De la variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication/Tome II/28

La bibliothèque libre.
De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. IIp. 432-462).

CHAPITRE XXVIII.

REMARQUES FINALES.


Domestication. — Nature et causes de la variabilité. — Sélection. — Distinction et divergence des caractères. — Extinction des races. — Circonstances favorables à la sélection pratiquée par l’homme. — Antiquité de certaines races. — Sur la question de savoir si chaque variation particulière a été spécialement prédéterminée.


Comme presque tous les chapitres ont été terminés par un résumé, et que divers points, tels que les formes de reproduction, l’hérédité, le retour, les causes et les lois de la variabilité, etc., viennent d’être discutés dans le chapitre sur la pangenèse, je me bornerai à ajouter ici quelques remarques générales sur les conclusions importantes qu’on peut tirer des nombreux détails qui ont été donnés dans le cours de cet ouvrage.

Dans toutes les parties du monde, les sauvages réussissent aisément à apprivoiser les animaux, et il est probable que ceux qui habitaient les pays ou les îles, lors de leur premier envahissement par l’homme, ont dû être domptés encore plus facilement. Leur soumission complète dépend généralement des habitudes sociales des animaux, et de ce qu’ils acceptent l’homme comme chef du troupeau ou de la famille. La domestication implique que l’animal sauvage conserve dans ses nouvelles conditions d’existence une fécondité presque complète, ce qui est bien loin d’être toujours le cas. Dans les premiers temps du moins, aucun animal n’ayant pas pour l’homme une utilité directe, n’eût valu la peine d’être domestiqué. Par suite de ces diverses circonstances, le nombre des animaux domestiqués n’a jamais été considérable. J’ai montré au chapitre neuvième, comment les divers usages des plantes ont probablement été découverts et quels ont dû être les premiers pas faits dans leur culture. Lorsque l’homme a domestiqué en premier un animal ou une plante, comme il ne pouvait savoir s’ils réussiraient et multiplieraient dans d’autres pays, des considérations de cette nature n’ont pu en aucune façon influencer son choix. Nous voyons que l’adaptation du renne et du chameau à des climats très-froids et très-chauds, n’a point empêché leur domestication. L’homme a encore bien moins pu prévoir si ces animaux et plantes devaient varier dans le cours des générations subséquentes, et donner ainsi naissance à de nouvelles races ; et le peu de variabilité dont ont fait preuve l’âne et l’oie n’ont pas empêché leur domestication dès une époque fort reculée.

À fort peu d’exceptions près, tous les animaux et les plantes qui ont été longtemps domestiqués ont beaucoup varié. Peu importent le climat où on les tient et le but pour lequel on les élève, soit comme nourriture, pour la chasse ou le trait, pour leur toison, ou comme agrément ; dans tous les cas, les animaux et plantes domestiques ont varié infiniment plus que toutes les formes, qu’à l’état naturel on considère comme des espèces distinctes. Nous ne savons point pourquoi quelques animaux et plantes ont varié à l’état de domestication plus que d’autres, ni pourquoi sous l’influence d’un changement dans leurs conditions d’existence, il en est qui sont devenus plus stériles que d’autres. Nous jugeons souvent de l’étendue des variations d’après le nombre et la diversité des races produites, mais il est bien des cas dans lesquels cette diversité ne s’est pas présentée, parce qu’on n’a pas cherché à accumuler avec suite les variations successives, peine qu’on ne prend généralement pas pour les animaux ou plantes n’ayant que peu de valeur, qu’on ne surveille pas d’une manière spéciale, ou qu’on n’élève pas en grand nombre.

La variabilité flottante, et autant que nous pouvons en juger, indéfinie de nos productions domestiques, — la plasticité de toute leur organisation, — est un des faits essentiels qui ressortent des nombreux détails consignés dans les premières parties de cet ouvrage. Les animaux domestiques et les plantes cultivées ne peuvent cependant avoir été exposés à des changements de conditions beaucoup plus considérables que n’ont dû l’être un grand nombre d’espèces naturelles dans le cours des changements incessants, géologiques, géographiques et climatériques qui ont eu lieu sur le globe entier. Les premiers cependant ont dû généralement être soumis à des changements plus soudains et à des conditions moins uniformément continues. L’homme ayant domestiqué tant d’animaux et de plantes appartenant aux ordres les plus différents, n’a certainement pas, par prévoyance, choisi les espèces qui devaient varier le plus, et nous pouvons inférer de ce fait que toutes les espèces naturelles, placées dans des conditions analogues, varieraient en moyenne au même degré. Personne de nos jours ne soutiendra que les animaux et végétaux aient été créés avec une tendance à varier, tendance qui est demeurée longtemps à un état dormant, pour que les éleveurs de fantaisie futurs pussent, par exemple, créer des races bizarres de poules, de pigeons ou de canaris. Plusieurs causes rendent difficile l’appréciation de l’étendue des modifications qu’ont éprouvées nos races domestiques. Dans quelques cas, la souche parente primitive s’est éteinte, ou ne peut être reconnue avec certitude, en raison des grandes modifications qu’ont subies ses descendants supposés. Dans d’autres cas, deux ou plusieurs formes très-voisines se sont croisées après avoir été domestiquées, et il est alors difficile d’apprécier la quotité du changement qu’on doit attribuer à la variation seule. Toutefois, plusieurs auteurs ont probablement beaucoup exagéré l’importance des modifications que le croisement avec des espèces naturelles distinctes a pu apporter dans nos produits domestiques. Quelques individus d’une forme ne peuvent en effet affecter d’une manière permanente une autre forme existant en nombre plus considérable ; car, sans une sélection attentive, la trace de sang étranger serait promptement effacée, et de pareilles précautions ont dû rarement avoir été prises lors des époques barbares pendant lesquelles nos animaux ont été d’abord domestiqués.

Nous avons tout lieu de croire que plusieurs des races du chien, du bœuf, du porc, et de quelques autres animaux, proviennent de prototypes sauvages distincts ; mais cependant quelques naturalistes et un grand nombre d’éleveurs ont beaucoup exagéré ce qui est relatif à l’origine multiple de nos animaux domestiques. Les éleveurs refusent d’envisager le sujet sous le même point de vue ; j’en ai connu un qui, soutenant que toutes nos races gallines sont la descendance d’au moins une demi-douzaine d’espèces primitives, protestait qu’il ne voulait rien préjuger quant à l’origine des pigeons, canards, lapins, chevaux ou tout autre animal. Ils ne tiennent aucun compte de l’improbabilité qu’un grand nombre d’espèces aient pu être domestiquées à une époque très-reculée et barbare. Ils ne songent pas à l’improbabilité qu’il ait pu exister à l’état de nature des espèces qui, eussent-elles ressemblé à nos races domestiques actuelles, se fussent trouvées au plus haut point anormales, comparées à toutes leurs congénères. Ils soutiennent que certaines espèces qui existaient autrefois, se sont éteintes ou sont inconnues, bien que le monde soit actuellement bien mieux exploré. La supposition de tant d’extinctions récentes n’est pas une difficulté pour eux, car ils ne jugent de sa probabilité que par la facilité ou la difficulté de l’extinction d’autres formes sauvages qui en sont voisines. Enfin ils ignorent souvent les questions de la distribution géographique aussi complétement que si ses lois étaient un simple résultat du hasard.

Bien que pour les raisons précitées il nous soit souvent difficile de juger exactement de l’étendue des changements que nos productions domestiques ont pu éprouver, nous pouvons cependant l’apprécier dans les cas où nous savons que toutes les races descendent d’une espèce unique, telles que celles du pigeon, du lapin, du canard, et presque certainement de l’espèce galline ; et l’analogie peut nous rendre, jusqu’à un certain point, cette appréciation possible, pour les cas d’animaux provenant de plusieurs espèces sauvages. Il est impossible de lire les détails donnés, soit au commencement de cet ouvrage, soit dans un grand nombre d’autres, ou de parcourir nos différents concours, sans être fortement frappé de la variabilité de nos animaux et végétaux domestiqués et cultivés. J’ai, dans ce but, donné quelques détails sur l’apparition de plusieurs particularités nouvelles et étranges. Aucune partie de l’organisme n’échappe à cette tendance à varier. Les variations portent ordinairement sur des points vitaux ou physiologiques de peu d’importance, mais il en est de même pour les différences qui existent entre les espèces naturelles voisines. Il y a même entre les races d’une même espèce souvent plus de différences sur ces caractères peu importants, qu’il n’y en a entre les espèces d’un même genre, ainsi qu’Isidore-Geoffroy Saint-Hilaire l’a signalé pour la taille, la couleur, la structure, la forme etc., des poils, plumes, cornes, et autres appendices dermiques.

