d’une manière analogue. Mais le résultat de beaucoup le plus fréquent du changement dans les conditions, qu’il agisse directement sur l’organisme ou indirectement par son influence sur le système reproducteur, est une variabilité flottante et non définie. Nous avons, dans les trois chapitres qui précèdent, tenté de saisir quelques-unes des lois qui paraissent régir cette variabilité.

L’usage ajoute à la grosseur d’un muscle, et en même temps développe les vaisseaux sanguins, les nerfs, les ligaments, les arêtes osseuses auxquelles ces derniers s’attachent, et enfin l’os lui-même avec ceux qui sont en connexion avec lui. Il en est de même pour les diverses glandes. L’accroissement de l’activité fonctionnelle fortifie les organes des sens. Une augmentation de pression intermittente épaissit l’épiderme ; un changement dans la nature des aliments modifie les parois de l’estomac et peut accroître ou diminuer la longueur des intestins. Le défaut persistant d’usage d’autre part, affaiblit et réduit toutes les parties de l’organisme. Chez les animaux qui pendant un certain nombre de générations n’ont pris que peu d’exercice, les poumons diminuent, et avec eux se modifient la charpente osseuse de la poitrine, puis la forme du corps entier. Les ailes dont nos oiseaux anciennement domestiqués ne se servent presque plus, se sont réduites légèrement, et avec elles, la crête sternale, les omoplates, les coracoïdiens et la fourchette.

Si, chez les animaux domestiques, la réduction résultant du défaut d’usage d’un organe ne va jamais jusqu’à n’en laisser qu’un rudiment, nous avons tout lieu de croire qu’à l’état de nature, le contraire a dû souvent arriver. Les causes de cette différence sont probablement que, d’abord le temps nécessaire pour qu’un aussi grand changement ait pu s’opérer, a manqué à nos animaux domestiques, mais surtout que ceux-ci n’étant pas dans cet état soumis à la lutte inflexible et rigoureuse pour l’existence, n’ont pas subi l’action de la loi d’économie de l’organisation. Nous voyons même, au contraire, certaines conformations, rudimentaires chez les espèces parentes sauvages, se redévelopper partiellement sur leurs descendants domestiques. Lorsque des rudiments se forment ou persistent à l’état domestique, ils sont le résultat d’un arrêt brusque de développement et non d’un défaut d’usage continu, avec résorption des parties superflues ; il n’en sont cependant pas moins intéressants, car ils prouvent que les rudiments sont les reliques d’organes autrefois parfaitement développés.

Les habitudes corporelles, périodiques et mentales, — bien que nous ayons laissé de côté ces dernières dans cet ouvrage, — se modifient par la domestication, et leurs changements sont souvent héréditaires. Des changements d’habitude de même genre chez tout être organisé, surtout vivant à l’état de nature, auraient certainement pour résultat une augmentation ou une diminution de l’usage de certains organes, et par conséquent y détermineraient des modifications. Ensuite d’habitudes persistantes et surtout de la naissance occasionnelle d’individus présentant une constitution un peu différente, les animaux domestiques et les plantes cultivées s’acclimatent peu à peu et parviennent à s’adapter à un climat différent de celui sous lequel avait vécu l’espèce parente.

