De la variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication/Tome II/21

La bibliothèque libre.
De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication (The Variation of Animals and Plants under Domestication)
Traduction par Jean-Jacques Moulinié.
C. Reinwald (Tom. IIp. 237-265).

CHAPITRE XXI.

SÉLECTION (suite).


Action de la sélection naturelle sur les produits domestiqués. — Importance réelle de caractères insignifiants en apparence. — Circonstances favorables à la sélection par l’homme. — Facilité à empêcher les croisements, et nature des conditions. — Attention et persévérance nécessaires. — Circonstances favorables résultant de la production d’un grand nombre d’individus. — Il n’y a pas formation de races distinctes lorsqu’il n’y a pas de sélection. — Tendance à la dégénérescence des animaux très-améliorés. — Tendance chez l’homme à pousser à l’extrême la sélection de chaque particularité, d’où divergence des caractères, et rarement convergence. — Tendance qu’ont les caractères à continuer à varier dans la direction suivant laquelle ils ont déjà varié. — La divergence des caractères, jointe à l’extinction des variétés intermédiaires, conduit à la différenciation de nos races domestiques. — Limites à la sélection. — Importance de la durée du temps. — Mode d’origine des races domestiques. — Résumé.


Action de la sélection naturelle, ou survivance du plus apte, sur les productions domestiques. — Nous ne savons que peu de chose sur ce point. Mais comme les animaux conservés chez les sauvages ont à se procurer leur nourriture, sinon complétement, du moins en grande partie, on ne peut guère douter que, dans divers pays, certaines variétés, différant par leur constitution et par des caractères divers, ne doivent mieux réussir que d’autres et se trouver ainsi l’objet d’une sélection naturelle. C’est peut-être pour cette raison que le petit nombre des animaux domestiques qu’on trouve chez les sauvages, ainsi que plusieurs auteurs en ont fait la remarque, participent de l’aspect sauvage de leurs maîtres, et ressemblent également à des espèces naturelles. Même dans les pays dès longtemps civilisés, surtout dans leurs parties qui sont plus sauvages, la sélection naturelle doit agir sur les races domestiques. Il est, en effet, évident que des variétés, différant par leurs habitudes, leur constitution ou leur conformation, seront mieux adaptées à des régions différentes, les unes aux montagnes, les autres aux plaines basses et à pâturages abondants. Ainsi les moutons Leicester améliorés qu’on menait autrefois aux collines Lammermuir, ne trouvant pas dans les maigres pâturages de cette localité les éléments nécessaires à la conservation de leur forte conformation, y diminuèrent peu à peu, chaque génération devenant inférieure à la précédente ; et lorsque les printemps étaient rigoureux, les deux tiers seulement des agneaux pouvaient survivre[1]. On a trouvé de même que le bétail de montagne du nord du pays de Galles et des Hébrides ne pouvait pas supporter le croisement avec les races plus grandes et plus délicates des régions basses. Deux naturalistes français font la remarque que chez les chevaux circassiens, exposés, comme ils le sont, à d’extrêmes vicissitudes de climats, ayant à chercher une nourriture chétive et peu abondante, et à se défendre sans cesse contre les attaques des loups, il n’y a que les plus robustes et les plus vigoureux qui survivent[2].

Chacun a dû être frappé de la grâce, de la puissance et de la vigueur du coq de Combat, avec son air hardi et confiant, son cou ferme quoique allongé, son corps compacte, ses ailes et ses cuisses puissantes, son bec fort et massif à sa base, ses ergots durs et acérés, placés bas sur la jambe, et son plumage serré, lisse et, comme une cotte de mailles, lui servant d’armure défensive. Le coq de Combat n’a pas seulement été, depuis bien des années, amélioré par la sélection humaine, mais encore, comme le fait remarquer M. Tegetmeier[3], par une sorte de sélection naturelle, car les oiseaux les plus courageux, les plus actifs et les plus forts, ayant successivement terrassé dans l’arène de combat, génération par génération, leurs antagonistes inférieurs, sont restés en définitive les seuls procréateurs de leur espèce.

Autrefois, en Angleterre, presque chaque district avait sa race propre de gros bétail et de moutons ; elles étaient pour ainsi dire appropriées au sol, au climat et aux pâturages des localités où elles vivaient, et semblaient avoir été faites par et pour elles[4]. Il nous est dans ce cas impossible de démêler les effets de l’action directe des conditions extérieures, — de l’usage ou des habitudes, — de la sélection naturelle, — et de cette sorte de sélection, que nous avons vue occasionnellement et inconsciemment exercée par l’homme, même dès les temps les plus reculés.

Étudions maintenant l’action de la sélection naturelle sur les caractères spéciaux. Bien qu’il soit difficile de résister à la nature, l’homme cependant lutte contre sa puissance, et quelquefois, comme nous le verrons, avec succès. Les faits que nous aurons à donner nous montreront aussi que la sélection naturelle agirait puissamment sur plusieurs de nos produits domestiques, s’ils n’étaient protégés contre ses effets. Ce point a de l’intérêt, car nous apprenons ainsi que des différences, très-légères en apparence, pourraient certainement déterminer la survivance d’une forme, dans le cas où elle serait obligée de lutter par elle-même pour son existence. Quelques naturalistes ont pu penser, comme cela m’est arrivé à moi-même autrefois, que, bien que la sélection, agissant dans des conditions naturelles, puisse déterminer la conformation des organes essentiels, elle ne doit cependant pas affecter les caractères que nous regardons comme de peu d’importance ; c’est cependant une erreur à laquelle nous expose l’ignorance où nous sommes des caractères qui peuvent avoir une valeur réelle pour un être organisé.

Lorsque l’homme cherche à faire reproduire un animal ayant quelque sérieux défaut dans sa conformation, ou dans les rapports mutuels de certaines parties, il pourra ne réussir que partiellement, ou pas du tout, ou rencontrer beaucoup de difficultés. Nous avons déjà parlé d’un essai fait dans le Yorkshire, pour produire du bétail à croupe très-développée, et auquel on dut renoncer parce que trop de vaches périssaient pendant le vêlage.

M. Eaton[5] dit, à propos de l’élève des Culbutants courtefaces, qu’il est convaincu que bien plus de jeunes ayant une tête et un bec comme on cherche à les obtenir ont dû périr dans l’œuf, qu’il n’en est éclos ; par la raison qu’un oiseau à face extrêmement courte ne pouvant, avec son bec, atteindre et briser sa coquille, doit nécessairement périr. Voici un cas plus curieux, dans lequel la sélection naturelle n’intervient qu’à de longs intervalles de temps. Pendant les saisons normales, le bétail niata peut brouter aussi bien que le bétail ordinaire, mais il arrive occasionnellement, comme cela a eu lieu de 1827 à 1830, que les plaines de La Plata souffrent de sécheresses prolongées qui grillent les pâturages ; dans ces circonstances le bétail ordinaire et les chevaux périssent par milliers, mais il en survit un certain nombre qui ont pu se nourrir de branchilles d’arbres, de roseaux, etc. Cette ressource étant interdite au bétail niata à cause de sa mâchoire retroussée et de la forme de ses lèvres, il est nécessairement condamné à périr avant l’autre bétail, si on ne vient pas à son aide. D’après Roulin, il existe en Colombie une race de bétail presque nu, sans poils, qu’on appelle Pelones, qui réussit dans son pays natal, mais est trop délicate pour les Cordillères ; la sélection naturelle, dans ce cas, ne fait que limiter l’extension de la variété. Il est une foule de races artificielles qui, évidemment, ne survivraient jamais à l’état de nature, telles que les lévriers Italiens, — les chiens Turcs sans poils et presque édentés, — les pigeons Paons, qui ne peuvent pas voler contre le vent, — les pigeons Barbes, dont la vue est gênée par le développement des caroncules autour des yeux, — les coqs Huppés qui sont dans le même cas, à cause de leur énorme huppe, — les taureaux et béliers sans cornes, qui, ne pouvant par conséquent tenir tête à d’autres mâles, ont ainsi peu de chance de laisser une postérité, — les plantes sans graines, et beaucoup d’autres cas analogues.

