De minuit à sept heures/Partie 3/Chapitre V

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V

Le jeune homme brun


Valnais, affolé, malgré l’aide à lui apportée par Thureau, eut quelque peine à tirer Mme Destol de l’évanouissement où elle était plongée. Avec ardeur, il lui frappa les mains, lui fit respirer de l’éther, trouvé sur la toilette de Baratof, et, imbibant d’eau de Cologne une serviette, il lui en frotta les tempes, le front et même toute la figure.

Le résultat fut de rendre au visage de Mme Destol son aspect naturel et de transporter le maquillage multicolore dont ce visage était chargé sur la serviette qui devint ainsi pareille à la plus capricieusement bigarrée des palettes.

Le résultat fut aussi, enfin, de rendre ses esprits à Mme Destol. Elle ouvrit des yeux encore hagards et se remonta légèrement, aidée de ses soigneurs, dans le fauteuil où ils l’avaient déposée.

— Là, ça va mieux ? Là, ça va mieux ? disait le bon Valnais.

Cependant, le commissaire de police continuait son enquête. Il interrogeait, après le garçon d’étage, le portier qui avait vu entrer le « grand jeune homme brun » et qui déclarait que celui-ci était déjà venu dans la journée, et le valet de chambre qui avait entendu la dispute et qui avait dit à son collègue Manuel « Ça chauffe là-dedans » ; enfin, le maître d’hôtel qui, au dîner, avait servi Baratof et l’inconnu.

Ce dernier employé du Nouveau-Palace déclara que les deux hommes, pendant les moments de leur repas où il était présent, n’avaient échangé que des propos insignifiants. Ils semblaient en bons termes et même sur un pied de familiarité puisqu’ils se tutoyaient et s’appelaient par leurs noms : Baratof, Gérard.

— Vous ne pouviez pas dire ça tout de suite, s’écria le commissaire. Il s’appelle Gérard ? C’est un renseignement.

Cet estimable magistrat avait de l’ambition. Il eût voulu, dans cette affaire qui apparaissait comme sensationnelle, obtenir un résultat décisif avant l’arrivée du juge d’instruction et des représentants de la police judiciaire. Mais, à la réflexion, il dut reconnaître que le renseignement était mince. Gérard, un simple prénom, et qui n’était peut-être même pas le vrai prénom de l’inconnu…

Que cet inconnu fût l’assassin, le commissaire n’en doutait pas, et chaque détail nouveau qu’il relevait renforçait sa conviction. La nature de l’assassinat ? Querelle soudaine, ou crime prémédité. Le mobile ? Vengeance, ou rivalité, ou vol.

Les valises du Russe, en effet, gisaient dans un coin de la chambre à coucher, à demi ouvertes… Pourtant, elles n’avaient pas été vidées… Alors, était-ce un meurtre de rencontre ? Un meurtre passionnel ? Un meurtre intéressé ? Ou tout à la fois ?… Énigme… Et puis, autre énigme, pour quelle raison cette dame se trouvait-elle mêlée à l’affaire ? Cette dame qui venait de s’évanouir et qui avait prononcé avec angoisse un nom qu’il avait malheureusement mal entendu…

Le commissaire se rapprocha de Thureau qui, sans aucunement y participer, l’avait laissé mener seul son enquête.

— Bizarre affaire, monsieur, et qui doit présenter des dessous assez particuliers… Je crois qu’il y a eu vol… De toutes façons, certains renseignements pourraient être fournis…

— Vous croyez ?… (Thureau fixait sur lui un regard terne et pourtant significatif.) Eh bien le parquet, qui sera ici dès le matin, les obtiendra, ces renseignements. Je préviendrai, d’ailleurs, à la première heure, le préfet. Transmettez sans retard votre rapport sur ce que vous avez constaté.

Le commissaire de police avait du tact, et il avait aussi, on le sait, de l’ambition. Il n’insista pas. Il savait l’influence de Thureau sur le préfet dont Thureau était le collaborateur le plus direct. Il comprit que la discrétion, à l’égard de la dame inconnue, s’imposait.