On a souvent soutenu que les parties importantes ne varient jamais sous la domestication, mais c’est une grande erreur. Il n’y a qu’à regarder le crâne d’une de nos races les plus améliorées du porc, dont les condyles occipitaux sont fortement modifiés, ainsi que d’autres parties ; ou encore celui du bœuf niata. Dans les diverses races du lapin, le crâne allongé, le trou occipital, l’atlas et les vertèbres cervicales ont des formes bien différentes. Celles du cerveau et du crâne du coq Huppé ont été fortement modifiées ; dans d’autres races gallines, le nombre des vertèbres et les formes des vertèbres cervicales ont été changés. La forme de la mâchoire inférieure, la longueur relative de la langue, les dimensions des narines et des paupières, le nombre et la forme des côtes, la grosseur et l’apparence du jabot, ont tous varié chez les pigeons. Dans quelques mammifères, la longueur des intestins a beaucoup augmenté ou diminué. Chez les végétaux, nous remarquons des différences étonnantes dans les noyaux de divers fruits. Plusieurs caractères de haute importance, tels que la position sessile des stigmates sur l’ovaire, la position des carpelles dans le même organe, et sa saillie hors du réceptacle, ont varié chez les Cucurbitacées.

On sait combien les dispositions mentales, les goûts, les habitudes, le son de voix ont varié et sont devenus héréditaires chez nos animaux domestiques. Le chien nous offre l’exemple le plus frappant de changements dans les facultés mentales, et de telles différences ne peuvent être attribuées à une descendance de types sauvages distincts. De nouvelles dispositions mentales ont certainement été souvent acquises, et d’autres naturelles se sont perdues, sous l’influence de la domestication.

De nouveaux caractères peuvent apparaître ou disparaître aux diverses phases de la croissance, et être hérités à l’époque correspondante. Nous voyons cela dans les différences que présentent les œufs des diverses races de poules, le duvet des poulets, et surtout les vers et les cocons de plusieurs races de vers à soie. Ces faits, tout simples qu’ils paraissent, jettent du jour sur les caractères qui distinguent les formes larvaires et adultes d’espèces naturelles, et sur l’ensemble de l’embryologie. De nouveaux caractères peuvent s’attacher exclusivement au sexe chez lequel ils ont apparu d’abord, ou se développer beaucoup plus fortement dans un sexe que dans l’autre, ou encore, après s’être d’abord fixés sur un sexe, se transporter partiellement sur le sexe opposé. Ces faits, et surtout la circonstance que les nouveaux caractères paraissent spécialement, sans cause connue, s’attacher au sexe mâle, ont une assez grande portée relativement à la tendance qu’ont les animaux, dans l’état de nature, à acquérir des caractères sexuels secondaires.

On a voulu quelquefois prétendre que nos produits domestiques ne diffèrent pas entre eux par des particularités constitutionnelles ; mais une pareille assertion est insoutenable. Dans notre bétail amélioré, porcs, etc., la période de maturité, en y comprenant celle de la deuxième dentition a été considérablement avancée. La durée de la gestation varie beaucoup, mais n’a été modifiée d’une manière fixe que dans un ou deux cas. Chez nos poules et nos pigeons, les jeunes diffèrent par le duvet et leur premier plumage, et les mâles par leurs caractères sexuels secondaires. Les mues par lesquelles passent les vers à soie varient par le nombre. Les aptitudes à l’engraissement, à la production du lait, ou à celle d’un grand nombre de jeunes ou d’œufs à chaque portée ou pendant la vie, sont très-différentes, suivant les races. On peut remarquer des degrés différents d’adaptation au climat, diverses tendances à certaines maladies, aux attaques de parasites, et à l’action de certains poisons végétaux. Chez les plantes, l’adaptation à certains sols, comme pour quelques pruniers, la résistance au gel, les époques de floraison et de fructification, la durée de la vie, l’époque de la chute des feuilles, ou l’aptitude à les conserver pendant l’hiver, les proportions et la nature de certains composés chimiques des tissus ou de la graine, toutes ces circonstances sont variables.

Il y a toutefois une différence constitutionnelle fort importante entre les races domestiques et les espèces ; je veux parler de la stérilité qui résulte presque invariablement, à un degré plus ou moins prononcé, du croisement des espèces, et de la fécondité parfaite des races domestiques les plus distinctes, lorsqu’on les croise entre elles, à l’exception d’un petit nombre de plantes seulement. Il est certainement très-remarquable qu’un grand nombre d’espèces très-voisines, ne différant que fort peu par leur apparence, ne donnent, lorsqu’on les unit, qu’un petit nombre de produits, plus ou moins stériles, ou point du tout ; tandis que les races domestiques qui diffèrent les unes des autres d’une manière très-marquée, se montrent parfaitement fécondes dans leurs unions, et donnent des produits également féconds. Ce fait n’est cependant pas aussi inexplicable qu’il peut le paraître d’abord. En premier lieu, nous avons, dans le dix-neuvième chapitre, montré que la stérilité des espèces croisées ne dépend pas de différences dans leur conformation extérieure ou leur constitution générale, mais résulte exclusivement de différences dans leur système reproducteur, analogues à celles qui déterminent la diminution de fécondité des unions et des produits illégitimes des plantes dimorphes et trimorphes. En second lieu, la doctrine de Pallas qui admet qu’après une domestication prolongée, les espèces perdent leur tendance naturelle à être stériles lorsqu’on les croise, paraît avoir une grande probabilité, et nous ne pouvons guère échapper à cette conclusion, lorsque nous songeons à la parenté et à la fécondité actuelle des diverses races du chien, du bétail indien et européen, des moutons et des porcs. Il ne serait donc pas raisonnable de s’attendre à trouver de la stérilité chez nos races formées par la domestication, lorsqu’on les croise, pendant que nous admettons en même temps que la domestication élimine la stérilité normale des espèces croisées. Nous ne savons pourquoi les systèmes reproducteurs d’espèces voisines, se trouvent invariablement modifiés de manière à être mutuellement incapables d’agir les uns sur les autres, — bien qu’à un degré inégal dans les deux sexes, comme le prouve la différence de fertilité que présentent dans les mêmes espèces les croisements réciproques, — mais nous pouvons avec grande probabilité, attribuer le fait à ce que la plupart des espèces naturelles ont été habituées à des conditions extérieures presque uniformes pendant un temps beaucoup plus long que les races domestiques ; et nous savons que le changement des conditions exerce une influence spéciale et puissante sur le système reproducteur. Cette différence peut bien expliquer l’action différente des organes reproducteurs lorsqu’on croise des races domestiques ou des espèces. Il est un fait analogue bien connu, c’est que la plupart des races domestiques peuvent être subitement transportées dans un autre climat, ou être placées dans des conditions fort différentes, sans que leur fécondité en soit altérée ; tandis qu’une foule d’espèces cessent de pouvoir reproduire, pour avoir été exposées à des changements infiniment moindres.

À part la fertilité, les variétés domestiques ressemblent aux espèces lorsqu’on les croise, en ce qu’elles transmettent leurs caractères à leurs descendants de la même manière inégale, et qu’elles présentent souvent la même prépondérance d’une forme sur l’autre et la même aptitude au retour. Une variété ou espèce peut, après des croisements répétés, en absorber une autre complétement. Ainsi que nous le verrons en parlant de l’antiquité des variétés, celles-ci héritent quelquefois de leurs nouveaux caractères avec autant de fixité que les espèces ; et chez les unes comme chez les autres, les conditions qui déterminent la variabilité et les lois qui la gouvernent paraissent être les mêmes. On peut classer les variétés domestiques en groupes subordonnés, comme les espèces dans les genres, et ceux-ci dans les familles et ordres, et la classification peut être ou artificielle, — c’est-à-dire fondée sur des caractères arbitraires, — ou naturelle. Pour les variétés, une classification naturelle doit être certainement basée, et l’est apparemment chez les espèces, sur la communauté de descendance, jointe à l’étendue des modifications que les formes ont éprouvées. Les caractères par lesquels les variétés domestiques diffèrent entre elles, sont plus variables que ceux qui distinguent les espèces ; mais ce degré de variabilité plus grande ne doit pas étonner, car les variétés ayant été généralement et récemment exposées à des conditions d’existence fluctuantes, ont dû être plus sujettes à avoir été croisées, et subissent encore actuellement des modifications par suite de la sélection inconsciente ou méthodique dont elles sont l’objet de la part de l’homme.