En vertu du principe de la corrélation de la variabilité, lorsqu’une partie varie, les autres varient aussi, simultanément ou successivement. Ainsi un organe modifié pendant les premières phases de l’évolution embryonnaire, peut affecter d’autres parties qui ne se développent qu’ultérieurement. Lorsqu’un organe comme le bec s’allonge ou se raccourcit, des parties adjacentes ou en corrélation avec lui, comme la langue, les orifices des narines, tendent à varier de la même manière. Lorsque le corps entier augmente ou diminue, il en résulte des modifications dans diverses parties ; ainsi dans les pigeons, les côtes augmentent ou diminuent en nombre et en largeur. Les parties homologues, qui sont identiques pendant les premières périodes de leur développement, tendent à varier de la même manière lorsqu’elles se trouvent exposées à des conditions analogues ; comme cela a lieu pour les côtés droit et gauche du corps, les membres antérieurs et postérieurs, la tête et les membres. Il en est de même pour les organes de la vue et de l’ouïe, comme chez les chats blancs aux yeux bleus qui sont presque toujours sourds. Il y a dans tout le corps une connexion évidente entre la peau et ses divers appendices, poils, plumes, sabots, cornes et dents. Au Paraguay les chevaux à poil frisé ont des sabots de mulet ; la laine et les cornes du mouton varient ensemble ; chez les chiens sans poils les dents sont imparfaites ou manquent ; les hommes à poils surabondants ont des dents anormales, soit par défaut, soit par excès. Les oiseaux à longues rémiges ont ordinairement de longues rectrices. Lorsqu’il pousse de longues plumes sur la face externe des pattes et des doigts des pigeons, les deux doigts externes sont réunis par une membrane, la jambe entière tendant ainsi à se rapprocher de la conformation de l’aile. Il existe une connexion évidente entre la huppe de plumes sur la tête, et de fortes modifications dans le crâne de plusieurs races gallines, et à un moindre degré entre les oreilles très-longues et pendantes des lapins et la conformation de leur crâne. Dans les plantes, les feuilles et diverses parties de la fleur et du fruit varient souvent ensemble d’une manière corrélative.

Nous remarquons dans certains cas une corrélation réelle, sans que nous puissions même faire aucune conjecture sur la nature de la connexion ; c’est le cas pour diverses maladies et monstruosités. Il en est de même pour la corrélation qui paraît exister entre la coloration du pigeon adulte, et la présence de duvet chez le jeune oiseau. Nous avons cité de nombreux exemples de particularités constitutionnelles dont la corrélation avec la couleur est manifestée par l’immunité dont jouissent des individus d’une certaine nuance, contre l’atteinte de parasites, ou l’action de poisons végétaux.

La corrélation est un fait important ; car chez les espèces, et à un moindre degré chez les races domestiques, nous voyons constamment que tandis que certaines parties ont été fortement modifiées dans un but utile, il s’en trouve invariablement aussi d’autres qui ont été également modifiées, sans que nous puissions reconnaître aucun avantage aux changements qu’elles ont éprouvés. Il faut sans doute n’arriver qu’avec la plus grande circonspection à de pareilles conclusions, car nous sommes fort ignorants en ce qui concerne l’utilité des diverses parties de l’organisation ; mais d’après ce que nous avons vu jusqu’à présent, nous pouvons croire que bien des modifications ne sont d’aucune utilité directe, n’ayant été que le résultat d’une corrélation avec d’autres changements utiles et avantageux.

Pendant leur premier développement, les parties homologues manifestent une certaine affinité mutuelle, c’est-à-dire qu’elles tendent à se souder et à se fusionner ensemble plus volontiers que les autres. Cette tendance à une fusion explique une foule de conformations normales. Les organes multiples et homologues sont tout particulièrement susceptibles de varier par le nombre, et probablement par la forme. L’approvisionnement de matière organisée n’étant pas illimité, le principe de la compensation intervient quelquefois, de façon que lorsqu’une partie tend à se développer, des parties ou fonctions adjacentes peuvent subir une réduction, mais la compensation est probablement moins importante que le principe plus général de l’économie de croissance. Les parties dures peuvent par simple pression mécanique affecter occasionnellement des parties molles adjacentes. Chez les plantes, la position des fleurs sur l’axe, celle des graines dans la capsule, déterminent ensuite d’un afflux plus libre de la sève, des modifications de structure ; ces changements sont souvent dus à un effet de retour. Les modifications, quelle que soit leur cause, sont jusqu’à un certain point réglées par un pouvoir coordinateur ou nisus formativus, qui est de fait un reste d’une des formes de la reproduction, manifestée par la génération fissipare et le bourgeonnement qui caractérise un grand nombre d’organismes inférieurs. Finalement, les effets des lois qui, directement ou indirectement régissent la variabilité, peuvent être largement influencés par la sélection de l’homme, et le seront également par la sélection naturelle, en tant qu’elle favorisera tous les changements qui peuvent être avantageux à une race, et supprimera les modifications défavorables.