Les naturalistes systématiques n’attachent généralement que peu d’importance à la couleur ; voyons donc jusqu’à quel point elle peut indirectement affecter nos productions domestiques, et quelle serait son action si on laissait ces dernières soumises à la puissance de la sélection naturelle. Je montrerai par la suite qu’il y a des particularités constitutionnelles des plus étranges, entraînant une susceptibilité à l’action de certains poisons, et qui sont en corrélation avec la couleur de la peau. J’en citerai un cas que je dois au professeur Wyman. Étonné de trouver que tous les porcs d’une partie de la Virginie étaient noirs, il apprit que ces animaux se nourrissaient de racines du Lachnanthes tinctoria, qui colore leurs os en rose, et occasionne la chute des sabots chez tous les porcs qui ne sont pas noirs. De là, l’obligation pour les colons de n’élever que les individus noirs de la portée, parce qu’ils ont seuls la chance de vivre. Nous avons là un exemple de sélection artificielle et naturelle agissant ensemble. Dans le Tarentin, les habitants n’élèvent que des moutons noirs, parce que l’Hypericum crispum qui y est abondant, et qui tue les moutons blancs au bout d’une quinzaine de jours, n’exerce aucune action sur les noirs[6].

La couleur et la tendance à certaines maladies paraissent être liées mutuellement chez l’homme et quelques animaux. Ainsi les terriers blancs sont plus sujets à la maladie des chiens que les terriers d’aucune autre couleur[7]. Dans l’Amérique du Nord, les pruniers sont fréquemment atteints d’un mal que Downing[8] ne croit pas être causé par des insectes ; les variétés à fruits pourpres y sont les plus sujettes, et les variétés à fruits verts ou jaunes ne sont jamais attaquées avant que les autres se trouvent couvertes de nodosités. D’un autre côté, les pêches dans l’Amérique du Nord sont affectées d’un mal appelé yellows (jaunisse), qui paraît être spécial à ce continent, et qui, lorsqu’il apparut pour la première fois, sévit surtout sur les fruits à pulpe jaune, dont les neuf dixièmes furent atteints. Les variétés à pulpe blanche sont très-rarement affectées, et jamais dans certaines parties du pays. À l’île Maurice, les cannes à sucre blanches ont été depuis quelques années si fortement atteintes d’une maladie, qu’un grand nombre de planteurs ont dû renoncer à exploiter cette variété (bien qu’on eût importé de nouvelles plantes de Chine pour essai), et ne cultivent plus que la canne rouge[9]. Or, si ces plantes eussent eu à lutter avec d’autres plantes rivales, il n’est pas douteux que leur existence n’eût rigoureusement dépendu de la coloration de la chair ou de la peau de leur fruit, si peu importants que ces caractères puissent d’ailleurs paraître.

La couleur paraît aussi être en corrélation avec la disposition à être attaqué par les parasites. Les poussins blancs sont beaucoup plus que ceux de couleurs foncées sujets à un mal causé par un ver parasite de la trachée[10]. On a aussi reconnu par expérience, en France, que les papillons du ver à soie qui produisent les cocons blancs résistent mieux à la maladie que ceux qui produisent des cocons jaunes[11]. On a observé des faits analogues chez les plantes ; un très-bel oignon nouveau importé de France, quoique planté à côté d’autres variétés, fut seul attaqué par un champignon parasite[12]. Les verveines blanches sont surtout sujettes au blanc[13]. Pendant la première période de la maladie de la vigne, près de Malaga, les variétés blanches furent les plus attaquées, et les raisins rouges et noirs, bien que mélangés parmi les plantes malades, n’en souffrirent pas du tout. En France, des groupes entiers de variétés échappèrent relativement, tandis que d’autres, comme les chasselas, n’ont pas offert une seule heureuse exception ; j’ignore si dans ce cas on a observé quelque corrélation entre la couleur et la disposition à prendre la maladie[14]. Nous avons vu dans un précédent chapitre une tendance curieuse à être affectée de blanc, signalée chez une variété du fraisier.

On sait que, dans plusieurs cas, la distribution et même l’existence d’animaux supérieurs dans leurs conditions naturelles sont réglées par des insectes. À l’état domestique, ce sont les animaux à robes claires qui en souffrent le plus : les habitants de la Thuringe[15] n’aiment pas le bétail blanc, gris ou pâle, parce qu’il est bien plus fortement incommodé par différentes mouches que celui qui est brun, rouge ou noir. On a remarqué un cas de nègre albinos[16], qui était tout particulièrement sensible aux piqûres d’insectes. Dans les Indes occidentales[17], on a constaté que les seules bêtes à cornes propres au travail sont celles qui ont beaucoup de noir dans leur pelage ; les blanches sont extrêmement tourmentées par les insectes, et elles sont d’autant plus faibles et apathiques que leur manteau renferme une plus grande proportion de blanc.

Dans le Devonshire[18], il existe un préjugé contre les porcs blancs, parce qu’on prétend que le soleil fait lever des ampoules sur leur peau ; j’ai connu quelqu’un qui, dans le Kent, n’en voulait pas tenir pour le même motif. L’action exercée par le soleil sur les fleurs paraît dépendre aussi de la couleur ; ainsi les Pélargoniums foncés en souffrent le plus, et il résulte de plusieurs rapports que la variété « drap d’or » ne peut pas supporter une exposition au soleil, qui est sans action sur beaucoup d’autres. On assure que les variétés foncées de verveines, ainsi que celles qui sont écarlates, s’altèrent sous l’action du soleil ; les variétés plus claires résistent mieux, et la bleue pâle paraît être la plus solide de toutes. De même pour les pensées (Viola tricolor) ; la chaleur convient aux variétés tachetées, mais elle détruit les belles diaprures des autres sortes[19]. On a observé en Hollande, pendant une saison extrêmement froide, que toutes les jacinthes à fleurs rouges avaient été de qualité très-inférieure. Plusieurs agriculteurs admettent que le froment rouge est beaucoup plus robuste dans les climats septentrionaux que le blanc[20].

Chez les animaux, les variétés blanches étant plus apparentes sont plus sujettes à être la proie des animaux carnassiers et des oiseaux de proie. Dans les parties de la France et de l’Allemagne où les faucons sont abondants, on évite de garder des pigeons blancs, et Parmentier remarque que dans une bande de ces oiseaux, les individus blancs sont toujours les premières victimes du milan. En Belgique, où on a formé tant de sociétés de pigeons voyageurs, on proscrit pour la même raison la couleur blanche[21]. On assure d’autre part que sur la côte occidentale de l’Irlande le Falco ossifragus (Linn.) se jette de préférence sur les volailles noires, de sorte que dans les villages on évite autant que possible d’élever des oiseaux de cette couleur. M. Daudin[22] dit au sujet des lapins blancs qu’on tient en Russie dans les garennes, que leur couleur est désavantageuse et les expose plus à être attaqués, parce qu’on peut dans les nuits claires les voir à une grande distance. Dans le Kent, un propriétaire, qui avait essayé de peupler ses bois avec une variété de lapin très-robuste mais presque blanche, explique de la même manière sa prompte disparition. Il suffit de suivre un chat blanc rôdant autour de sa proie, pour s’apercevoir bientôt des désavantages que lui occasionne sa couleur.

La cerise de Tatarie blanche est moins promptement attaquée par les oiseaux que les autres variétés, soit que par sa couleur elle se confonde avec les feuilles, soit que de loin elle paraisse n’être pas mûre. La framboise jaune, qui se reproduit généralement de graine, est très-peu attaquée par les oiseaux, qui paraissent en faire peu de cas ; on peut donc se dispenser de l’entourer de filets, comme on est obligé de le faire pour les framboises rouges[23]. Cette immunité, profitable pour le jardinier, ne serait, dans l’état de nature, avantageuse ni au framboisier ni au cerisier précités, car leur dissémination dépend surtout des oiseaux. J’ai remarqué pendant plusieurs hivers quelques arbres du houx à baies jaunes, qui avaient été levés de la graine d’un arbre sauvage trouvé par mon père, et qui demeuraient toujours couverts de fruits, tandis qu’il ne restait pas une baie rouge sur les arbres voisins de l’espèce ordinaire. Une personne de ma connaissance possède dans son jardin un sorbier (Pyrus aucuparia) dont les baies, quoique de la couleur habituelle, sont toujours dévorées par les oiseaux avant celles de tous les autres arbres. Cette variété du sorbier se trouverait donc plus facilement disséminée, et la variété à baies jaunes du houx le serait moins que les variétés ordinaires de ces deux arbres.

