De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 11

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Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 38-40).
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XI. Quand je dis moi, je veux parler du sage à qui seul vous accordez le plaisir.

Mais je n’appelle point sage l’esclave de quoi que ce soit, et moins que tous, l’esclave de la volupté. Comment, une fois dominé par elle, résistera-t-il à la fatigue, aux périls, à l’indigence, à tant de menaces qui grondent autour de la vie humaine ? Comment soutiendra-t-il l’aspect de la mort, l’aspect de la douleur, le fracas d’un ciel en courroux, et une foule d’attaques acharnées, lui qu’un si mol adversaire a vaincu ? Tout ce que lui aura conseillé la volupté, il le fera. Et ne voyez-vous pas que de choses elle lui conseillera ? « Elle ne saurait, dites-vous, l’engager à rien de honteux : elle a la vertu pour compagne. » Mais, encore une fois, qu’est-ce qu’un souverain bien qui ne peut être tel que s’il est surveillé ? D’ailleurs, comment la vertu gouvernera-t-elle le plaisir auquel elle est subordonnée ? Ce qui est subordonné doit obéir à ce qui gouverne. Vous mettez derrière ce qui commande. Le bel emploi pour la vertu ! Vous la réduisez à faire l’essai des plaisirs ! Nous verrons plus tard si, chez des hommes qui l’ont si outrageusement traitée, elle est encore la vertu, elle qui ne peut garder son nom dès qu’elle perd son rang ; en attendant, pour parler de ce qui nous occupe, je vous montrerai nombre d’hommes entourés par les plaisirs, sur lesquels la fortune a répandu tous ses dons, et que vous serez forcé de reconnaître méchants. Voyez un Nomentanus, un Apicius, recherchant à grands frais ce qu’ils appellent les biens de la terre et de l’onde, et passant en revue sur leur table les animaux de tous les pays. Voyez-les du haut d’un lit de roses contempler l’orgie qu’ils ordonnent, charmer leurs oreilles par le son des voix, leurs yeux par des spectacles, leur palais par d’exquises saveurs. La moelleuse et douce pression des coussins caresse tout leur corps ; et pour que leurs narines mêmes prennent part à la fête, des parfums variés embaument jusqu’aux salles où sont offerts à la mollesse des repas qu’on peut dire funèbres. Ces gens-là, allez-vous dire, nagent dans les délices ; mais ils auront à souffrir, parce que ce n’est pas le vrai bien qui fait leur joie.

XI. Quum dico me nihil voluptatis causa facere, de illo loquor sapiente, cui soli concedis voluptatem.

Non voco autem sapientem, supra quem quidquam est, nedum voluptas. Atqui ab hac occupatus, quomodo resistet labori, ac periculo, egestati, et tot humanam vitam circumstrepentibus minis ? quomodo conspectum mortis, quomodo doloris feret ? quomodo mundi fragores, et tantum acerrimorum hostium, a tam molli adversario victus ? Quidquid voluptas suaserit, faciet. Age, non vides quam multa suasura sit ? « Nihil, inquis, poterit suadere turpiter, quia adjuncta virtuti est. » Non vides iterum, quale sit summum bonum, cui custode opus est, ut bonum sit ? Virtus autem quomodo voluptatem reget quam sequitur, quum sequi parentis sit, regere imperantis ? a tergo ponis, quod imperat. Egregium autem habet virtus apud vos officium, voluptates prægustare ! Sed videbimus, an apud quos tam contumeliose tractata virtus est, adhuc virtus sit : quæ habere nomen suum non potest, si loco cessit ; interim, de quo agitur, multos ostendam voluptatibus obsessos, in quos fortuna omnia munera sua effudit, quos fatearis necesse est malos. Aspice Nomentanum et Apicium, terrarum ac maris (ut isti vocant) bona conquirentes, et super mensam recognoscentes omnium gentium animalia. Vide hos eosdem e suggestu rosæ exspectantes popinam suam ; aures vocum sono, spectaculis oculos, saporibus palatum suum delectantes. Mollibus lenibusque fomentis totum lacessitur eorum corpus : et ne nares interim cessent, odoribus variis inficitur locus ipse, in quo luxuriæ parentatur. Hos esse in voluptatibus dices : nec tamen illis bene erit, quia non bono gaudent.