— Faites d’ailleurs tout le possible pour identifier ce Gérard, continua Thureau. Si vous pouviez, avant la fin de la nuit, le faire arrêter, ce serait un coup de maître…

Il rejoignit Mme Destol qui, dans son fauteuil, restait accablée, et lui dit :

— Chère madame, il est quatre heures du matin. Vous devez être brisée, il faut absolument rentrer chez vous tranquillement, avec toute confiance dans notre diligence. L’affaire est entre les mains de la police, et, dans quelques heures, certainement, tout sera réglé. Comptez sur nous, chère madame. Moi, je me repose quelques moments.

Mme Destol ne bougea pas. Elle semblait avoir à peine entendu les paroles de Thureau. Pourtant, elle murmura :

— Oui… Vous avez raison… Je viens…

Thureau se retourna vers son ami Valnais, lui adressa quelques recommandations et se retira dans la pièce voisine.

Valnais alors se rapprocha de Mme Destol et, se penchant :

— Alors, chère amie, vous êtes prête ? Nous partons ?

Mme Destol était toujours immobile, mais elle semblait se réveiller et retrouver toute sa conscience. Elle dit d’une voix basse et résolue :

— Oui, oui, nous allons partir… Mais s’imagine-t-on que je vais rentrer ?… et que je vais attendre des heures, sans agir, tandis que Nelly-Rose est avec ce bandit, cet assassin ?

Très calme, à présent, pleine d’une inflexible résolution, elle n’était plus l’habituelle femme coquette, frivole et brouillonne, qui prenait la vie comme une suite de parades mondaines et de distractions hétéroclites. Valnais la regardait. Dépeignée, défardée, les traits tirés, elle avait vieilli de vingt ans, mais elle n’en avait cure, et il ne pouvait s’empêcher de la trouver admirable et touchante, ainsi transfigurée par l’amour maternel qui lui faisait oublier toute autre chose au monde.

Sourdement, sans geste, elle prononça :

— Écoutez-moi, Valnais… Sur la table de ce misérable Baratof car c’était un misérable et il est responsable de tout ce qui arrive à ma fille… Sur la petite table qui est là-bas au fond à droite… vous m’écoutez bien ?… j’ai vu tout à l’heure un carnet de notes… d’adresses, sans doute… Peut-être contient-il des renseignements sur l’autre canaille… une indication quelconque…

Valnais, étonné, protesta :

— Oh ! voyons, quoi !… Les gens de la police n’auraient pas eu l’idée de vérifier ?…

— Allez… Feuilletez-le… Ils n’y ont pas pensé encore… Allez le feuilleter, mais sans en avoir l’air…

Valnais obéit. Avec un regard oblique vers le commissaire de police qui, à la grande table, écrivait son rapport, il fit quelques pas, tournant autour de la pièce comme pour se dégourdir les jambes, l’allure maladroite d’ailleurs, et guindée, avec une affectation d’indifférence qui eût donné l’éveil à qui l’eût observé. Il s’approcha de la petite table, vit le carnet, et, sans le prendre, sans même baisser la tête, du bout du doigt, il le feuilleta, parcourant des yeux les premières pages.

Soudain, il retint un mouvement de surprise, étouffa une exclamation et, sans attendre, revint tout droit vers Mme Destol, et chuchota :

— Ça y est… j’ai trouvé… Oui, une indication datée de quelques jours : « De Londres, télégraphier à Gérard confirmation de mon arrivée pour le 8 mai. Adresse : Pension Russe à Auteuil. »

— C’est cela, c’est cela, balbutia Mme Destol enfiévrée. Et, c’est là, dans cette Pension russe que ce Gérard a dû emmener ma fille. Venez, dit-elle brièvement à Valnais.

— Mais où allons-nous ?

— Sauver Nelly-Rose.

Sans parler au commissaire qui continuait à écrire, elle sortit.

Valnais suivit, toujours obéissant. Dans l’escalier, pourtant, il objecta :

— Mais pourquoi n’avoir pas prévenu Thureau ou le commissaire ? Ne croyez-vous pas ?

— Non, trancha-t-elle péremptoire, tout en consultant l’annuaire du portier. Ils n’ont rien su découvrir… Moi, j’ai su… Et je saurai retrouver ma fille… Ah ! tenez, voilà l’adresse. Allons vite là-bas…

— Je vous suis, chère amie, dit Valnais, qui se reprenait un peu à l’espoir malgré sa fatigue, et malgré l’amertume croissante qu’il éprouvait à se dire que, depuis un aussi long temps, Nelly-Rose se trouvait au pouvoir d’un bandit inconnu.