Outre la couleur, d’autres différences insignifiantes peuvent quelquefois avoir de l’importance pour les plantes cultivées, et en auraient une très-grande si, livrées à elles-mêmes, elles avaient à lutter pour leur existence contre de nombreux concurrents. Les pois à gousses minces, nommés Pois sans parchemin, sont beaucoup plus attaqués par les oiseaux que les pois communs[24]. D’autre part, le pois à cosse pourpre, dont la coque est dure, résiste beaucoup mieux aux attaques des mésanges (Parus major) que toutes les autres variétés ; le même oiseau fait aussi beaucoup de mal aux noix à coques minces[25] ; on a observé qu’il laissait de côté l’aveline, et se portait plus volontiers sur les autres variétés de noisettes croissant dans le même verger[26].

Certaines variétés du poirier à écorce tendre sont rapidement ravagées par les coléoptères perforants, tandis que d’autres leur résistent beaucoup mieux[27]. Dans l’Amérique du Nord, le charançon attaque surtout les fruits lisses et dépourvus de duvet, et il n’est pas rare de les voir tous tomber de l’arbre aux deux tiers de leur maturité. La pêche lisse est donc plus attaquée que la pêche ordinaire. Une variété particulière de la cerise Morello, qu’on cultive dans l’Amérique du Nord, est aussi, sans cause connue, plus sujette que les autres cerisiers à être dévorée par ces insectes[28]. La pomme Majetin d’hiver jouit du privilège de ne pas être infectée par le coccus. D’autre part, on rapporte un cas dans lequel, dans un grand verger, les pucerons s’étaient exclusivement portés sur le poirier Nélis d’hiver, et n’avaient touché aucune autre variété[29]. La présence de petites glandes sur les feuilles de pêchers et d’abricotiers n’aurait pour les botanistes aucune importance, puisqu’elles peuvent se trouver ou manquer dans des sous-variétés très-voisines et provenant d’une même souche ; on a cependant de bonnes preuves[30] que l’absence de ces glandes favorise le développement du blanc, qui est très-nuisible à ces arbres.

Certaines variétés seront plus promptement que d’autres de la même espèce attaquées par divers ennemis, suivant quelque différence dans leur saveur ou la quantité de matière nutritive qu’elles renferment. Le bouvreuil (Pyrrhula vulgaris) fait beaucoup de tort à nos arbres fruitiers en en dévorant les bourgeons floraux, et on a vu une paire de ces oiseaux dépouiller complétement de tous ses bourgeons, et en deux jours, un gros prunier ; on a constaté qu’ils se portent surtout sur certaines variétés[31] de pommiers et d’épines (Cratægus oxyacantha). M. Rivers signale un exemple frappant de ce genre de préférence qu’il a observé dans son jardin, dans lequel se trouvaient deux rangées d’une variété de pruniers[32] qu’il était obligé de protéger avec beaucoup de soins, parce qu’ils étaient pendant l’hiver toujours dépouillés de tous leurs bourgeons, tandis que les autres variétés qui croissaient dans leur voisinage étaient épargnées. Les racines (ou élargissements de la tige) du navet de Suède de Laing sont plus exposées à la destruction que les autres variétés, à cause de la préférence qu’ont pour elles les lièvres ; ces animaux, ainsi que les lapins, dévorent aussi le seigle ordinaire avant celui de la Saint-Jean, lorsque les deux variétés croissent ensemble[33]. Dans le midi de la France, lorsqu’on veut établir un verger d’amandiers, on sème les graines de la variété amère pour qu’elles ne soient pas mangées par les mulots[34] ; ce qui est un exemple de l’utilité du principe amer de l’amande.

Il est d’autres différences légères qu’on pourrait croire être sans aucune importance, et qui sont néanmoins avantageuses pour les animaux et les plantes. Le groseillier de Whitesmith, dont nous avons déjà parlé, pousse ses feuilles plus tard que les autres variétés, et il en résulte que les fleurs n’étant pas protégées, le fruit avorte souvent. D’après M. Rivers[35], dans une variété de cerisier dont les pétales de la fleur sont recourbés en dehors, les stigmates sont fréquemment détruits par le gel ; chez une autre variété, par contre, le gel reste sans action sur le stigmate, parce que les pétales de ses fleurs sont incurvés en dedans. La paille du froment Fenton est remarquable par sa hauteur inégale, fait auquel un observateur compétent attribue le grand rendement de cette variété, parce que ses épis, étant répartis à diverses hauteurs au-dessus du sol, se trouvent moins serrés les uns contre les autres. Le même auteur affirme que, dans les variétés redressées, les barbes divergentes sont utiles aux épis, en atténuant les chocs mutuels auxquels ils sont exposés lorsqu’ils sont agités par le vent[36]. Si on fait croître ensemble plusieurs variétés d’une plante, et qu’on en récolte indistinctement les produits, il est évident que les formes plus robustes et plus productives prévaudront graduellement sur les autres, par une sorte de sélection naturelle ; c’est ce qui, d’après le col. Le Couteur[37], a lieu dans nos champs de froment, où, comme nous l’avons déjà montré, il n’y a aucune variété qui soit complétement uniforme par ses caractères. Plusieurs horticulteurs m’ont assuré que le même fait se passerait dans nos jardins, si on ne séparait pas les graines des diverses variétés. Lorsqu’on fait couver ensemble les œufs de canards sauvages et domestiques, les canetons sauvages périssent presque toujours parce qu’ils sont plus petits, et n’obtiennent pas leur part légitime de nourriture[38].

Nous avons donné assez de faits pour montrer que la sélection naturelle contrarie souvent, mais favorise quelquefois la sélection exercée par l’homme. Ils nous apprennent en outre que nous devons être très-circonspects dans le jugement que nous portons sur l’importance que peuvent avoir dans l’état de nature certains caractères, tant chez les animaux que chez les plantes, qui, dès le moment de leur naissance jusqu’à celui de leur mort, ont à lutter pour leur existence, laquelle dépend de conditions que nous ignorons complétement.

Circonstances favorables à la sélection par l’homme. — C’est la variabilité qui rend la sélection possible, mais la variabilité elle-même, comme nous le verrons dans la suite, paraît dépendre beaucoup de changements dans les conditions extérieures, et est gouvernée par des lois très-complexes et en grande partie inconnues. Même une domestication très-prolongée peut occasionnellement ne causer qu’une variabilité peu considérable, ainsi que nous l’avons vu pour l’oie et le dindon. Il est toutefois probable que, dans presque tous les cas, sinon tous, les faibles différences qui existent dans chaque individu, animal ou plante, suffiraient, moyennant une sélection suivie et attentive, pour donner naissance à des races distinctes. Nous voyons ce que peut faire la sélection appliquée à de simples différences individuelles, dans les cas de famille de bêtes bovines, de moutons, de pigeons, etc., appartenant à la même race, ayant été élevées pendant un certain nombre d’années par des éleveurs différents sans aucune intention de leur part de modifier la race. Le même fait se remarque dans les différences qu’on peut constater entre les chiens courants qu’on élève pour la chasse dans des districts différents, et dans beaucoup d’autres cas semblables[39].