En règle générale, les variétés domestiques diffèrent certainement plus entre elles, par des parties moins importantes de leur organisation, que ne le font les espèces, et lorsqu’il se présente des différences importantes, elles sont rarement bien fixes, fait qu’explique la sélection de l’homme. Celui-ci ne peut pas observer les modifications internes des organes importants, et il ne s’en occupe pas, tant qu’elles ne sont pas incompatibles avec la vie et la santé. Qu’importe à l’éleveur un léger changement dans les molaires de ses porcs, une molaire supplémentaire chez le chien, ou toute autre modification dans l’intestin ou quelque organe interne. L’éleveur cherche à obtenir un bétail dont la viande soit bien lardée de graisse, que celle-ci s’accumule en masses considérables dans l’abdomen de ses moutons, et il y est arrivé. Qu’importe au fleuriste une modification dans la structure de l’ovaire ou des ovules ? Les organes internes importants étant certainement sujets à de légères variations nombreuses, qui seraient probablement héréditaires, l’homme pourrait, sans aucun doute, y déterminer également des changements. Lorsqu’il a apporté des modifications dans des organes importants, il l’a généralement fait inintentionnellement, par suite d’une corrélation avec quelque autre partie apparente, comme lorsqu’il a déterminé un développement d’arêtes et de protubérances osseuses dans le crâne de certaines races gallines, en s’occupant de la forme de la crête, et dans le cas de la race Huppée en cherchant à développer la touffe de plumes qui en orne la tête. En s’inquiétant de la forme extérieure du pigeon Grosse-Gorge, il a énormément augmenté les dimensions de l’œsophage, le nombre de ses côtes ainsi que leur largeur. En augmentant par une sélection soutenue les caroncules de la mandibule supérieure du pigeon Messager, il a beaucoup modifié la forme de l’inférieure, et ainsi dans une foule d’autres cas. Les espèces naturelles ont, d’autre part, été exclusivement modifiées pour leur propre avantage, en vue de les approprier aux conditions d’existence les plus diverses, de leur permettre d’échapper à leurs ennemis et de lutter contre une foule de concurrents. Dans des conditions aussi complexes, il doit donc souvent arriver que des modifications très-variées, portant aussi bien sur des parties importantes qu’insignifiantes, aient pu être avantageuses ou même nécessaires, et aient été acquises lentement mais sûrement, par la survivance des plus aptes. Des modifications indirectes ont dû de même résulter de la loi des variations corrélatives.

Les races domestiques offrent souvent des caractères anormaux ou semi-monstrueux, comme le lévrier italien, le bouledogue, l’épagneul Blenheim et le limier parmi les chiens, — quelques races de bétail et de porcs, plusieurs races gallines, et les principales races de pigeons. Les différences entre ces races anormales portent surtout sur des parties qui, dans les espèces naturelles voisines, ne diffèrent que peu ou pas du tout. Ceci s’explique par le fait que l’homme, surtout dans les commencements, applique la sélection à des déviations de structure apparentes et demi-monstrueuses. Il faut toutefois procéder avec circonspection avant de décider quelles déviations doivent mériter la qualification de monstrueuses ; car il est à peu près certain que si la brosse de crins qui garnit le poitrail du dindon mâle, eût apparu en premier chez l’oiseau domestique, on l’eût regardée comme une monstruosité ; la grande touffe de plumes de la tête du coq Huppé, a été considérée comme telle, bien que la huppe se rencontre chez un grand nombre d’oiseaux. Nous pourrions appeler une monstruosité la peau caronculeuse qui entoure la base du bec du pigeon Messager anglais, mais nous ne qualifions pas ainsi l’excroissance globuleuse charnue qui se trouve à la base du bec du Carpophaga oceanica mâle.

Quelques auteurs ont voulu établir une ligne de séparation tranchée entre les races artificielles et naturelles, mais bien que dans les cas extrêmes, leur distinction soit assez nette, elle devient difficile dans la plupart des autres. La différence entre les unes et les autres provient surtout du genre de sélection qui a été appliqué. Les races artificielles sont celles qui ont été améliorées par l’homme avec intention ; elles ont souvent un aspect peu naturel, et sont très-sujettes à perdre leurs qualités de perfection par retour et par continuation de leur variabilité. Les races dites naturelles, d’autre part, sont celles qu’on trouve actuellement dans les pays à demi civilisés, et qui habitaient autrefois des districts séparés dans presque tous les pays de l’Europe. Elles n’ont été que rarement l’objet d’une sélection intentionnelle de la part de l’homme, mais elles ont été influencées soit par une certaine sélection inconsciente, soit par la sélection naturelle, car les animaux élevés dans les pays à demi civilisés ont encore à pourvoir par eux-mêmes dans une assez grande mesure à leurs propres besoins. Il est aussi probable que les races naturelles ont dû être influencées jusqu’à un certain point par les modifications, d’ailleurs légères, qui ont pu survenir dans les conditions physiques ambiantes.

Il y a une distinction beaucoup plus importante à faire, entre les races qui, depuis leur origine, ont été modifiées d’une manière assez lente et insensible, pour que nous puissions à peine dire quand et comment la race s’est formée, même si nous avions ses ancêtres sous les yeux et les races dont le point de départ a été une déviation demi-monstrueuse de conformation, qui peut ensuite s’être augmentée par sélection. D’après ce que nous savons de leur histoire, et d’après leur apparence générale, nous pouvons être à peu près certains que le cheval de course, le lévrier, le coq de combat, etc., se sont formés et améliorés lentement, comme cela a aussi été le cas pour quelques races de pigeons. Il est d’autre part constaté que les races des moutons ancons et mauchamps, le bétail niata, les bassets et les mops, les poules sauteuses et frisées, les pigeons à courte-face, les canards à bec courbé, etc., ainsi qu’une foule de variétés de plantes, ont apparu subitement à peu près dans l’état où elles sont actuellement. La fréquence de cas pareils pourrait faire supposer à tort que les espèces naturelles ont dû souvent avoir une origine soudaine analogue.

Mais nous n’avons pas de preuves de l’apparition, ou du moins de la propagation continue, dans l’état naturel, de brusques modifications de conformation, et on pourrait opposer à cette manière de voir quelques raisons générales, et en particulier celle que, sans séparation, une variation monstrueuse unique serait presque inévitablement bientôt effacée par le croisement.

Nous avons, d’autre part, des preuves nombreuses qu’à l’état de nature, il apparaît constamment de légères variations individuelles de toutes espèces, et ceci nous porte à conclure que les espèces doivent généralement leur origine à une sélection naturelle, non de modifications brusques, mais de différences fort légères, suivant une marche comparable à l’amélioration lente et graduelle qu’ont éprouvée nos chevaux de course, nos lévriers et nos coqs de Combat. Chaque détail de conformation étant dans chaque espèce précisément adapté à ses conditions d’existence, il en résulte qu’il sera fort rare qu’un point de l’organisation soit seul modifié, sans cependant, comme nous l’avons vu, que toutes les modifications coadaptées aient dû nécessairement se réaliser d’une manière absolument simultanée. Un grand nombre de modifications sont toutefois d’emblée en connexion mutuelle en vertu de la loi de corrélation ; d’où il résulte que les espèces même très-voisines ne diffèrent presque jamais entre elles par un seul caractère. Cette remarque peut aussi s’appliquer jusqu’à un certain point aux races domestiques, car lorsqu’elles diffèrent beaucoup les unes des autres, elles diffèrent aussi généralement sous beaucoup de rapports.