Il était 4 heures 20 quand l’auto de Valnais s’arrêta devant la Pension Russe.

La maison était obscure. Aucune voiture ne se trouvait devant la porte, qui pourtant n’était pas fermée mais seulement poussée.

Mme Destol, suivie toujours de Valnais, délibérément entra la première.

Tout paraissait désert ; dans le bureau à demi éclairé, personne. Mais là-bas, semblant provenir d’une cour mal éclairée, une musique s’entendit soudain…

Ils s’avancèrent, virent le hall, décor presque crapuleux maintenant d’une fin de fête qui a tourné à la piètre orgie, avec des flaques de vin par terre où baignaient les boules de couleur, les serpentins pendant aux murs ou amoncelés dans les coins, et les quelques groupes de buveurs, mornes, à demi ivres auprès de leurs verres, et dont l’un, colosse à l’aspect brutal, essayait de tirer des accents harmonieux d’un accordéon.

C’est vers cet individu, assis au milieu de quatre autres, que Mme Destol s’avança pour se renseigner.

— Est-ce que vous n’avez pas vu, tout à l’heure ici, un jeune homme, grand, élégant, très brun ? lui demanda-t-elle.

Pourquoi s’était-elle d’abord adressée à cet homme ? Elle n’aurait su le dire elle-même. Elle avait la conviction que Gérard avait amené là Nelly-Rose, et elle était décidée à interroger tout ceux qu’elle rencontrerait dans la maison.

L’homme, à la question, leva un visage que l’abrutissement d’une longue demi-ivresse couvrait d’un voile. Il voulut d’abord répondre une grossièreté, mais l’autorité qui était dans la voix et dans le regard de Mme Destol l’en empêcha.

— Un grand brun, élégant… Oui, il était là tout à l’heure…, dit-il comme malgré lui.

— Seul ?

— Non, il y avait une femme avec lui.

— Une jeune femme ? précisa Mme Destol, palpitante.

— Oui.

— Et même très jeune, intervint un des autres Russes, et bien jolie… Elle avait une robe blanche qui montrait ses bras et ses épaules, et puis, un grand manteau rouge…

— C’est bien elle, murmura Mme Destol dont l’émotion étranglait la voix.

— Ils étaient là, continuait le second Russe en désignant la table voisine qu’avaient occupée Nelly-Rose et Gérard. Ils sont arrivés vers deux heures. Ils ont dansé ensemble. Ils se serraient l’un contre l’autre comme des amoureux…

— Et où sont-ils ?…

L’homme fit un geste d’ignorance. Il ne se souciait pas de raconter la rixe, peu glorieuse, ou à cinq ils avaient été tenus en respect par un seul homme.

— Ils sont partis, dit-il seulement. La jeune dame semblait malade, fatiguée. Le grand brun l’a emportée dans ses bras.

— Et puis ?

— Et puis, nous ne savons pas…

— Si, si, vous savez… il faut savoir… il faut vous rappeler, insista Mme Destol, haletante. Rappelez-vous, je le veux.

Un des Russes, maigre, à l’air avisé, moins ivre que les quatre autres, et qui n’avait jusqu’alors rien dit, se rapprocha. Pourquoi ne pas tirer parti de la situation ? Cette dame et son compagnon semblaient bien émus. Sûrement, c’étaient des gens riches. Ils paieraient bien un renseignement. Et puis les renseigner, ce serait aussi se venger de l’homme qui, tout à l’heure, seul contre cinq…

— Eh bien, voilà, dit-il à Mme Destol, on parlerait bien, mais ça peut nous faire des ennuis. Nous sommes de pauvres gens…

— Donnez-lui de l’argent, dit Mme Destol à Valnais.

Valnais sortit cinq cents francs que le Russe empocha.

— Eh bien ! voilà, reprit-il, je les ai suivis de loin… je les ai guettés… Alors, en portant toujours la jeune dame, ce monsieur a disparu là-bas, à l’angle de la cour… C’est là que donne l’escalier qui mène à sa chambre… Je l’ai vu tantôt y entrer…

Mme Destol chancela.