Pour que la sélection donne un résultat, il est évident qu’il faut éviter le croisement de races distinctes ; donc toute facilité dans l’appariage, comme cela a lieu pour le pigeon, est favorable à son application ; et toute difficulté, comme chez le chat, est un empêchement à la formation de races distinctes. C’est d’après ce principe qu’on a pu, sur le territoire borné de l’île de Jersey, améliorer la faculté laitière du bétail de cette race avec une rapidité impossible à obtenir dans un pays aussi étendu que la France, par exemple[40]. Si le libre entre-croisement est d’une part un danger manifeste, la reproduction consanguine trop intime est, d’autre part, un danger caché. Des conditions extérieures défavorables dominent la puissance de la sélection ; et on ne fût jamais parvenu à former nos lourdes races améliorées de bétail et de moutons dans les pâturages de montagnes, ni nos gros chevaux de trait dans des îles arides et inhospitalières, comme les Falklands, où même les légers chevaux de La Plata diminuent rapidement de taille. Jamais on n’aurait pu allonger sous les tropiques la laine du mouton, bien qu’on ait, par sélection, pu conserver presque complétement dans des conditions très-diverses et même défavorables le mouton mérinos. Le pouvoir de la sélection est si grand, que chez des races de chiens, de moutons et de volailles de toutes tailles, de pigeons à bec court et à bec long, ainsi que chez d’autres races, ayant les caractères les plus opposés, on a pu maintenir et même augmenter leurs caractères spéciaux, tout en les conservant sous le même climat et leur donnant la même nourriture. La sélection peut être favorisée ou contrariée par les effets de l’usage ou de l’habitude. Jamais nos porcs améliorés n’auraient pu se former, s’ils eussent eu à chercher eux-mêmes leur nourriture ; pas plus qu’on n’eût pu améliorer au point où ils sont actuellement arrivés, nos lévriers de chasse et nos chevaux de course, sans un dressage et un entraînement constants.

Les déviations très-marquées de conformation ne se présentant que rarement, l’amélioration de chaque race n’est généralement que le résultat de la sélection de légères différences individuelles, qui exigent une attention extrême, beaucoup de perspicacité, et une persévérance à toute épreuve. Il est donc important de pouvoir élever à la fois un certain nombre d’individus de la race à améliorer, car on aura ainsi plus de chance de voir surgir des variations dans le sens voulu, et en même temps plus de latitude pour rejeter ou éliminer les individus qui varieraient dans un sens contraire. Mais pour pouvoir obtenir un grand nombre d’individus, il faut nécessairement que les conditions extérieures favorisent la multiplication de l’espèce ; il est probable que si, par exemple, le paon avait pu se reproduire aussi bien que l’espèce galline, nous en posséderions depuis longtemps plusieurs races distinctes. L’importance du grand nombre, quant aux plantes, ressort du fait que les horticulteurs de profession l’emportent toujours dans les expositions sur les amateurs, en ce qui concerne la création de nouvelles variétés. On estimait en 1845 qu’on levait annuellement de graines en Angleterre de 4,000 à 5,000 Pelargoniums, et que cependant une variété décidément améliorée était rarement obtenue[41]. Chez les MM. Carter, dans l’Essex, qui cultivent pour graine les Lobelias, Nemophilas, Résédas, etc., par acres entiers, il ne se passe pas de saison qu’ils n’obtiennent quelques nouvelles sortes, ou quelques améliorations d’anciennes variétés[42]. À Kew, d’après M. Beaton, où on lève beaucoup de semis de plantes communes, on voit apparaître de nouvelles formes de Laburnums, Spirées et autres arbrisseaux[43]. Pour les animaux, Marshall fait remarquer à propos des moutons d’une partie du Yorkshire, qui appartiennent à des gens pauvres et forment pour la plupart de petits troupeaux, qu’ils ne pourront jamais être améliorés[44]. On demandait à lord Rivers comment il avait fait pour avoir toujours des lévriers de premier ordre ; il répondit : « J’en produis beaucoup et j’en pends beaucoup. » C’était là le secret de sa réussite, et c’est aussi ce qui arrive aux éleveurs de volaille : les exposants qui remportent les succès élèvent beaucoup et gardent les meilleurs[45].

Il résulte de là que l’aptitude à reproduire de bonne heure, et à des intervalles rapprochés, comme cela est le cas pour les pigeons, les lapins, etc., facilite la sélection et, en permettant à l’éleveur d’obtenir de prompts résultats, l’encourage à persévérer. Ce n’est pas accidentellement que la grande majorité des plantes culinaires et agricoles qui ont fourni des races nombreuses sont annuelles ou bisannuelles, par conséquent susceptibles d’une propagation et par suite d’une amélioration rapides. Le chou-marin, l’asperge, l’artichaut, le topinambour, les pommes de terre et les oignons sont seuls vivaces. Les oignons se propagent comme des plantes annuelles, et de toutes les plantes précitées, la pomme de terre exceptée, aucune n’a fourni plus de une ou deux variétés. Les arbres fruitiers, qui ne se propagent pas rapidement par graines, ont bien donné une foule de variétés, quoique pas de races permanentes ; mais si nous en jugeons par les restes préhistoriques, ils ont été produits à une époque plus récente et plus civilisée que les races de plantes culinaires et agricoles.

Une espèce peut être très-variable sans donner naissance à des races distinctes, si pour une cause quelconque la sélection n’intervient pas. La carpe est dans ce cas, mais comme il serait très-difficile de pouvoir appliquer la sélection à de légères variations chez des poissons vivant à l’état de nature, aucune race distincte n’a pu être formée[46], tandis que le poisson doré, qui est une espèce voisine, qu’on peut garder dans des bocaux, et dont les Chinois se sont beaucoup occupés, a donné naissance à des races nombreuses. Ni l’abeille, qui est semi-domestique depuis une époque fort ancienne, ni la cochenille, qui fut cultivée par les Mexicains primitifs, n’ont fourni de races, car il serait impossible d’apparier une reine abeille avec un mâle donné, et fort difficile d’apparier des cochenilles. On a, d’autre part, soumis les bombyx du ver à soie à une sélection rigoureuse, aussi en a-t-on obtenu des races nombreuses. Nous avons déjà remarqué que les chats, auxquels on ne peut appliquer aucune sélection, par suite de leurs habitudes vagabondes et nocturnes qui empêchent de les apparier à volonté, n’ont pas fourni de races dans un même pays. En Angleterre, l’âne varie beaucoup par sa taille et sa coloration ; mais comme c’est un animal de peu de valeur, qui n’est élevé que par des gens pauvres, il n’a été l’objet d’aucune sélection, et par conséquent n’a pas donné de races distinctes. L’infériorité de nos ânes ne doit pas être attribuée au climat, car dans l’Inde ils sont même encore plus petits qu’en Europe. Mais tout change lorsqu’on applique la sélection à cet animal. Près de Cordoue, à ce que m’apprend M. W. E.-Webb (Févr. 1860), où on les élève avec beaucoup de soins, ils ont été considérablement améliorés, et un âne étalon a atteint le prix de 200 l. st. (5,000 francs). Dans le Kentucky on a importé d’Espagne, de Malte et de France, des ânes destinés à produire des mulets, et qui avaient en moyenne quatorze mains (1m,42) de hauteur. Avec des soins les Kentuckiens sont arrivés à augmenter leur taille jusqu’à quinze et quelquefois même jusqu’à seize mains (1m,62). Les prix qu’ont atteint ces beaux animaux montrent combien ils sont appréciés. Un mâle célèbre s’est vendu au-dessus de mille livres sterling. On envoie ces ânes de choix dans les concours de bétail, où un jour spécial est consacré à leur exposition[47].

On a observé des faits analogues chez les plantes. Dans l’archipel Malais, le muscadier est extrêmement variable ; mais, faute de sélection, il n’en existe pas de races distinctes[48]. Le réséda commun (Reseda odorata), dont les fleurs sans apparence n’ont de valeur qu’à cause de leur parfum, est resté dans le même état que lorsqu’il fut introduit[49]. Nos arbres forestiers sont très-variables, comme on peut le vérifier dans toutes les pépinières considérables ; mais comme ils n’ont pas la valeur des arbres fruitiers, et qu’ils ne fournissent de la graine que fort tard, on ne leur a appliqué aucune sélection ; aussi, comme le remarque M. Patrick Matthews[50], n’ont-ils pas fourni de races distinctes, se feuillant à des époques différentes, atteignant à des hauteurs diverses, ou produisant des bois propres à des usages variés. Nous n’avons acquis que quelques variétés bizarres et à demi monstrueuses, qui ont sans doute surgi brusquement, telles que nous les voyons actuellement.

Quelques botanistes ont prétendu que les plantes ne peuvent avoir une tendance aussi prononcée à varier qu’on le suppose généralement, parce que bien des espèces croissant depuis longtemps dans des jardins botaniques, ou cultivées sans intention d’année en année, au milieu de nos récoltes de céréales, n’ont pas produit de races distinctes ; mais ce fait s’explique tout naturellement parce que leurs légères variations n’ont pas été conservées par sélection et propagées. Si on cultivait sur une grande échelle une plante de nos jardins botaniques ou la première mauvaise herbe venue, et si un jardinier perspicace, choisissant toute variété légère et en semant la graine, ne réussissait pas ainsi à produire des races distinctes, l’argumentation pourrait avoir quelque valeur.