Quelques naturalistes affirment hardiment[1] que les espèces sont des produits absolument distincts, et ne passent jamais des uns aux autres par des chaînons intermédiaires, tandis qu’on peut toujours rattacher entre elles ou à leurs ancêtres les variétés domestiques. Mais si nous pouvions toujours trouver les formes qui relient entre elles nos diverses races de chiens, de chevaux, de bêtes bovines, de moutons, de porcs, etc., les doutes incessants qui règnent au sujet de leur descendance d’une ou plusieurs espèces, n’auraient pas de raison d’être. Le genre lévrier, si je puis me servir de cette expression, ne peut se relier exactement à aucune autre race, à moins peut-être de remonter jusqu’aux anciens monuments égyptiens. Notre bouledogue anglais constitue aussi une race fort distincte. Dans tous ces cas nous devons exclure les races croisées, puisque par le moyen du croisement on peut relier les espèces les plus distinctes. Par quels intermédiaires pouvons-nous rattacher aux autres races gallines la race Cochinchinoise ? En cherchant parmi les races encore conservées dans des pays éloignés, et en compulsant les données historiques, nous pouvons établir la filiation entre le bizet comme ancêtre, et les pigeons Culbutants, Messagers et Barbes ; mais nous ne pouvons le faire pour les Turbits et les Grosses-Gorges. Le degré de différence entre les diverses races domestiques dépend de l’étendue des modifications qu’elles ont subies, et surtout de l’extinction finale des races intermédiaires et moins estimées, qui, pour cette raison, ont été négligées.

On a souvent objecté que les changements reconnus comme étant éprouvés par les races domestiques, n’élucident aucunement ceux qu’on suppose avoir eu lieu dans les espèces naturelles, puisqu’on prétend que les premières ne sont que des formes temporaires, tendant toujours à faire retour à leur forme primitive dès qu’elles reprennent leur liberté. Cet argument a été fort bien combattu par M. Wallace[2], et nous avons donné, dans le treizième chapitre, des faits détaillés montrant qu’on a beaucoup exagéré chez les animaux et végétaux revenus à l’état sauvage, cette tendance au retour, qui existe cependant jusqu’à un certain point. Il serait contraire à tous les principes au développement desquels cet ouvrage est consacré, que les animaux domestiques, placés dans de nouvelles conditions, et contraints à lutter pour leurs besoins contre une foule d’autres concurrents, ne fussent pas à la longue modifiés en quelque manière. Il ne faut pas non plus oublier que, dans tous les êtres organisés, un grand nombre de caractères peuvent demeurer à un état latent, prêts à se développer dans des conditions convenables ; et que, dans les races modifiées depuis une époque récente, la tendance au retour est tout particulièrement forte. Mais l’antiquité de diverses races prouve clairement qu’elles restent presque constantes tant que les circonstances extérieures demeurent les mêmes.

Quelques auteurs ont aussi hardiment soutenu que l’étendue des variations dont nos productions domestiques sont susceptibles, est rigoureusement limitée, mais cette assertion ne repose que sur de bien faibles bases. Que son étendue soit ou non limitée dans une direction particulière quelconque, la tendance à la variabilité générale semble illimitée. Le bétail, le mouton, le porc, ont été domestiqués et ont varié dès les temps les plus reculés, comme le montrent les recherches de Rütimeyer et d’autres, et cependant ces animaux ont tout récemment été améliorés à un degré sans égal, ce qui implique une variabilité de conformation continue. Le froment, ainsi que nous le prouvent les restes trouvés dans les habitations lacustres de la Suisse, est une des plantes dont la culture est la plus ancienne, et cependant on en voit actuellement apparaître parfois des variétés nouvelles et supérieures. Il est possible qu’on n’arrive jamais à produire des bœufs plus grands ou à proportions plus belles que nos animaux actuels, ou un cheval plus rapide qu’Éclipse, ou une groseille plus grosse que la variété « London ; » mais il serait téméraire d’affirmer que sous ces divers points de vue, on ait définitivement atteint la dernière limite. On a déjà souvent affirmé qu’on était arrivé à la perfection pour certaines fleurs et fruits, mais cependant le type n’a pas tardé à être dépassé. On ne parviendra peut-être pas à obtenir une race de pigeons à bec plus court que celui du Culbutant courte-face actuel, ou à bec plus long que celui du Messager anglais, car ces oiseaux sont d’une constitution faible, et mauvais reproducteurs ; mais ces becs courts et longs sont les points que depuis cent cinquante ans environ on a constamment cherché à améliorer, et quelques juges très-compétents refusent d’admettre que la dernière limite du possible ait encore été atteinte. Nous pouvons aussi raisonnablement supposer, d’après ce que nous voyons de la variabilité des parties très-modifiées dans les espèces naturelles, que toute conformation, après être demeurée constante pendant une longue série de générations peut, sous l’action de nouvelles conditions d’existence, recommencer une nouvelle série de variations, et donner ainsi de nouveau prise à la sélection. Néanmoins, ainsi que le fait remarquer avec raison M. Wallace[3], il doit y avoir chez les productions tant naturelles que domestiques, une limite aux changements possibles dans certaines directions ; il y a par exemple une limite à la rapidité que peut atteindre un animal terrestre, parce qu’elle est déterminée par les frottements à vaincre, le poids à porter, et l’énergie avec laquelle les fibres musculaires peuvent se contracter. Le cheval de course anglais peut être arrivé à cette limite, mais il surpasse déjà en rapidité son ancêtre sauvage et toutes les autres espèces du genre.

À voir les différences qui existent entre beaucoup de races domestiques, il n’est pas surprenant que quelques naturalistes aient conclu à leur descendance de plusieurs souches primitives, ignorant l’influence de la sélection, et la haute antiquité de l’homme comme éleveur d’animaux n’étant connue que depuis peu. La plupart des naturalistes admettent toutefois assez volontiers que plusieurs races très-dissemblables proviennent d’une souche unique, bien que, ne connaissant guère l’art de l’élevage, ils ne puissent montrer les chaînons qui les relient, ni dire où et quand les races ont pris naissance. Les mêmes naturalistes déclarent cependant, avec une circonspection philosophique, qu’ils ne pourront jamais admettre la provenance d’une espèce d’une autre, avant d’avoir sous les yeux tous les passages intermédiaires. Or, les éleveurs de fantaisie tiennent exactement le même langage relativement aux races domestiques ; ainsi l’auteur d’un excellent ouvrage dit qu’il n’accordera jamais que les pigeons Messagers et Paons descendent du bizet sauvage, « tant qu’on n’aura pas effectivement observé les transitions et qu’on ne pourra les obtenir à volonté. » Il est sans doute un peu difficile de saisir les effets considérables qui peuvent résulter de l’accumulation de légers changements pendant de nombreuses générations, mais il faut bien vaincre cette difficulté pour comprendre l’origine des races domestiques ou des espèces naturelles.

Comme nous avons tout récemment discuté les causes qui provoquent, et les lois qui régissent la variabilité, je me bornerai à en rappeler ici les points principaux. Du fait que les organismes domestiqués sont, plus que les espèces vivant à l’état de nature, sujets à de légères variations de conformation et aux monstruosités ; et de celui que les espèces jouissant d’une distribution très-étendue varient beaucoup plus que celles qui n’habitent que des régions circonscrites ; nous devons inférer que la variabilité dépend principalement du changement dans les conditions d’existence ; sans pour cela méconnaître les effets d’une combinaison inégale des caractères dérivés des deux parents, et ceux du retour vers les ancêtres. Les changements dans les conditions ont une tendance spéciale à rendre plus ou moins impuissants les organes reproducteurs, d’où ceux-ci paraissent souvent en défaut quant à la transmission fidèle des caractères des parents. Ils agissent aussi sur l’organisation d’une manière définie et directe, de manière que la plupart des individus de la même espèce qui s’y trouvent exposés se modifient d’une manière semblable ; mais nous ne pouvons que rarement dire pourquoi telle ou telle partie est affectée plutôt que telle autre. Toutefois, dans la plupart des cas, l’action directe des changements des conditions, à côté de la variabilité qu’ils causent indirectement par leur influence sur les organes reproducteurs, a ordinairement pour résultat des modifications non définies, à peu près de la même manière que l’exposition au froid ou l’absorption d’un même poison peuvent affecter différemment des individus divers. Nous avons lieu de croire qu’un excès habituel d’aliments très-nutritifs, ou simplement leur excès relativement à l’usure de l’organisation par l’exercice, est une cause tout particulièrement propre à déterminer la variabilité. Lorsque nous considérons les croissances symétriques et complexes que peut provoquer une parcelle infiniment petite du poison d’un gallinsecte, nous devons croire que de légers changements apportés à la nature chimique de la sève ou du sang peuvent entraîner à des modifications extraordinaires de structure.