— Et il y serait, maintenant… avec cette dame ?

— Pas de doute, dit le Russe.

Mme Destol avait déjà surmonté sa défaillance d’un moment.

— Conduisez-moi, ordonna-t-elle.

— Ça y est, on va avoir notre revanche contre le type, souffla le Russe à ses compagnons.

Il prit les devants vers la cour sombre. Mme Destol était sur ses talons. Soudain, Valnais, qui marchait près d’elle, entendit le bruit d’un déclic. Il regarda sa compagne.

— Qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda-t-il épouvanté.

Mme Destol tenait à la main un petit browning. Elle ne répondit pas à la question de Valnais. Son visage était contracté par une expression de résolution farouche. Valnais vit le drame imminent. Folle de colère et de douleur, la mère était prête à tout pour venger sa fille, châtier le coupable, prête à tirer, prête à tuer.

Et les Russes suivaient, à moitié ivres, surexcités, avides de vengeance, résolus à enfoncer la porte si leur ennemi refusait d’ouvrir.

Mme Destol, qui se hâtait, silencieuse, implacable, atteignit le bas de l’escalier à demi éclairé.

— Où allez-vous madame ? lui demanda un homme qui parut tout à coup devant elle, débouchant d’un couloir qui venait de l’autre partie de la maison.

C’était Yégor, le patron de la pension. Il regardait le groupe et répéta, s’adressant à Mme Destol et à Valnais :

— Où allez-vous, madame et monsieur ?

Mme Destol, sous son manteau, dissimula son arme.

— Nous allons chez un jeune homme brun qui se nomme Gérard et qui vient de rentrer dans sa chambre avec une jeune dame. Laissez-nous passer.

Le patron eut une imperceptible hésitation. Il avait vu le browning dans la main de Mme Destol. La présence auprès d’elle des cinq Russes battus tout à l’heure par Gérard était significative. D’autre part, il soupçonnait Gérard de s’être embarqué dans une histoire compromettante. Il le savait capable de bien des choses pour assouvir ses désirs. Cette jeune fille emportée, cela avait bien l’air d’un enlèvement et, en ce moment même, elle était là-haut avec lui… Un drame était imminent. Yégor le comprit. Il ne voulait pas d’une histoire sanglante et scandaleuse dans sa maison que la police déjà surveillait. Il voulait surtout protéger l’homme qui, autrefois, lui avait sauvé la vie. Barrant toujours le passage à Mme Destol, et sans lui répondre, il dit aux cinq Russes :

— Et vous autres, qu’est-ce que vous faites là ?

— Nous guidons madame, dit le maigre.

— Ah ! vraiment ? Eh bien ! c’est pas la peine et vous pouvez filer. Madame, continua Yégor en s’adressant à Mme Destol, il est inutile que vous montiez. M. Gérard, qui est un de mes clients occasionnels, a bien sa chambre ici, mais il n’y est pas. Lui et la jeune dame n’y sont pas restés cinq minutes. Je les ai rencontrés comme ils ressortaient. Ils ont quitté la maison, et je les ai vus monter dans l’auto qui les avait amenés.

— Mon Dieu, gémit Mme Destol qui, pas une seconde, ne douta de la parole du patron.

— Allons, vous autres, reprit celui-ci en s’adressant aux cinq Russes, je vous ai déjà dit de filer. Vous n’avez rien à faire ici.

Il avait parlé avec autorité. Ils avaient tous besoin de lui, et ne voulaient pas le mécontenter. Ils s’éloignèrent en grommelant vers le hall où les lumières commençaient à s’éteindre.

Mme Destol resta un moment silencieuse. Sa surexcitation était tombée d’un seul coup. La détresse et le découragement l’accablaient de nouveau.

— Que faire ? murmura-t-elle. Nelly-Rose… ma petite… où est-elle ? Mon Dieu ! que faire ?

— Il n’y a qu’à nous en aller, dit Valnais.

Il était accablé, lui aussi, à bout de forces, mais il était aussi confusément soulagé de quitter cet hôtel où, un moment, il avait redouté d’être mêlé à une bataille.

