De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 10

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Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 34-36).
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X. « Vous feignez, me dit l’épicurien, de ne pas entendre ce que je dis ; je prétends, en effet que l’on ne peut pas vivre agréablement si l’on ne vit pas honnêtement : or cette condition est inaccessible à la brute, et aux hommes qui mesurent leur bonheur à leurs aliments. Oui, je l’atteste tout haut et publiquement, cette vie que j’appelle agréable n’est pas possible sans le concours de la vertu. » — Mais qui ignore que les hommes les plus étrangers à la sagesse sont les plus comblés de ces plaisirs que vous vantez ; que les jouissances sont prodiguées à la perversité, et que l’âme elle-même se crée des satisfactions à la fois nombreuses et mauvaises ? C’est d’abord l’insolence, l’estime excessive de soi-même, une vanité par laquelle on se met au-dessus de tous les autres, un amour-propre aveugle et imprévoyant, une mollesse énervante, des transports de joie pour les motifs les plus minces et les plus puérils ; c’est aussi un ton railleur, un orgueil qui se plaît à humilier autrui, l’apathie, l’affaissement d’une âme qui s’endort sur sa propre lâcheté. Toutes ces folies, la vertu les dissipe en nous prenant par l’oreille ; elle pèse les plaisirs avant de les admettre, et quand elle les a trouvés de bon aloi, elle n’en fait pas grand cas ; c’est tout au plus si elle les tolère, heureuse, non pas d’en user, mais de les tempérer : or la tempérance, en enlevant quelque chose au plaisir, porte atteinte à votre souverain bien. Vous vous jetez dans les bras du plaisir, moi je le tiens à distance ; vous l’épuisez, moi je le goûte ; vous y voyez le bien suprême, pour moi il n’est même pas un bien ; vous faites tout pour lui, et moi rien.

X. « Dissimulas, inquit, quid a me dicatur : ego enim nego quemquam posse jucunde vivere, nisi simul et honeste vivat : quod non potest mutis contingere animalibus, nec bonum suum cibo metientibus. Clare, inquam, ac palam testor, hanc vitam, quam ego jucundam voco, non sine adjecta virtute contingere. » Atqui quis ignorat plenissimos esse voluptatibus vestris stultissimos quosque ? et nequitiam abundare jucundis, animumque ipsum non tantum genera voluptatis prava, sed multa suggerere ? in primis insolentiam et nimiam æstimationem sui, tumoremque elatum supra ceteros, et amorem rerum suarum cæcum et improvidum : delicias fluentes, ex minimis ac puerilibus causis exsultationem ; jam dicacitatem, et superbiam contumeliis gaudentem, desidiam dissolutionemque segnis animi indormientis sibi. Hæc omnia virtus discutit, et aurem pervellit, et voluptates æstimat, antequam admittat : nec quas probavit, magui pendit (utique enim admittit), nec usu earum, sed temperantia læta est ; temperantia autem, quum voluptates minuat, summi boni injuria est. Tu voluptatem complecteris : ego compesco ; tu voluptate frueris : ego utor ; tu illam summum bonum putas : ego nec bonum ; tu omnia voluptatis causa facis : ego nihil.