L’accroissement de l’usage d’un muscle et des parties connexes, ainsi que l’activité augmentée d’une glande ou d’un autre organe, entraînent une augmentation dans leur développement. Le défaut d’usage produit l’effet contraire. Chez les produits domestiques, les organes deviennent quelquefois rudimentaires par atrophie, mais il est peu probable que ce résultat ait jamais été déterminé par le défaut d’usage seul. Au contraire, chez les espèces naturelles, un grand nombre d’organes paraissent avoir été rendus rudimentaires par le défaut d’usage, par l’action du principe d’économie de croissance, et par celui plus hypothétique discuté dans le chapitre précédent, c’est-à-dire la destruction finale des gemmules émanées de ces parties inutiles. On peut attribuer cette différence entre les races domestiques et les espèces naturelles à ce que le défaut d’usage n’a pas pu agir sur les premières pendant un temps suffisant, et aussi à ce que leur position les dispense de cette lutte pour l’existence, à laquelle sont soumises toutes les espèces à l’état de nature, et dont une des conséquences est une stricte économie dans le développement de chaque partie du corps. La loi de compensation ou de balancement paraît néanmoins affecter dans une certaine mesure, même nos productions domestiques.

Il ne faut point exagérer l’importance de l’action définie que peuvent exercer les changements de conditions ou les effets de l’usage et du défaut d’usage, pour modifier d’une manière semblable tous les individus d’une même espèce. Chaque partie de l’organisme étant très-variable, et les variations pouvant être tant d’une manière consciente qu’inconsciente, triées par sélection, il est difficile de distinguer entre les effets directs des conditions extérieures et ceux de la sélection des variations non définies. Ainsi il est possible que les pattes de nos chiens aquatiques et des chiens américains qui ont à marcher sur la neige, soient devenues partiellement palmées par le fait qu’ils écartaient beaucoup les doigts ; mais il est plus probable que la palmure, comme la membrane interdigitale de certains pigeons, a apparu spontanément, et s’est ensuite augmentée par la conservation pendant une longue suite de générations des meilleurs nageurs ou de ceux qui pouvaient le mieux marcher sur la neige. Un éleveur de fantaisie qui voudrait réduire la taille de ses Bantams ou de ses pigeons Culbutants ne songerait jamais à les affamer, mais choisirait toujours les plus petits individus qui surgiraient spontanément. Les mammifères naissent quelquefois sans poil, et des races nues ont été formées, mais il n’y a pas lieu de croire que le fait ait été causé par la chaleur du climat.

La haute température du climat des tropiques fait perdre aux moutons leur toison, et l’humidité et le froid agissent d’autre part comme stimulants pour la croissance du poil ; il est toutefois possible que ces changements ne soient simplement qu’une exagération du renouvellement annuel et régulier de robe ; mais qui pourra décider jusqu’à quel point ce changement périodique, ou l’épaisse fourrure des animaux arctiques, ou leur couleur blanche, sont dus à l’action directe d’un climat rigoureux, et quelle est la part qu’il faut attribuer à la conservation pendant une longue suite de générations des individus les mieux protégés ?

De toutes les lois qui régissent la variabilité, celle de la corrélation est la plus importante. Pour un grand nombre de cas de légères déviations de conformation comme pour des monstruosités graves, nous ne pouvons pas même soupçonner quel peut être le genre de corrélation qui les relie ; mais pour les parties homologues — telles que les membres antérieurs et postérieurs — les poils, les cornes et les dents, — nous voyons que les parties qui sont semblables dans les premières phases du développement, et se trouvent soumises à des conditions également semblables, sont aptes à être modifiées d’une manière analogue, et que ces parties homologues, étant de même nature, tendent à se fusionner entre elles, et à varier de nombre lorsqu’elles sont multiples.

Bien que toute variation soit causée directement ou indirectement par quelque changement dans les conditions ambiantes, nous ne devons jamais oublier que l’action de celles-ci est essentiellement réglée par la nature de l’organisation sur laquelle elles agissent. Des organismes distincts, placés dans des conditions semblables, peuvent varier de manières différentes, tandis que d’autres organismes très-voisins, placés dans des conditions dissemblables, varient souvent d’une manière très-analogue. C’est ce que nous montrent les cas où une même modification peut se représenter à de longs intervalles chez une même variété, et aussi les divers cas remarquables que nous avons signalés de variétés analogues ou parallèles ; et si dans ces derniers il en est quelques-uns qu’on puisse expliquer par le retour, il n’en est pas de même de tous.

La variabilité de nos produits domestiques pourra être au plus haut degré compliquée : — par l’action indirecte des changements de conditions sur l’organisation, en tant qu’ils affectent l’intégrité des organes reproducteurs ; — par leur action directe sur les individus d’une même espèce, qui sera autre suivant de légères différences constitutionnelles, et pourra les faire varier tantôt d’une même manière tantôt d’une manière différente ; — par l’effet de l’augmentation ou de la diminution de l’usage des organes, — et par la corrélation. L’organisation dans son entier devient ainsi légèrement plastique. Bien que chaque modification doive avoir sa cause déterminante, et être soumise à une loi, nous pouvons si rarement saisir la relation précise entre la cause et l’effet, que nous sommes portés à parler des variations comme si elles naissaient d’une manière spontanée. Nous pouvons même les appeler accidentelles, mais dans le sens seulement que nous attacherions au terme en disant, par exemple, qu’un fragment de rocher tombant d’une hauteur doit sa forme à un accident.

Il vaut la peine d’examiner les résultats de l’exposition à des conditions artificielles d’un grand nombre d’animaux de la même espèce, pouvant librement s’entre-croiser sans l’intervention d’aucune sélection ; et de considérer ensuite les résultats lorsque la sélection est appelée à entrer en jeu. Supposons que cinq cents bizets sauvages soient enfermés dans une volière dans leur pays natal, nourris comme les pigeons le sont ordinairement, et qu’on ne les laisse pas augmenter en nombre. Les pigeons se propageant très-rapidement, je suppose qu’il fallût annuellement en tuer au hasard mille ou quinze cents. Après plusieurs générations, nous pouvons être certains que quelques-uns des pigeonneaux présenteraient quelques variations qui tendraient à être héréditaires ; car actuellement il apparaît souvent de légères déviations de conformation, mais qui sont rejetées comme tares, parce que la plupart des races sont bien établies. Nous n’en finirions pas si nous voulions entreprendre l’énumération de la multitude des points qui varient encore ou ont récemment varié. Une foule de variations corrélatives se présenteraient : — entre la longueur des rémiges et rectrices, — entre le nombre des rémiges primaires, le nombre et la largeur des côtes, et la taille et la forme du corps, — le nombre des scutelles et la grandeur des pattes, — entre la longueur du bec et celle de la langue, — entre la grandeur des narines et celle des paupières, la forme de la mandibule inférieure et le développement des caroncules, — entre la nudité des oiseaux à l’éclosion et la couleur de leur plumage futur, — entre la grandeur des pattes et celle du bec, — et une foule d’autres points. Enfin comme nous supposons nos oiseaux enfermés dans une volière, où ils ne se serviraient que peu de leurs ailes et de leurs pattes, certaines parties de leur squelette, telles que le sternum, les omoplates et les membres, subiraient par conséquent une certaine réduction dans leur grosseur.

Dans le cas que nous supposons, comme il faudrait chaque année tuer sans distinction un assez grand nombre d’oiseaux, toute variété nouvelle n’aurait aucune chance de survivre assez longtemps pour se reproduire ; d’ailleurs les variations qui pourraient surgir étant très-variées, il n’y aurait que fort peu de chances en faveur de l’appariage de deux oiseaux ayant varié d’une manière semblable ; néanmoins il se pourrait qu’un oiseau présentant une variation vint à la transmettre seul à sa descendance, laquelle se trouvant exposée aux mêmes conditions qui ont déterminé la première variation, hériterait en outre de son ascendant modifié la tendance à varier de la même manière. Il en résulte que si les conditions étaient de nature à provoquer une variation particulière, tous les oiseaux pourraient, au bout d’un certain temps, se trouver semblablement modifiés. Mais le résultat le plus ordinaire serait plutôt qu’un oiseau variât dans un sens, et un autre dans un sens différent ; l’un ayant un bec plus long, un second plus court ; l’un ayant quelques plumes noires, un autre des plumes blanches ou rouges ; et tous ces oiseaux s’entre-croisant continuellement, le résultat final serait un ensemble d’individus, différant légèrement les uns des autres sur beaucoup de points, mais certainement plus que les bizets primitifs. Mais il n’y aurait aucune tendance à la formation de races distinctes.