La considération des caractères spéciaux démontre également l’importance de la sélection. Ainsi, dans la plupart des races gallines, la forme de la crête et la couleur du plumage ont été l’objet de l’attention des éleveurs et sont essentiellement caractéristiques de chaque race : mais chez les Dorkings, chez lesquels la mode n’a jamais réclamé l’uniformité de la crête ni de la coloration, la plus grande diversité règne dans cette race sous ces deux rapports. On peut observer chez les Dorkings purs et de parenté rapprochée, des crêtes en rose, des crêtes doubles, ou en forme de coupe, etc., et toutes les colorations possibles, tandis que les autres points dont on s’est occupé et auxquels on tient, tels que la forme générale du corps et la présence d’un doigt additionnel, ne font jamais défaut. On s’est du reste assuré qu’on peut aussi bien dans cette race que dans toute autre, fixer une coloration déterminée[51].

Pendant la formation ou l’amélioration d’une race, on remarquera toujours une très-grande variabilité dans les caractères sur lesquels on porte spécialement l’attention, et dont on recherche ardemment le moindre perfectionnement pour s’en emparer et le propager. Ainsi, chez les pigeons Culbutants à courte face, la brièveté du bec, la forme de la tête et le plumage, — la longueur du bec et les caroncules du Messager, — la queue et son port chez les pigeons Paons, — la crête et la face blanche chez le coq Espagnol, — la longueur des oreilles chez les lapins, sont tous des points éminemment variables. Il en est de même dans tous les cas, et les prix élevés qu’on offre pour les animaux de premier ordre sont une preuve de la difficulté qu’il y a à les amener au plus haut degré de perfection. Ceci justifie l’importance des récompenses qu’on accorde pour les races hautement améliorées, comparées à celles qu’on délivre pour les races anciennes qui ne sont pas actuellement en voie d’amélioration rapide[52]. Nathusius fait une remarque semblable[53] à propos des caractères moins uniformes du bétail Courtes-cornes amélioré et du cheval anglais, comparés au bétail commun de la Hongrie et aux chevaux des steppes asiatiques. Ce défaut d’uniformité des points de l’organisation, qui subissent l’influence de la sélection, dépend surtout de l’énergie de la tendance au retour, mais aussi jusqu’à un certain point de la continuation de la variabilité des parties qui ont récemment varié. Nous devons nécessairement admettre cette continuité de la variation dans le même sens, car sans elle aucune amélioration dépassant un certain terme peu avancé de perfection ne serait possible ; or nous savons que cela n’est pas généralement le cas.

Comme conséquence de la variabilité continue, et plus spécialement du retour, toutes les races hautement améliorées dégénèrent rapidement, si on les néglige et si on cesse de leur appliquer la sélection. Youatt en donne un exemple frappant à propos d’un bétail tenu autrefois dans le Glamorganshire, et qui n’avait pas été nourri d’une manière suffisante. Dans son traité sur le cheval, M. Baker conclut que dans toutes les races, la dégénérescence sera proportionnelle à la négligence dont on aura fait preuve à leur égard[54]. Si on permettait à un nombre important de bêtes à cornes, de moutons ou autres animaux d’une même race, de s’entre-croiser librement sans sélection et sans changements dans les conditions extérieures, il n’est pas douteux qu’au bout d’une centaine de générations, ils ne fussent bien loin de la perfection du type ; mais d’après ce que nous pouvons voir dans les races ordinaires des chiens, du bétail, des pigeons, etc., qui ont longtemps conservé à peu près les mêmes caractères, sans avoir été l’objet de soins particuliers, nous n’avons pas de raisons pour supposer qu’ils dussent s’écarter complétement de leur type.

Les éleveurs croient généralement que les caractères de tous genres se fixent par une hérédité longtemps prolongée. J’ai cherché, dans le quatorzième chapitre, à montrer que cette opinion peut se formuler de la manière suivante : que tout caractère ancien, aussi bien que récent, tend à être transmis, mais que ceux qui ont déjà depuis longtemps résisté aux influences contraires, continueront généralement à leur résister encore et, par conséquent, à être exactement transmis.

Tendance qu’a l’homme à pousser la sélection à l’extrême. — Dans l’application de la sélection il faut noter comme un point important que l’homme cherche toujours à en pousser les effets à l’extrême. Ainsi, pour les qualités utiles, son désir d’obtenir des chevaux et des chiens aussi rapides, d’autres aussi forts que possible, n’a pas de limite ; il demandera à certains moutons une laine d’une finesse extrême, à d’autres une laine très-longue, et il cherchera à produire des fruits, des graines, tubercules et autres parties utiles des plantes, aussi gros et succulents que possible. Cette tendance est même encore plus prononcée chez les éleveurs d’animaux d’ornement ; car la mode, comme nous le voyons pour les vêtements, va toujours aux extrêmes. Nous avons cité plusieurs cas à propos des pigeons, en voici encore un emprunté à M. Eaton, qui dit à propos d’une nouvelle variété nommée l’Archange : « Je ne sais ce que les éleveurs comptent faire de cet oiseau, et s’ils veulent le ramener, pour la tête et le bec, au type du Culbutant ou à celui du Messager, mais ce ne sera pas progresser que de le laisser comme ils l’ont trouvé. » Ferguson, en parlant des volailles, remarque que leurs particularités, quelles qu’elles puissent être, doivent nécessairement être complétement développées ; une petite particularité étant disgracieuse parce qu’elle viole les lois existantes de la symétrie. M. Brent dit encore, à propos des mérites des sous-variétés du canari Belge, « que les amateurs vont toujours aux extrêmes et ne font aucun cas de qualités qui ne sont pas définies[55]. »

Cette tendance, qui conduit nécessairement à la divergence des caractères, explique l’état actuel des diverses races domestiques, et nous fait comprendre comment les chevaux de course et de gros trait, les lévriers et les dogues, qui sont les extrêmes opposés par tous leurs caractères, — comment des variétés aussi distinctes que les poules Cochinchinoises et Bantams, les pigeons Messagers et Culbutants, ont pu être dérivées d’une même souche. Chaque race ne s’améliorant que lentement, les variétés inférieures sont négligées et ne tardent pas à disparaître. Nous pouvons, dans certains cas, à l’aide d’anciens documents écrits, ou grâce à l’existence, dans quelques pays où d’anciennes modes subsistent encore, de variétés intermédiaires, retracer partiellement les changements graduels par lesquels certaines races ont passé. C’est donc la sélection méthodique ou inconsciente, tendant toujours vers un but extrême, jointe à l’abandon et à l’extinction lente des formes intermédiaires et moins estimées, qui explique le mystère, et comment l’homme a pu produire des résultats aussi étonnants.

Il est quelques cas où la sélection, dirigée dans un sens déterminé par l’utilité, a conduit vers une convergence des caractères. Toutes les races de porcs améliorés, ainsi que l’a montré Nathusius[56], se rapprochent les unes des autres par quelques points ; par les jambes courtes, ainsi que le museau, par leurs gros corps arrondis, presque dénudés de poils, et leurs petits crocs. Nous observons aussi une certaine convergence dans les contours du corps de bêtes bovines améliorées appartenant à des races distinctes[57] ; je n’en connais pas d’autres cas.

