De la vie/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 46-51).
◄  VI.
VIII.  ►


CHAPITRE VII


Le dédoublement de la conscience provient de ce que l’on confond la vie de l’animal avec la vie de l’homme.


C’est uniquement parce que l’homme considère comme vie ce qui ne l’a jamais été, ce qui ne l’est pas et ne saurait l’être, qu’il semble à l’homme au moment du réveil de sa conscience réfléchie, que sa vie se déchire et s’arrête.

Élevé au milieu des fausses doctrines de notre siècle, qui l’ont confirmé dans l’idée que la vie n’est autre chose que son existence individuelle, dont le point de départ est sa naissance, l’homme s’imagine qu’il a vécu à l’époque où il était nouveau-né, enfant, puis que sa vie a continué de l’adolescence à l’âge mûr. Il lui semble qu’il a vécu une longue période d’années sans interruption aucune ; et tout à coup il arrive à une époque où il voit clairement jusqu’à l’évidence, qu’il lui est désormais impossible de vivre comme il a vécu jusqu’à ce jour, et que sa vie s’arrête et se déchire.

La fausse doctrine l’a confirmé dans l’idée que sa vie est cette période de temps comprise entre le berceau et la tombe. En considérant la vie visible des animaux, il a confondu la conception de cette vie avec sa conscience et s’est pleinement convaincu que cette vie visible est en effet sa vie véritable. Mais la conscience réfléchie qui s’est éveillée engendre en lui des besoins que sa nature animale ne peut satisfaire, et il comprend toute la fausseté de ses idées sur la vie. Cependant la fausse doctrine dont il est imbu l’empêche de reconnaître son erreur. Il ne peut renoncer à se représenter la vie autrement que comme une existence animale. Il lui semble que le réveil de la conscience réfléchie a arrêté sa vie, Mais ce qu’il appelle sa vie, ce qui lui paraît interrompu, n’a jamais existé. Ce qu’il appelle sa vie, son existence depuis la naissance, ne l’a jamais été. L’idée qu’il a vécu sans interruption depuis sa naissance jusqu’au moment présent, est une illusion de la conscience semblable à celle qu’on éprouve pendant le rêve. Les songes se sont tous formés au moment du réveil, auparavant ils n’existaient pas. Avant le réveil de la conscience réfléchie l’homme ne vivait pas : la conception de sa vie passée s’est formée au moment de son réveil.

Pendant son enfance, l’homme a vécu comme un animal sans avoir aucune idée de la vie. S’il n’avait vécu que dix mois, il n’aurait jamais eu conscience de sa vie ou de n’importe quelle autre vie. C’eût été comme s’il fût mort dans le sein de sa mère. Et ce qui est vrai du nouveau-né est vrai également de l’homme fait privé de raison, de l’idiot, car ils ne peuvent avoir conscience de leur vie et de celle des autres êtres ; aussi ne vivent-ils point d’une vie proprement humaine. La vie humaine ne commence qu’au moment où se manifeste la conscience réfléchie. C’est elle, en effet, qui découvre à l’homme d’un seul coup sa vie présente et sa vie passée, la vie des autres individualités, et tout ce qui résulte inévitablement de leurs rapports, c’est-à-dire les souffrances et la mort — ces conditions de la vie qui amènent l’homme à nier le bien de la vie individuelle et à concevoir la contradiction de cette vie qui semble l’arrêter.

L’homme veut déterminer sa vie par la durée comme il le fait pour l’existence visible extérieure, et soudain il voit apparaître en lui une vie qui ne coïncide pas avec l’époque de sa naissance charnelle, et il se refuse à croire que la vie est précisément ce qui ne peut être déterminé par le temps. Mais il a beau chercher dans la durée un point qu’il puisse considérer comme le commencement de sa vie rationnelle, il ne le trouvera jamais[1]. Il ne trouvera jamais dans ses souvenirs ce point, ce commencement de la conscience réfléchie. Il lui semble qu’elle a toujours résidé en lui. S’il découvre quelque chose d’analogue à l’origine de cette conscience, ce n’est pas en tout cas dans sa naissance charnelle, mais dans une région qui n’a rien de commun avec elle. Sa naissance rationnelle lui apparaît sous un tout autre aspect que sa naissance charnelle. Quand l’homme s’interroge sur l’origine de sa conscience réfléchie, il ne se considère jamais en tant qu’être raisonnable, comme le fils de son père, de sa mère, le petit-fils d’aïeuls paternels ou maternels, nés en telle année ; mais, mettant de côté toute idée d’une filiation quelconque, il sent qu’il s’identifie avec la conscience d’êtres raisonnables, qui lui sont complètement étrangers par le temps et l’espace, qui ont vécu plusieurs milliers d’années avant lui à l’autre bout du monde. Il ne découvre même pas de traces de son origine individuelle dans sa conscience réfléchie, mais il sent le lien qui l’unit, en dehors du temps et de l’espace, à d’autres consciences réfléchies qui, comme s’il entrait en elles ou si elles entraient en lui, s’identifient avec la sienne. C’est à cause du réveil de la conscience réfléchie qu’il lui semble que s’arrête ce simulacre de vie que les hommes égarés prennent pour la vraie vie : les hommes se figurent que leur vie s’arrête alors qu’elle s’éveille.

  1. Il n’y a rien de plus commun que d’entendre des raisonnements sur le principe et le développement de la vie humaine et de la vie générale dans la durée. Les personnes qui discutent sur ce sujet croient se trouver sur le terrain solide de la réalité, tandis qu’il n’y a rien de plus fantastique que leurs raisonnements sur l’évolution de la vie dans la durée. On dirait un homme qui, voulant mesurer une ligne quelconque, choisirait sur une ligne infinie, à des distances indéterminées, des points imaginaires, et mesurerait l’espace compris entre ces points et lui, au lieu de commencer à partir du point connu qu’il occupe. N’est-ce pas ainsi que se comportent les gens qui discutent sur le principe et le développement de la vie dans l’homme ? En effet, où trouver sur cette ligne infinie qui est le développement de la vie humaine dans le passé, ce point arbitraire à partir duquel il soit possible de commencer l’histoire fantastique de l’évolution de cette vie. Est-ce la naissance ou la procréation de l’enfant ou de ses parents, ou, en remontant plus haut, l’animal primitif, le protoplasme ou le premier fragment détaché du soleil ? Tous ces raisonnements sont du domaine de la pure fantaisie ; c’est mesurer sans mesure.