Si maintenant on traitait, comme nous venons de le dire, deux lots de pigeons, l’un en Angleterre, l’autre dans un pays tropical, les deux étant nourris d’aliments dissemblables, différeraient-ils après un certain nombre de générations ? Si nous considérons les cas donnés dans le vingt-troisième chapitre, et les différences qui existaient autrefois entre les races de bétail, moutons, etc., dans presque chaque contrée de l’Europe, nous sommes fortement tentés d’admettre que nos deux lots seraient modifiés d’une manière différente par l’influence du climat et de la nourriture. Mais les preuves de l’action définie des changements de condition sont insuffisantes dans la plupart des cas ; et pour ce qui concerne les pigeons, ayant eu l’occasion d’examiner une grande collection de ces oiseaux domestiques, que Sir W. Elliot m’a envoyée de l’Inde, j’ai trouvé qu’ils présentaient des variations remarquablement semblables à celles des pigeons européens.

Si l’on enfermait ensemble deux races distinctes en nombre égal, il y a lieu de penser que, jusqu’à un certain point, elles préféreraient s’apparier avec leur propre type, mais cependant elles pourraient aussi s’entre-croiser ; et vu l’accroissement de la vigueur et de la fécondité de leur descendance croisée, l’ensemble du corps finirait par se mélanger plus promptement qu’il ne l’eût fait sans cela. La prépondérance de certaines races sur d’autres, aurait aussi pour effet que la descendance combinée ne présenterait pas des caractères rigoureusement intermédiaires. J’ai aussi montré que l’acte du croisement détermine, par lui-même, une tendance au retour, de sorte que les produits croisés tendraient à faire retour à l’état du bizet primitif, et finiraient peut-être, avec le temps, par ne pas être beaucoup plus hétérogènes par leurs caractères que dans notre premier cas, celui d’oiseaux de la même race enfermés ensemble.

J’ai dit que les produits du croisement gagnent en vigueur et en fécondité ; c’est ce dont les faits donnés au chapitre dix-septième, ne permettent pas de douter ; et bien que la démonstration en soit moins facile à donner, il est probable qu’une reproduction consanguine longtemps continuée a des conséquences nuisibles. Si, chez les hermaphrodites de tous genres, les éléments sexuels du même individu agissaient habituellement l’un sur l’autre, une reproduction consanguine la plus intime possible et perpétuelle en serait la conséquence. Mais chez tous les animaux hermaphrodites, autant que j’ai pu le voir, la conformation permet et souvent nécessite un croisement avec un individu distinct ; et chez les plantes hermaphrodites, nous rencontrons constamment des dispositions parfaitement propres à assurer ce résultat. Il n’y a rien d’exagéré à affirmer que, si nous pouvons avec sûreté conclure de leur structure à l’usage des griffes et des canines d’un animal carnivore, ou à celui des fils visqueux de la toile de l’araignée, ou des crochets et des plumules qui se trouvent sur les graines, nous pouvons avec une égale certitude dire que beaucoup de fleurs sont construites de manière à assurer leur croisement avec une plante distincte, et nous devons admettre la conclusion à laquelle nous sommes arrivés après discussion du sujet, — à savoir qu’il doit résulter un effet avantageux du concours sexuel d’individus distincts.

Pour en revenir à notre exemple, nous avons supposé que les oiseaux étaient maintenus à un chiffre constant par une destruction faite au hasard d’un certain nombre d’individus ; mais si le moindre choix préside à la conservation des uns et à la destruction des autres, le résultat sera complétement changé. Que le propriétaire remarque une légère variation dans un de ses oiseaux, et désire former une race possédant ce caractère, il y arrivera en fort peu de temps par un appariage convenable et une sélection soigneuse des jeunes. Comme toute partie qui a une fois varié continue généralement à varier dans la même direction, il est facile, en conservant toujours les individus les plus fortement caractérisés, d’augmenter la somme des différences jusqu’à ce que le type de perfection qu’on a déterminé d’avance soit atteint ; c’est là de la sélection méthodique.

Si le propriétaire de la volière, sans songer à la création d’une race nouvelle, mais admirant simplement davantage, par exemple, les becs courts que les longs, veut réduire le nombre de ses oiseaux, il sacrifiera généralement les derniers, et il n’est pas douteux qu’avec le temps, il ne modifie sensiblement sa souche. Il est peu probable que deux personnes élevant des pigeons et agissant de cette manière, se trouvent préférer exactement les mêmes caractères ; nous savons, au contraire, qu’elles rechercheraient plutôt les caractères directement opposés, et que les deux lots finiraient définitivement par être différents. C’est ce qui est effectivement arrivé pour les familles de bétail, de moutons et de pigeons, qui ont été longtemps conservées, et dont les éleveurs se sont soigneusement occupé, sans aucune intention, de produire de nouvelles sous-races distinctes. Ce genre de sélection inconsciente interviendra plus spécialement chez les animaux qui sont utiles à l’homme ; car chacun cherchant à obtenir les meilleurs chiens, chevaux, vaches ou moutons, ces animaux transmettront plus ou moins sûrement leurs bonnes qualités à leur progéniture. Personne ne pousse la négligence jusqu’à faire reproduire les animaux les plus inférieurs ; car même lorsque les sauvages sont forcés, par le besoin, de tuer quelques-uns de leurs animaux, ils sacrifient les moins bons et conservent les meilleurs. Pour les animaux qu’on élève pour l’usage et non comme simple amusement, différentes modes prévalent suivant les endroits, et déterminent la conservation et par conséquent la transmission d’une foule de particularités insignifiantes. La même marche a été suivie pour la culture de nos arbres fruitiers et de nos légumes, dont les meilleurs ont toujours été les plus abondamment cultivés, et ont occasionnellement fourni de graine des plantes supérieures à leurs parents.

Les diverses branches dont nous venons de parler, et qui ont été formées sans intention par les éleveurs, les modifications également non cherchées chez les races étrangères transportées dans un nouveau milieu, nous fournissent d’excellentes preuves du pouvoir de la sélection inconsciente. Cette forme de sélection qui a probablement amené des résultats beaucoup plus importants que la sélection méthodique, est au point de vue théorique également très-importante en ce qu’elle ressemble beaucoup à la sélection naturelle. En effet, pendant la marche de l’opération, les animaux les meilleurs ou les plus estimés ne sont pas séparés, ni leur croisement avec d’autres individus de la même race empêché ; ils sont simplement préféré et conservés ; ce qui, au bout d’un certain nombre de générations, entraîne à leur augmentation et à leur amélioration graduelles, de sorte qu’en définitive ils finissent par prévaloir, à l’exclusion de la forme parente ancienne.

Chez nos animaux domestiques, la sélection naturelle arrête la production de races présentant quelque déviation nuisible de structure. Dans le cas d’animaux gardés par les sauvages ou des peuples à demi civilisés, et qui dans diverses circonstances ont largement à pourvoir par eux-mêmes à leurs propres besoins, la sélection naturelle joue probablement un rôle plus important ; aussi ces animaux ressemblent-ils souvent beaucoup aux espèces naturelles.

Comme il n’y a pas de limite au désir qu’a l’homme de posséder des animaux et des plantes toujours plus utiles sous tous les rapports, et que l’éleveur de fantaisie cherche toujours, en raison des fluctuations extrêmes de la mode, à obtenir des caractères de plus en plus prononcés, il y a dans les races, sous l’action prolongée de la sélection méthodique et inconsciente, une tendance constante à diverger toujours plus de la souche parente, et à différer entre elles de plus en plus lorsqu’on en a créé plusieurs, recherchées pour des qualités diverses. Ceci conduit à la divergence des caractères. Les sous-variétés améliorées et les races se formant lentement, les races anciennes et moins améliorées, sont négligées et diminuent de nombre. Lorsqu’il n’y a plus dans une localité que quelques individus d’une race, la reproduction continue entre eux, contribue à leur extinction finale, en diminuant leur vigueur et leur fertilité ; les chaînons intermédiaires se perdent, et les races qui ont déjà divergé deviennent ainsi très-distinctes par leurs caractères.