Les races domestiques descendant d’une même espèce, ou de deux ou plusieurs espèces voisines, peuvent par retour reprendre des caractères dérivés de leur ancêtre commun, et comme elles ont aussi en commun beaucoup de points de leurs constitutions susceptibles de varier d’une manière semblable, ces deux causes réunies déterminent l’apparition fréquente de variétés analogiques. Lorsque nous réfléchissons à toutes ces lois, si imparfaitement que nous les comprenions, et que nous songeons à tout ce qui nous reste encore à découvrir, nous ne devons nullement être surpris de la manière complexe dont toutes nos productions domestiques ont varié et continuent encore à le faire.



  1. Hist. des anomalies, 1832, t. I, p. 22. 537–556 ; t. III, p. 462.
  2. Comptes rendus, 1855, p. 855, 1029.
  3. Carpenter’s, Comp. Physiology, 1854, p. 480. — C. Dareste, Comptes rendus, 20 mars 1865, p. 562.
  4. Éléments de physiologie. — Pour Vrolik, voir Todd’s, Cyclopedia of Anat. and Physiology, vol. IV, 1849–52, p. 973.
  5. O. C., livr. III.
  6. O. C., t. III, p. 4, 5, 6.
  7. O. C., p. 156. — Voir mon travail sur les plantes grimpantes, Journ. of Linn. Soc. Bot., t. IX, 1865, p. 114.
  8. Mémoires du Muséum, etc., t. VIII, p. 178.
  9. Loudon’s Encyclop. of Gardening, p. 829.
  10. Prichard, Phys. Hist of Mankind, 1851, vol. I, p. 324.
  11. Ann. sc. nat., 1re série, t. XIX, p. 327.
  12. Comptes rendus. Déc. 1864, p. 1039.
  13. Ueber Fötale Rachites, Würzburger Med. Zeitschrift, 1860, vol. I, p. 265.
  14. Tératologie, etc., p. 192. — Dr M. Masters met cette conclusion en doute ; cependant les faits paraissent suffisants pour l’établir.
  15. Journ. of Horticulture, juillet 1861, p. 353.
  16. Il serait intéressant de féconder par le même pollen les fleurs centrales et latérales du pélargonium et de quelques autres plantes très-améliorées, en les protégeant contre les insectes, puis de semer les graines à part, pour observer quelles sont celles qui varient le plus.
  17. Cité dans Journ. of Hort., févr. 1863, p. 152.
  18. Gard. Chron., 1866, p. 612. — Pour le Phalænopsis, id., 1867, p. 211.
  19. Mémoires… des végétaux, 1787, t. II, p. 170.
  20. Journ. of Hort., juillet 1861, p. 311.
  21. Nouvelles archives du Muséum, t. I, p. 137.
  22. Hugo von Mohl, Cellule végétale (trad. angl.), 1852, p. 76.
  23. Rev. H. H. Dombrain, Journ. of Hort., 1861, p. 174 et 234. — 1852, Avril, p 83.
  24. Trans. Linn. Soc., t. XXIII, 1861, p. 360.
  25. Die Getreidearten, 1843, p. 208, 209.
  26. Gard. Chron., 1850, p. 198.
  27. Cité dans Gardener’s Chronicle, 1866, p. 74.
  28. Ueber den Begriff der Pflanzenart, 1834, p. 14.
  29. Domesticated animals, 1845, p. 351.
  30. Bechstein, Naturg. Deutschland’s, vol. IV, 1795, p. 31.
  31. Proc. Entom. Soc. of Philadelphia, oct. 1863, p. 213.