La divergence soutenue des caractères dépend, et est même une preuve manifeste, de la tendance qu’ont les mêmes parties à continuer à varier dans la même direction. La tendance à une simple variabilité générale ou à une plasticité de l’organisation peut être héritée même d’un seul parent, comme l’ont montré Gärtner et Kölreuter, par la production d’hybrides variables provenant de deux espèces, dont une seule était susceptible de variations. Il est probable en soi que, lorsqu’un organe a varié d’une certaine manière, il variera encore dans le même sens si les conditions qui ont déterminé la première variation restent, autant qu’on en peut juger, les mêmes. C’est ce que reconnaissent tous les horticulteurs, qui, lorsqu’ils remarquent un ou deux pétales additionnels sur une fleur, sont à peu près certains d’obtenir, après quelques générations, des fleurs doubles chargées de pétales. Quelques plants levés de graine de chêne Moccas pleureur offrirent ce même caractère au point que leurs branches traînaient par terre. On a décrit un produit de semis de l’if Irlandais fastigié, comme différant beaucoup de sa forme parente, par l’exagération du facies fastigié de ses branches[58]. M. Sheriff, qui a réussi mieux que qui que ce soit dans la création de nouvelles variétés de froment, assure qu’on peut toujours considérer une bonne variété comme le précurseur d’une meilleure[59]. M. Rivers a fait la même observation sur les roses, qu’il cultive sur une grande échelle. Sageret[60], parlant des progrès futurs des arbres fruitiers, admet comme principe important que plus les plantes se sont écartées de leur type primitif, plus elles tendent à s’en écarter encore. Cette remarque est d’une grande vérité, et nous ne pouvons comprendre autrement la grande somme de différences qu’on observe souvent entre les diverses variétés dans les parties ou qualités recherchées, tandis que les autres conservent à peu près leurs caractères originels.

La discussion qui précède nous amène naturellement à nous demander quelle est la limite qu’on peut assigner à la variation d’une partie de l’organisme ou d’une qualité, et par conséquent s’il y a une limite aux effets de la sélection ? Élèvera-t-on jamais un cheval plus rapide que Éclipse ? Peut-on encore améliorer notre bétail et nos moutons de prix ? Obtiendra-t-on une groseille plus pesante que celles exposées à Londres en 1852 ? La betterave donnera-t-elle en France une plus forte proportion de sucre ? Les variétés futures de froment ou d’autres grains produiront-elles des récoltes plus fortes que nos variétés actuelles ? On ne peut répondre à ces questions d’une façon positive ; mais ce n’est qu’avec circonspection que nous devons le faire par la négative. Il est probable que dans certaines directions la limite des variations a pu être atteinte. Youatt croit par exemple qu’on a déjà, chez quelques-uns de nos moutons, poussé la réduction des os assez loin pour entraîner une grande délicatesse de constitution[61]. Mais lorsqu’on voit les grandes améliorations récemment apportées à notre bétail et nos moutons, et surtout à nos porcs, l’augmentation étonnante du poids de nos volailles depuis peu d’années, il serait téméraire d’affirmer que le dernier point de perfection ait encore été atteint. Éclipse ne sera peut-être jamais battu avant que nous n’ayons rendu tous nos chevaux de course encore plus rapides par une sélection des meilleurs coureurs pendant une série de nombreuses générations, et alors il pourra arriver que le vieil Éclipse soit éclipsé ; mais, ainsi que le remarque M. Wallace, il faut qu’il y ait une limite finale à la vitesse de chaque animal, aussi bien à l’état de nature qu’à celui de domestication, et cette limite est peut-être atteinte pour le cheval. Tant que nos champs ne seront pas mieux fumés, il sera peut-être impossible d’obtenir une plus forte récolte d’une nouvelle variété de froment. Mais ceux qui sont les plus compétents pour apprécier la question admettent que, pour beaucoup de cas, le dernier terme de perfection n’a pas encore été réalisé, même en ce qui concerne les caractères qui ont été portés à un haut degré d’amélioration. Bien que le pigeon Culbutant ait été grandement modifié, M. Eaton[62] estime « que le champ est encore libre pour de nombreux concurrents, autant qu’il l’était il y a un siècle. » On a déjà plusieurs fois dit que le terme de la dernière perfection avait été atteint pour nos fleurs, et toujours on est parvenu plus haut encore. Il est peu de fruits qui aient été plus améliorés que la fraise, et cependant un auteur compétent sur le sujet[63] croit que nous sommes encore loin des limites extrêmes auxquelles on peut arriver.

Le temps est un élément essentiel pour la formation de nos races domestiques, en ce qu’il permet la naissance d’individus innombrables, que des conditions diversifiées rendent variables. La sélection méthodique a été parfois pratiquée dès une époque reculée jusqu’à nos jours, même par des peuples à demi civilisés, et a dû, dans les temps anciens, produire quelques résultats. La sélection inconsciente doit avoir été encore plus efficace, car pendant de longues périodes, les individus ayant le plus de valeur ont dû être conservés, et les moins estimés négligés. Dans le cours des temps, les diverses variétés auront aussi, surtout dans les pays les moins civilisés, été modifiées par la sélection naturelle. On croit généralement, bien que nous n’en ayons que peu ou point de preuves, que les caractères nouveaux se sont fixés avec le temps, et qu’après être restés longtemps fixes ils ont pu redevenir variables sous l’influence de nouvelles conditions.

Nous commençons vaguement à entrevoir le laps de temps qui s’est écoulé depuis que l’homme a commencé à domestiquer les animaux et à cultiver les plantes. Dans la période néolithique, pendant laquelle les habitations lacustres de la Suisse étaient habitées, quelques animaux étaient déjà domestiqués et quelques plantes cultivées. À en juger par ce que nous savons des habitudes des sauvages, il est probable que l’homme de la première période de la pierre, — alors qu’il existait beaucoup de grands mammifères actuellement éteints, et que la configuration du pays était bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui, — possédait au moins quelques animaux domestiqués, quoiqu’on n’en ait pas encore découvert les restes. Si on peut se fier à la linguistique, on connaissait l’art de labourer et de semer les terres, et les principaux animaux étaient déjà domestiqués à cette époque ancienne, où le sanscrit, le grec, le latin, le gothique, le celtique et le sclavonien n’avaient pas encore divergé de leur langue mère commune[64].

Il est à peine possible de surévaluer les effets d’une sélection suivie de différentes manières et dans divers endroits pendant des milliers de générations. Tout ce que nous savons, et encore plus, tout ce que nous ne savons pas[65] de l’histoire de la plupart de nos races, et même de celles qui sont plus modernes, s’accorde avec l’idée que leur formation, due aux sélections inconsciente et méthodique, a été excessivement lente et insensible. Lorsqu’un homme s’occupe un peu plus que d’ordinaire de la reproduction de ses animaux, il est presque certain de les améliorer un peu. Ils sont, par conséquent, appréciés dans son voisinage immédiat, et d’autres suivent son exemple. Leurs traits caractéristiques, quels qu’ils puissent être, seront alors lentement, mais constamment augmentés, quelquefois par une sélection méthodique, mais presque toujours par une sélection inconsciente. Finalement, une branche pouvant être appelée une sous-variété, devenant un peu plus connue, reçoit un nom local et se répand. Cette extension, qui, dans les temps anciens et moins civilisés, a dû être extrêmement lente, est actuellement très-rapide. Lorsque la nouvelle variété aura acquis un caractère distinct, son histoire, à laquelle on n’aura fait aucune attention, sera complétement oubliée, car, comme Low en fait la remarque, rien ne s’efface plus promptement de la mémoire que les faits de ce genre[66].

Dès qu’une race est ainsi formée, elle peut, de la même manière, se diviser en branches et sous-variétés nouvelles, car des variétés différentes conviennent et sont recherchées suivant des circonstances diverses. La mode change, et, même ne dût-elle durer qu’un laps de temps peu prolongé, l’hérédité est assez puissante pour qu’il en résulte probablement quelque effet sur la race. Les variétés vont ainsi s’accroissant en nombre, et l’histoire nous montre combien elles ont augmenté depuis les plus anciens documents qui sont à notre disposition[67]. À mesure que chaque nouvelle variété se forme, les précédentes, intermédiaires et inférieures, étant négligées, disparaissent. Lorsqu’une race ayant peu de valeur n’est représentée que par un petit nombre d’individus, son extinction en résulte inévitablement au bout d’un temps plus ou moins long, soit en suite de causes accidentelles, soit des effets de la reproduction consanguine, et sa disparition, surtout dans les cas de races bien accusées, attire l’attention. La naissance d’une race nouvelle a lieu si lentement qu’elle n’est pas remarquée ; mais sa suppression, étant relativement brusque, est souvent enregistrée, et regrettée lorsqu’il est trop tard.