Nous avons, dans les chapitres consacrés au pigeon, montré par des détails historiques et par l’existence dans des pays éloignés de sous-variétés intermédiaires, que plusieurs d’entre elles ont constamment divergé par leurs caractères, et que beaucoup de nos races anciennes et intermédiaires se sont éteintes. On pourrait citer d’autres cas de l’extinction de races domestiques, comme celles du chien-loup irlandais, de l’ancien chien courant anglais, et en France de deux races, dont une était tenue en haute estime[4]. M. Pickering[5] remarque que le mouton figuré sur les plus anciens monuments égyptiens est actuellement inconnu, et qu’au moins une des variétés du bœuf existant autrefois en Égypte, s’est également éteinte. Il en a été de même pour quelques animaux et plusieurs plantes cultivées par les anciens habitants de l’Europe, pendant l’époque néolithique. Au Pérou, son Tschudi[6] trouva dans quelques tombeaux antérieurs aux Incas, deux sortes de maïs actuellement inconnues dans le pays. Quant à nos fleurs et végétaux culinaires, la production de variétés nouvelles et leur extinction n’ont pas cessé. Actuellement les races améliorées déplacent quelquefois les plus anciennes avec une rapidité extraordinaire ; c’est ce qui est arrivé en Angleterre tout récemment pour les porcs. Le bétail à longues cornes fut, dans son pays natal, « subitement balayé comme l’eût fait une épidémie meurtrière, » par l’introduction des courtes-cornes[7].

Nous pouvons voir tout autour de nous les grands résultats produits par l’action des sélections méthodique et inconsciente, contenues et jusqu’à un certain point régularisées par la sélection naturelle. Il suffit de comparer les nombreux animaux et végétaux qu’on expose dans nos concours à leurs formes parentes, quand nous les connaissons, ou consulter sur leurs états antérieurs les anciens documents historiques. Presque tous nos animaux domestiques ont donné naissance à des races nombreuses et distinctes, à l’exception de ceux qu’on ne peut pas facilement soumettre à la sélection, — comme le chat, la cochenille et l’abeille, — et de ceux qui ont peu de valeur. D’après ce que nous connaissons de la marche de la sélection, la formation de nos races a été lente et graduelle. L’homme qui a le premier remarqué et conservé un pigeon ayant l’œsophage un peu élargi, le bec un peu plus long, ou la queue un peu plus étalée que d’habitude, n’a jamais pensé qu’il eût fait le premier pas vers la création du grosse-gorge, du messager et du pigeon-paon. L’homme peut non-seulement créer des races anormales, mais aussi des races dont la conformation entière est admirablement adaptée et coordonnée pour certains buts, comme celles des chevaux de course ou de trait, et les lévriers. Il n’est point nécessaire que toutes les petites modifications de conformation conduisant au type de perfection cherché, apparaissent à la fois dans toutes les parties du corps et soient simultanément choisies par sélection. Bien que l’homme ne s’attache que rarement à des différences dans les organes essentiels au point de vue physiologique, il a cependant si profondément modifié certaines races, que, trouvées à l’état sauvage, on les rangerait sans aucun doute dans des genres différents.

La meilleure preuve des effets de la sélection est fournie par le fait que les parties ou les qualités qui diffèrent le plus entre les diverses races animales ou végétales sont précisément celles que l’homme recherche le plus. Ce résultat est évident si on compare les différences que présentent les fruits produits par les variétés d’un même arbre fruitier, les fleurs des variétés de plantes de jardin ; les graines, racines ou feuilles de nos plantes agricoles et culinaires, à celles qui existent entre les autres parties moins estimées des mêmes plantes. Une démonstration d’un autre genre non moins frappante résulte du fait constaté par Oswald Heer[8], que les graines d’un grand nombre de végétaux, — froment, orge, avoine, pois, fèves, lentilles et pavots, — cultivés par les anciens habitants lacustres de la Suisse, étaient toutes plus petites que celles de nos races actuelles. Rütimeyer a aussi montré que les moutons et le bétail des anciennes habitations lacustres étaient également plus petits que ceux d’aujourd’hui. Dans les débris de cuisine du Danemark, le premier chien dont on ait retrouvé les restes était le plus faible, et a été remplacé pendant la période du bronze par un autre plus robuste, auquel succéda un troisième encore plus fort pendant l’âge du fer. Dans l’âge du bronze, le mouton du Danemark avait des membres extraordinairement grêles, et le cheval était plus petit que le cheval actuel[9]. Sans doute que, dans ces cas, des races nouvelles et plus grandes ont été introduites de pays étrangers par l’immigration de nouvelles hordes humaines ; mais il est peu probable que chacune de ces races plus fortes qui, avec le temps, a supplanté une race antérieure plus petite, ait dû descendre d’une espèce distincte et plus grande ; il est infiniment plus probable que les races domestiques de nos divers animaux se sont graduellement améliorées dans les différentes parties du grand continent européo-asiatique, et se sont de là répandues dans les autres pays. Ce fait de l’augmentation graduelle de la taille de nos animaux domestiques est d’autant plus frappant, que certains animaux à demi ou tout à fait sauvages, tels que le cerf, l’aurochs, le sanglier[10], ont, à peu près dans le cours de la même période, diminué de grandeur.

Les conditions favorables à la sélection par l’homme sont : — une grande attention dans l’étude des caractères, — une infatigable persévérance, — la facilité d’apparier ou de séparer les animaux, — la possibilité de les élever en grand nombre, de manière à pouvoir conserver les meilleurs et rejeter ou détruire les individus inférieurs. La circonstance du grand nombre augmente encore les chances de l’apparition de déviations de conformation bien accusées. La longueur du temps est aussi un fait de toute importance, car tout caractère doit être augmenté par la sélection de variations successives de même nature pour devenir bien prononcé, ce qui ne peut s’effectuer qu’au bout d’une longue suite de générations. Le temps aussi permet la fixation d’un caractère nouveau par la mise de côté continuelle des individus qui font retour ou varient, et la conservation de ceux qui ont hérité du caractère cherché. Aussi, quoique quelques animaux aient, dans de nouvelles conditions d’existence, varié très-rapidement sous certains rapports, comme les chiens dans l’Inde, et les moutons dans les Indes occidentales, la plupart des animaux et végétaux qui ont produit des races très-fortement marquées ont été domestiqués fort anciennement, même avant les temps historiques. Aussi n’avons-nous aucun document relatif à l’origine de nos principales races domestiques ; et même actuellement la formation de nouvelles branches ou sous-races se fait assez lentement pour que leur première apparition passe souvent inaperçue. Un éleveur porte son attention sur un point particulier, ou apparie simplement ses animaux avec plus de soin, et au bout de quelque temps, ses voisins aperçoivent une légère différence ; — celle-ci va augmentant par sélection inconsciente et méthodique, une nouvelle sous-race surgit ainsi, reçoit un nom local et se répand ; mais à ce moment, son histoire est presque oubliée. Quand cette nouvelle race s’est largement répandue, elle donne naissance à son tour à d’autres branches ou sous-races, dont les meilleures réussissent et se propagent, et finissent par supplanter les autres plus anciennes, et ainsi de suite ; telle est la marche de l’amélioration.

Lorsqu’une race bien accusée est une fois établie, si elle n’est pas remplacée par d’autres sous-races encore en voie d’amélioration, et si elle n’est pas exposée à des changements considérables de conditions d’existence de nature à provoquer chez elle soit une variabilité ultérieure, soit un retour à des caractères anciennement perdus, elle pourra durer très-longtemps. C’est ce que nous pouvons conclure de l’antiquité de certaines races, mais nous devons être circonspects sur ce point, car une même variation peut apparaître d’une manière indépendante après de longs intervalles, et dans des lieux fort éloignés. C’est très-probablement ce qui est arrivé pour le chien basset qui est figuré sur les anciens monuments égyptiens, pour le porc à sabots pleins[11] mentionné par Aristote, pour les volailles à cinq doigts décrites par Columelle, et certainement pour la pêche lisse (nectarine). D’après les chiens représentés sur les monuments égyptiens, environ 2000 ans avant J.-C., nous voyons que quelques-unes des races principales existaient déjà alors, mais il est extrêmement douteux qu’elles aient été identiques aux nôtres. Un gros dogue sculpté sur une tombe assyrienne, 640 ans avant J.-C. est, dit-on, le même chien que celui qu’on importe encore dans la même localité, et qui vient du Thibet. Le vrai lévrier existait pendant la période classique romaine. Si nous en venons à une période plus récente, nous avons vu que, bien que la plupart des races du pigeon existassent il y a deux ou trois siècles, elles n’ont pas toutes conservé jusqu’à ce jour exactement les mêmes caractères ; il faut toutefois excepter celles qu’on n’a point cherché à améliorer, comme le pigeon Heurté, et le Culbutant terrien de l’Inde.