Il prit le bras de Mme Destol et la ramena vers leur auto. Le patron les suivit jusqu’à la porte.

— Rentrons à la maison, elle y sera peut-être, dit Mme Destol, ressaisie d’un léger espoir.

L’aube naissait, une aube nuageuse, aigre, presque glaciale, d’un début de mai. À sa clarté blanche, tous deux, brisés par la fatigue et par l’insomnie, apparaissaient défaits et blêmes.

— Nous aurions peut-être mieux fait de nous faire accompagner par la police, dit Valnais dans l’auto, après un moment de silence.

— Pourquoi cela ? La police n’aurait rien trouvé de plus que nous, puisque ce misérable a emmené ailleurs ma pauvre enfant ? Ah ! Valnais, mon ami, quelles angoisses !… Que n’avez-vous épousé plus tôt Nelly-Rose ! Cette horrible histoire nous aurait été épargnée !… Ma pauvre petite, avec cet homme ! Ah ! je veux espérer encore… Réfléchissons. De minuit à deux heures, ils sont chez Nelly-Rose… Là, rien de grave… Ils viennent ensuite à cette fête… une foule… rien encore… Alors, si à présent nous retrouvons Nelly-Rose à la maison… Vous voyez, Valnais…

— Oui, mais si nous ne la retrouvons pas ?… Et, tout de même, elle aura passé la moitié de la nuit seule avec cet homme… contre qui elle se serrait… comme contre un amoureux… dit lamentablement Valnais, qui, malgré son amour pour la jeune fille, ou plutôt à cause de cet amour, commençait à trouver que l’indépendance et l’imprudence de Nelly-Rose avaient des suites bien fâcheuses pour un futur époux.

— Écoutez, reprit Mme Destol, quand nous allons la retrouver, nous ne lui parlerons de rien… Elle apprendra assez tôt… C’est convenu, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Valnais morne.

Place du Trocadéro, une horrible déception les attendait. Nelly-Rose n’était pas rentrée. Sa chambre, son boudoir étaient vides.

— C’est affreux, gémit Mme Destol, qui, à cette nouvelle déception, dans une détente nerveuse, éclata en sanglots.

— C’est affreux, gémit en écho Valnais en se laissant tomber sur le divan.

Ils attendirent silencieux… Cinq heures sonnèrent… six heures… C’était le grand jour depuis longtemps. Mme Destol ni Valnais n’osaient plus se regarder. Leur certitude mutuelle était totale, et atroce. Sept heures… Un bruit de clef dans la porte d’entrée…

— C’est elle ! cria Mme Destol en se dressant de son fauteuil.

Oui, c’était Nelly-Rose. Pâle, marchant d’un pas automatique, elle entra dans le boudoir.

Mme Destol s’était précipitée au-devant de sa fille. Elle voulait la questionner, mais comme elle l’avait dit à Valnais, ne voulait rien lui révéler… Emportée par son émoi, elle ne trouva que ces mots :

— C’est un assassin !

— Qui ? Qu’est-ce que tu dis ? interrogea Nelly-Rose d’une voix sourde.

— Lui ! L’homme qui est venu, qui t’a emmenée, avec qui tu as passé la nuit, ce Gérard ! C’est un assassin ! Un voleur ! Il a tué Baratof pour le voler !

— Mais, puisque c’est lui, Baratof ! balbutia Nelly-Rose.

— Non ! Il a pris le nom de Baratof et il a tué le vrai Baratof ! Il l’a égorgé au Nouveau-Palace. Il l’a égorgé avant de venir ici, à minuit… J’ai vu le cadavre… C’est un assassin !… La police le traque…

Il y eut un long silence, silence d’épouvante, silence d’horreur.

Nelly-Rose, tremblante, restait muette…

Puis, avec l’inhumaine raideur des mouvements d’un automate, elle prit par le bras sa mère et, toujours sans un mot, la conduisit hors de son boudoir jusqu’à la porte du corridor. Elle fit de même à l’égard de Valnais. Elle referma sur eux, à double tour, cette porte. Elle revint dans son boudoir, toujours automatique, se regarda machinalement dans sa psyché, s’y vit spectrale, et, soudain, se jetant sur son divan, éclata en sanglots.