Quelques auteurs ont voulu établir une distinction tranchée entre les races artificielles et les races naturelles. Ces dernières ont des caractères plus uniformes, sont d’origine ancienne et ont quelque analogie avec les espèces naturelles. On les trouve généralement dans les pays peu civilisés, où elles ont été probablement largement modifiées par sélection naturelle, et beaucoup moins par la sélection inconsciente et méthodique de l’homme. Les conditions physiques du pays qu’elles habitent ont dû aussi agir sur elles directement et pendant de longues périodes. D’autre part, les races soi-disant artificielles ne sont pas uniformes par leurs caractères : quelques-unes offrent des particularités à demi monstrueuses, comme les terriers à jambes torses[68], les bassets, les moutons ancons, le bétail niata, les races gallines huppées, les pigeons Paons, etc. ; leurs traits caractéristiques ont généralement surgi brusquement, bien qu’ultérieurement augmentés dans beaucoup de cas par une sélection soutenue. D’autres races, qu’on doit certainement qualifier d’artificielles, car elles ont été fortement modifiées par sélection méthodique et par croisement, telles que le cheval de course anglais, les chiens terriers, le coq de Combat anglais, le Messager d’Anvers, etc., n’ont cependant pas une apparence qu’on puisse qualifier de non naturelle ; et il ne me semble pas qu’on puisse tracer aucune ligne de démarcation tranchée entre les races naturelles et artificielles.

Il n’est pas surprenant que les races domestiques aient généralement un aspect différent de celui des espèces naturelles. L’homme ne choisit pas les modifications favorables à l’animal, mais celles qui lui plaisent ou qui lui sont utiles, et surtout celles qui, par leur intensité et leur brusque apparition, frappent ses regards, et sont dues à quelque perturbation importante de l’organisation. Son attention se porte exclusivement sur les organes externes, et lorsqu’il arrive à modifier des organes internes, — comme quand il réduit les os et les issues, ou charge les viscères de graisse, ou développe la précocité, etc., — il y a de grandes chances pour qu’en même temps il affaiblisse la constitution. D’autre part, quand un animal a toute sa vie à lutter contre une foule d’ennemis et de concurrents, dans des circonstances extrêmement complexes et susceptibles de changements, les modifications les plus variées, — dans les organes internes ou externes, dans les fonctions et les rapports mutuels des diverses parties de l’organisme, — seront toutes soumises à une épreuve sévère, et conservées ou rejetées. La sélection naturelle contrarie souvent les efforts faibles et capricieux tentés par l’homme pour obtenir certaines améliorations, et s’il n’en était pas ainsi, les résultats tant de ses travaux que de ceux de la nature, seraient encore plus différents. Néanmoins, il ne faut pas exagérer l’importance des différences qui existent entre les espèces naturelles et les races domestiques ; les naturalistes les plus experts ont souvent eu à discuter si ces dernières descendaient d’une ou plusieurs souches primitives, fait qui montre par lui-même qu’il n’y a aucune différence essentielle entre les espèces et les races.

Les races domestiques propagent leur type bien plus exactement, et pendant bien plus longtemps, que la plupart des naturalistes ne veulent en convenir ; les éleveurs n’ont aucun doute sur ce point. Demandez à celui qui aura longtemps élevé du bétail Courtecornes ou Hereford, des moutons Southdown ou Leicester, des volailles Espagnoles ou de Combat, des pigeons Messagers ou Culbutants, si ces races peuvent provenir d’ancêtres communs, et il se moquera probablement de vous. L’éleveur admet qu’il peut espérer obtenir des moutons à laine plus fine ou plus longue, possédant une meilleure charpente ; ou des volailles plus belles, ou des Messagers ayant le bec un peu plus long, de manière à réussir à l’exposition ; mais il ne va pas au delà. Il ne songe pas à ce qui peut résulter de l’addition d’un grand nombre de légères modifications successives, accumulées pendant un long laps de temps, ni à l’existence antérieure d’une foule de variétés reliant comme les anneaux d’une chaîne les différentes lignes divergentes de descendance. Il conclut que toutes les races principales, dont il s’est occupé depuis longtemps, sont des productions primitives et indépendantes. Le naturaliste systématique qui, par contre, ne sait rien de l’art de l’éleveur, qui ne prétend point savoir ni comment ni quand les diverses races domestiques se sont formées, et qui n’a pas vu les degrés intermédiaires, parce qu’ils n’existent plus, ne met cependant pas en doute que ces races ne descendent d’une source primitive unique. Mais demandez-lui si les espèces naturelles voisines qu’il a si bien étudiées ne pourraient pas aussi être provenues d’un ancêtre commun, c’est lui qui à son tour peut-être repoussera la supposition avec indignation. Le naturaliste et l’éleveur peuvent ainsi mutuellement se donner une utile leçon.

Résumé de la sélection par l’homme. — On ne peut mettre en doute que la sélection méthodique n’ait produit et ne produise encore des effets étonnants. Elle a été occasionnellement pratiquée dans les anciens temps, et l’est encore par des peuples à demi civilisés. On s’est attaché tantôt à des caractères d’une haute importance, tantôt insignifiants, et on les a modifiés. Il est inutile de revenir encore sur le rôle qu’a joué la sélection inconsciente ; son action se montre dans les différences entre les troupeaux qui ont été élevés séparément ; dans les changements lents éprouvés par les animaux dans une même localité, à mesure que les circonstances se sont peu à peu modifiées ; et dans les animaux transportés dans d’autres pays. Les effets combinés des sélections méthodique et inconsciente sont démontrés par l’étendue des différences qui existent entre les diverses variétés, sur les points qui pour l’homme ont le plus de valeur, comparés à ceux qui n’en ont pas, et que, par conséquent, il a laissés de côté. La sélection naturelle détermine souvent la puissance de celle de l’homme. Nous avons quelquefois tort de supposer que des caractères qui paraissent insignifiants au naturaliste systématique ne puissent jouer un rôle dans la lutte pour l’existence, et par conséquent ne pas se trouver affectés par la sélection naturelle ; nous avons, par quelques exemples, montré que c’était une erreur.

La variabilité, qui seule rend la sélection possible, a elle-même pour cause principale les changements dans les circonstances extérieures. La sélection devient quelquefois difficile, ou même impossible, si les conditions d’existence sont contraires à la qualité ou au caractère recherchés. Elle est parfois empêchée par une diminution dans la fertilité, ou un affaiblissement dans la constitution, qui sont la conséquence de la reproduction consanguine trop prolongée. Pour que la sélection méthodique réussisse, il faut absolument une attention soutenue, une grande perspicacité et une patience à toute épreuve ; les mêmes qualités, quoique moins indispensables, sont également utiles pour la sélection inconsciente. Il est nécessaire de pouvoir élever un grand nombre d’individus, afin d’augmenter les chances de voir surgir des variations de la nature de celles qu’on cherche à obtenir, et aussi pour pouvoir plus largement rejeter tous ceux qui présenteraient la moindre tare, ou seraient à quelque degré inférieurs. Le temps est donc, par ce fait, un important élément de succès, et les animaux se reproduisant de bonne heure et à de courts intervalles sont les plus favorables au but proposé. Toute facilité dans l’appariage des animaux, et leur réunion dans un espace limité, sont aussi des conditions avantageuses, en ce qu’elles empêchent le libre croisement. Là où la sélection n’est pas appliquée, il ne se forme pas de races distinctes. Lorsqu’on ne fait aucune attention à certaines qualités ou parties du corps, celles-ci restent telles quelles, ou présentent des variations flottantes, tandis qu’en même temps d’autres points peuvent être modifiés fortement et d’une manière permanente. Par suite de la tendance au retour, et de la persistance de la variabilité, les organes qui sont actuellement en voie d’amélioration rapide par sélection se montrent également extrêmement variables. Il en résulte que les animaux très-perfectionnés dégénèrent vite lorsqu’on les néglige ; mais nous n’avons pas de raisons pour croire que les effets d’une sélection longtemps prolongée, les conditions extérieures demeurant d’ailleurs les mêmes, doivent être promptement et complétement perdus.