De Candolle[12] a discuté à fond l’antiquité de diverses races de plantes, et constate que le pavot à graines noires était connu du temps d’Homère, que le sésame à graines blanches l’était par les anciens Égyptiens, et les amandes douces et amères par les Hébreux ; mais il n’est pas improbable que quelques-unes de ces variétés aient pu se perdre et reparaître. Une variété d’orge et, à ce qu’il semble, une de froment, qui toutes deux étaient très-anciennement cultivées par les habitants lacustres de la Suisse, existent encore. On dit[13] qu’on a exhumé d’un ancien cimetière, dans le Pérou, des échantillons d’une petite variété de courge qui est encore commune sur le marché de Lima. De Candolle fait remarquer que dans les ouvrages et les figures du xvie siècle ; on peut reconnaître les principales races du chou, de la rave et de la courge ; on pouvait s’y attendre pour une époque encore relativement récente, mais il n’est pas certain que ces plantes soient absolument identiques à nos sous-variétés actuelles. On dit toutefois que le chou de Bruxelles, variété qui dans quelques localités dégénère facilement, est resté pur pendant plus de quatre siècles dans l’endroit dont on le croit originaire[14].

D’après les vues que j’ai soutenues dans cet ouvrage et ailleurs, non-seulement les diverses races domestiques, mais aussi les genres les plus distincts et les ordres d’une même grande classe, — comme les baleines, les souris, les oiseaux et les poissons, — sont tous les descendants d’un ancêtre commun, et nous devons admettre que la grande somme des différences qui existent entre ces formes vivantes a été primitivement causée par simple variabilité. La considération du sujet à ce point de vue peut sans doute paraître étonnante. Mais si nous réfléchissons que des êtres en nombre infini, et pendant un laps de temps presque infini, ont eu leur organisation pour ainsi dire rendue plastique, et que toute modification légère de conformation, capable de leur être avantageuse au milieu des conditions d’existence complexes dans lesquelles ils se trouvaient, a dû être conservée, tandis qu’inversement toute modification nuisible aura été rigoureusement détruite, notre étonnement doit diminuer. L’accumulation continuelle des variations utiles doit infailliblement conduire à des conformations aussi diverses, aussi admirablement adaptées à des buts variés, aussi parfaitement coordonnées, que celles que nous voyons dans les animaux et plantes qui nous entourent. Aussi ai-je parlé de la sélection comme de la puissance par excellence, soit appliquée par l’homme à la formation de ses races domestiques, soit agissant dans la nature à la production des espèces. Revenant à la métaphore donnée dans un précédent chapitre, si un architecte venait à construire un commode et bel édifice sans employer de pierres de taille, mais en choisissant parmi les pierres roulées au fond d’un précipice, celles en forme de coin pour les voûtes, les pierres longues pour les linteaux, et les plates pour son toit, nous admirerions son habileté, et la regarderions comme l’agent principal. Or les fragments de rochers, quoique indispensables à l’architecte, sont, relativement à la construction élevée par lui, dans le même rapport que le sont les variations fluctuantes de chaque être organisé, aux conformations variées et admirables qu’ont ultérieurement acquises ses descendants modifiés.

Quelques auteurs ont déclaré que la sélection naturelle n’expliquait rien, tant qu’on n’éclaircissait pas la cause précise de chaque différence individuelle. Or, si on expliquait à un sauvage, ignorant totalement l’art de bâtir, comment l’édifice a été élevé pierre par pierre, et pourquoi on a employé aux voûtes les fragments en forme de coin, et au toit les pierres plates, etc., et qu’on lui montrât l’utilité de chaque partie et celle de la construction dans son entier, il serait déraisonnable de sa part de dire qu’on ne lui a rien expliqué, parce qu’on ne peut pas lui indiquer la cause précise de la forme de chaque fragment. Il en est de même pour l’objection que la sélection n’explique rien, parce que nous ignorons la cause de chaque différence individuelle dans la conformation de chaque être.

L’expression d’accidentelle donnée à la forme des fragments qui se trouvent au fond du précipice n’est pas rigoureusement correcte ; car la forme de chacun dépend d’une longue suite d’événements, tous obéissant à des lois naturelles : de la nature de la roche, des lignes de dépôt ou leur clivage, de la forme de la montagne qui dépend elle-même de son soulèvement et de sa dénudation subséquente, et enfin de la cause qui a déterminé l’éboulement. Mais relativement à l’emploi qu’on peut faire des fragments, leur forme peut rigoureusement être dite accidentelle. Ici nous nous trouvons en face d’une difficulté, en parlant de laquelle je sais que je sors de mon sujet. Un Créateur omniscient doit avoir prévu toutes les conséquences qui peuvent résulter des lois qu’il a lui-même imposées. Mais peut-on raisonnablement soutenir qu’il ait ordonné avec intention, employant ces mots dans leur acception ordinaire, que certains fragments de pierre prissent des formes telles que le constructeur pût, par leur moyen, élever son édifice ? Si les diverses lois qui ont déterminé la forme de chaque fragment n’étaient pas prédéterminées en vue du constructeur, peut-on avec plus de probabilité soutenir qu’il ait, en vue de l’éleveur, spécialement ordonné chacune des innombrables variations de nos animaux et plantes domestiques, — dont un grand nombre n’ont aucune utilité pour l’homme, et, loin d’être avantageuses pour l’être lui-même, lui sont le plus souvent nuisibles ? A-t-il ordonné que le jabot et les rectrices du pigeon variassent de manière à permettre à l’éleveur de pigeons de fantaisie de créer ses grotesques Grosses-gorges et ses races de Paons ? A-t-il ordonné que la conformation et les qualités mentales du chien eussent à varier pour donner naissance à une race d’une indomptable férocité, munie de mâchoires capables de terrasser un taureau pour le divertissement brutal de l’homme ? Mais si nous abandonnons le principe dans un cas, — si nous n’admettons pas que les variations du chien primitif aient été intentionnellement dirigées de manière que le lévrier, par exemple, cette image parfaite de symétrie et de vigueur, ait pu se former, — on ne peut donner l’ombre d’une raison en faveur de l’idée que les variations de nature semblable et résultant des mêmes lois générales qui, par la sélection naturelle, ont été la base fondamentale de la formation des animaux les plus parfaitement adaptés, l’homme compris, aient été dirigées d’une manière spéciale et intentionnelle. Quelque désir que nous puissions en avoir, nous ne pouvons guère adopter les vues du professeur Asa Gray, lorsqu’il dit que « la variation a été dirigée suivant certaines lignes avantageuses, comme un ruisseau qui suit des lignes d’irrigation définies et utiles. » Si nous admettons que chaque variation particulière ait été prédéterminée dès l’origine des temps, la plasticité de l’organisation, qui conduit à tant de déviations nuisibles dans la conformation, ainsi que cette puissance de reproduction surabondante qui entraîne inévitablement à une lutte acharnée pour l’existence, et a pour conséquence la sélection naturelle, ou la survivance de l’organisme le plus apte, doivent paraître des lois superflues de la nature. D’autre part, un Créateur omnipotent et omniscient ordonne et prévoit tout ; nous nous trouvons donc en face d’une difficulté aussi insoluble que celle du libre arbitre et de la prédestination.

fin du deuxième et dernier volume.
  1. Godron, de l’Espèce, 1859, t. II, p. 44, etc.
  2. Journ. Proc. Linn. Soc., 1853, vol. III, p. 60.
  3. The Quarterly Journal of Science, oct. 1867, p. 486.
  4. M. Rufz de Lavison, Bull. Soc. imp. d’acclimat., déc. 1852, p. 1009.
  5. Races of Man, 1850, p. 315.
  6. Travels in Peru (trad. angl., p. 177).
  7. Youatt, On Cattle, p. 200 ; et On Pigs, Gard. Chron., 1854, p. 410.
  8. Die Pflanzen der Pfahlbauten, 1865.
  9. Morlot, Soc. Vaud. des sciences nat., mars 1860, p. 298.
  10. Rütimeyer, Die Fauna der Pfahlbauten, 1861, p. 30.
  11. Godron, de l’Espèce, t. I, p. 368.
  12. Géogr. botanique, 1855, p. 989.
  13. Pickering, Races of Man, 1850, p. 318.
  14. Journal of a Horticultural Tour, par une députation de la Caledonian Hist. Soc., 1823, p. 293.