L’homme, dans son application des sélections méthodique ou inconsciente aux qualités utiles ou de fantaisie, tend toujours à les pousser à l’extrême ; ce fait est important, en ce qu’il conduit à une divergence continue des caractères, dans quelques cas rares il est vrai, à leur convergence. La possibilité d’une divergence continue repose sur la tendance que manifeste tout organe ou point de conformation à varier encore dans le sens où il a commencé à le faire ; et les améliorations suivies et graduelles qu’ont subies, pendant de longues périodes, une foule d’animaux et de plantes, en sont la preuve. Ce principe de la divergence des caractères, combiné avec l’abandon et l’extinction de toutes les variétés antérieures, intermédiaires et inférieures, rend compte des grandes différences qui se remarquent entre nos diverses races, et les font paraître si distinctes. Bien qu’il soit possible que, pour certains caractères, nous ayons atteint la limite extrême des modifications qu’on puisse leur faire subir, nous avons de bonnes raisons pour croire que nous sommes loin d’y être parvenus pour la majorité des cas. Enfin, la différence entre la sélection telle qu’elle est appliquée par l’homme, et la sélection naturelle, nous fait comprendre pourquoi souvent, quoique pas toujours, les races domestiques ne diffèrent pas essentiellement par leur aspect général des espèces naturelles voisines.

J’ai, dans ce chapitre et ailleurs, parlé de la sélection comme de la puissance dominante, bien que son action dépende d’une manière absolue de ce que, dans notre ignorance, nous appelons variabilité spontanée ou accidentelle. Supposons un architecte contraint à bâtir un édifice avec des pierres non taillées, tombées dans un précipice. La forme de chaque fragment peut être qualifiée d’accidentelle ; cependant elle a été déterminée par la force de la gravitation, par la nature de la roche, et par la pente du précipice, — toutes circonstances qui dépendent de lois naturelles ; mais il n’y a entre ces lois et l’emploi que le constructeur fait de chaque fragment, aucune relation. De même les variations de chaque individu sont déterminées par des lois fixes et immuables, mais qui n’ont aucune relation avec la conformation vivante qui est lentement construite par la sélection, que celle-ci soit naturelle ou artificielle.

Si notre architecte réussit à élever un bel édifice, utilisant pour les voûtes les fragments bruts en forme de coin, les pierres allongées pour les linteaux, et ainsi de suite, nous devrions bien plus admirer son travail que s’il l’eût exécuté au moyen de pierres taillées exprès. Il en est de même de la sélection tant artificielle que naturelle ; car, bien que la variabilité soit indispensable, lorsque nous considérons un organisme très-complexe et parfaitement adapté, la variabilité, comparée à la sélection, prend vis-à-vis de celle-ci une position très-subordonnée, de même que la forme de chaque fragment utilisé par notre architecte supposé devient insignifiante relativement à l’habileté avec laquelle il a su en tirer parti.



  1. Youatt, On Sheep, p. 325 ; On Cattle, p. 62, 69.
  2. MM. Lherbette et Quatrefages, Bull. Soc. d’accl., t. VIII, 1861, p. 311.
  3. The Poultry Book, 1866, p. 123.
  4. Youatt, Sheep, p. 312.
  5. Treatise on the Almond Tumbler, 1851, p. 33.
  6. Dr Heusinger, Wochenschift für die Heilkunde, Berlin, 1846, p. 279.
  7. Youatt, On the Dog, p. 232.
  8. The Fruit-trees of America, 1845, p. 270 ; pêchers, p. 466.
  9. Proc. Roy. Soc. of Arts and Sciences of Mauritius, 1852, p. 135.
  10. Gardener’s Chronicle, 1856, p. 379.
  11. Quatrefages, Maladies actuelles du ver à soie, 1859, p. 12, 214.
  12. Gard. Chronicle, 1851, p. 595.
  13. Journ. of Horticulture, 1862, p. 476.
  14. Gardener’s Chronicle, 1852, p. 435, 691.
  15. Bechstein, Naturg. Deutschlands, 1801, vol. I, p. 310.
  16. Prichard, Phys. Hist. of Mankind, 1851, vol. I, p. 224.
  17. G. Lewis, Journ. of Residence in West Indies ; Home and Col. Library, p. 100.
  18. Youatt (édit. Sidney), On the Pig, p. 24.
  19. Journal of Horticulture, 1862, p. 476, 498 ; 1865, p. 460. — Pour les Pensées, voir Gard. Chronicle, 1863, p. 628.
  20. Des Jacinthes et de leur culture, 1768, p. 53. — Pour le froment, Gard. Chronicle, 1846, p. 653.
  21. W. B. Tegetmeier, The Field, 25 Fév. 1865. — Pour les volailles noires, Thompson, Nat. Hist. of Ireland, 1849, vol. I, p. 22.
  22. Bull. Soc. d’accl., t. VII, 1860, p. 359.
  23. Transact. Hort. Soc., vol. I, 2e  série, 1835, p. 275. — Framboises, Gard. Chronicle, 1855, p. 154 ; et 1863, p. 245.
  24. Gardener’s Chronicle, 1843, p. 806.
  25. Ibid., 1850, p. 732.
  26. Ibid., 1860. p. 956.
  27. J. de Jonghe, Gard. Chron., 1860, p. 120.
  28. Downing, Fruit-trees of North America, p. 266, 501 ; cerisier, p. 198.
  29. Gardener’s Chronicle, 1849, p. 755.
  30. Journ. of Hort., 1865, p. 254.
  31. M. Selby, Magaz. of Zoology and Botany, Edinburgh, vol. II, 1838, p. 393.
  32. La reine Claude de Bavay, Journ. of Horticulture, 27 Déc. 1864, p. 511.
  33. M. Pusey, Journ. of Roy. Agric. Soc., vol. VI, p. 179. — Pour le navet de Suède, voir Gardener’s Chronicle, 1847, p. 91.
  34. Godron, O. C. t. II, 98.
  35. Gard. Chronicle, 1866, p. 732.
  36. Gard. Chronicle, 1862, p. 820, 821.
  37. On the Varieties of Wheat, p. 59.
  38. Hewitt, Journ. of Horticulture, 1862, p. 773.
  39. Encyclop. of Rural Sports, p. 405.
  40. Col. Le Couteur, Journ. Roy. Agricult. Soc., vol. IV, p. 43.
  41. Gardener’s Chronicle, 1845, 273.
  42. Journal of Horticulture, 1862, p. 157.
  43. Cottage Gardener, 1860, p. 368.
  44. A Review of Reports, 1808, p. 406.
  45. Gard. Chronicle, 1853, p. 45.
  46. Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, Hist. nat. gén., t. III, p. 49. — Pour la cochenille, p 16.
  47. Cap. Marryat, cité Journ. Asiatic Soc. of Bengal, vol. XXVIII, p. 229.
  48. M. Oxley, Journ. of the Indian Archipelago, vol. II, 1848. p. 645.
  49. M. Abbey, Journ. of Horticulture, Déc. 1863, p. 430.
  50. On Naval Timber, 1831, p. 107.
  51. M. Baily, Poultry Chronicle, vol. II, 1854, p. 150. — Vol. I, p. 342. — Vol. III, p. 245.
  52. Cottage Gardener, Déc. 1855, p. 171. — Janv. 1856, p. 248, 323.
  53. Ueber Shorthorn Rindvich, 1837, p. 51.
  54. The Veterinary, vol. XIII, p. 720. — Youatt, On Cattle, p. 51.
  55. J.-M. Eaton, A Treatise on Fancy Pigeons, p. 82. — Ferguson, Rare and Prize Poultry, p. 162. — Brent, Cottage Gardener, Oct. 1860, p. 13.
  56. Die Racen des Schweines, 1860, p. 48.
  57. M. de Quatrefages, Unité de l’espèce humaine, 1865, p. 119, renferme quelques bonnes remarques sur ce sujet.
  58. Verlot, Des Variétés, 1865, p. 94.
  59. M. Patrick Sheriff, Gard. Chronicle, 1858, p. 771.
  60. Pomologie physiologique, 1830, p. 106.
  61. Youatt, On Sheep, p 521.
  62. A Treatise on the Almond Tumbler, p. 1.
  63. M. J. de Jonghe, Gardener’s Chronicle, 1858, p. 173.
  64. Max Müller, Science of Language, 1861, p. 223.
  65. Youatt, On Cattle, p. 116, 128.
  66. Domesticated Animals, p. 188.
  67. Volz, Beiträge zur Kulturgeschichte, 1852, p. 99.
  68. Blaine, Encyclop. of Rural sports, p. 213.