De minuit à sept heures/Partie 4/Chapitre I
Quatrième partie
I
L’inspecteur Nantas
— Ce Baratof, disait M. Lissenay, juge d’instruction, à son secrétaire, à l’instant où ils arrivaient tous deux au Nouveau-Palace, peu après huit heures du matin, ce Baratof, d’après les renseignements que viennent de me fournir les dossiers de la préfecture et de la Sûreté générale, était un personnage assez louche. Très riche, comment l’était-il devenu ? Voyageant sans cesse, pour des raisons mal définies, de pays en pays, surveillé en Pologne et en Autriche par la police, son existence présente des côtés bizarres qui peuvent expliquer l’assassinat. Ce don de cinq millions aux laboratoires, qui a attiré l’attention du public, devait avoir pour lui un intérêt caché. L’assassin est sans doute un ancien complice.
— Ou peut-être une victime qui se sera vengée, remarqua le secrétaire.
Il s’interrompit. Tous deux entraient dans l’appartement de Baratof.
Le commissaire de police du quartier n’y était plus.
À sa place, et entouré de trois ou quatre agents en civil, un homme de haute taille, solidement bâti, avec, sous une calotte d’épais cheveux roux coupés court, une large face au perpétuel sourire, allait et venait, observant toutes choses du regard aigu de petits yeux étonnamment mobiles.
C’était l’inspecteur principal Nantas, une des illustrations de la police judiciaire. Ses ennemis, ses envieux lui reprochaient de trop aimer les apéritifs ; ses amis, ses admirateurs soutenaient que cette imputation était calomnieuse et que, si Nantas paraissait parfois éméché, c’était, comme ses affectations de bonhomie et de laisser-aller, une comédie qu’il jouait pour endormir la défiance et paraître inoffensif ; ses chefs, eux, qu’il s’enivrât ou non, vantaient son incomparable sagacité, son expérience consommée et la sûreté de son diagnostic presque infaillible.
— Eh bien, Nantas ? demanda M. Lissenay, qui le connaissait de longue date.
— Eh ben ! monsieur le juge d’instruction ! voilà, dit Nantas, qui avait coutume de traîner la voix et de répéter ses mots. Eh ben ! voilà, regardez-moi ces valises : ça a été ouvert… Tenez, celle-là, voyez-moi la serrure, ça a été forcé. Il y a eu vol, c’est sûr et certain… Oh ! certes, on n’a pas touché les vêtements, mais ce Baratof, d’après mes petits renseignements, avait toujours des bijoux, des objets de valeur, des choses de Russie, n’est-ce pas ?… Et on s’est cassé le poignet dessus… Y a plus rien… Du reste, si vous voulez venir voir le corps… Je ne me suis pas permis de le fouiller avant vous.
— Allons ! dit M. Lissenay.
Ils gagnèrent la chambre à coucher où le corps de Baratof reposait sur le lit. Nantas se pencha sur lui.
— Tiens, tiens, tiens, le gilet a été déboutonné, et bien brutalement. Il y a un des boutons qui a sauté. Voyons… pas de poche intérieure, au gilet ? Mais si… mais si… Et bien intéressante la poche de droite, bien intéressante !… La patte est déchirée… et, monsieur le juge, voyez-moi comme la poche est distendue, comme ses bords sont décousus !… Cette poche-là a contenu quelque chose de trop gros, de trop large, qui l’écartelait et la déformait, et qu’on a arraché violemment. Qu’est-ce que ça pouvait être ? Des billets de banque… oui, peut-être… mais, pas probable… pas probable… Voyons maintenant le portefeuille.
Il fouilla le smoking, en tira un élégant portefeuille qu’il passa à M. Lissenay. Celui-ci en inventoria le contenu.
— Pas d’argent, dit-il, des papiers, mais pas d’argent. Il y a eu vol.
— C’est sûr, monsieur le juge. Il était en smoking et allait sortir. On ne sort pas sans beaucoup d’argent quand on est Baratof… Le carnet de chèques est intact… Évidemment, comment s’en servir ? et c’est compromettant. Mais, qu’est-ce qu’il pouvait y avoir dans la poche du gilet ?… Des billets de banque… pas probable. Pourquoi entasser des billets de banque dans la poche de son gilet quand on a un carnet de chèques et qu’on vient de Londres où on a pu changer tout ce qu’on a voulu ?…
M. Lissenay examinait les papiers de Baratof. Nantas se dirigea vers la table où se trouvait toujours le carnet d’adresses que, dans la nuit, Mme Destol avait eu, seule, l’initiative de consulter.
— Tiens, tiens, tiens, dit l’inspecteur principal, ça, c’est peut-être du bon.
Il prit le carnet, en tourna les pages, l’une après l’autre.
— Tiens, tiens, tiens, redit-il tout à coup, monsieur le juge, regardez-moi cette page-là… Hein ? c’est la liste des papiers qu’il a apportés, et regardez-moi la mention qui est là, soulignée à l’encre rouge pochette ? Où est-elle, cette pochette ? J’en sais rien, mais je sais où elle était. Elle était dans le gilet. Et elle devait contenir quelque chose de précieux pour que Baratof la garde toujours sur lui, et c’est pour la lui voler qu’on l’a assassiné. Vous permettez, monsieur le juge, que je regarde encore un petit peu ce carnet ?… Je ne sais vraiment pas pourquoi on n’a pas pensé à le regarder plus tôt. C’est un truc plein de renseignements.
Sous l’œil amusé de M. Lissenay, l’inspecteur principal Nantas continua à feuilleter attentivement le carnet.
— Tiens, tiens, tiens, répéta-t-il, je crois que voilà une petite indication sur l’ami du dîner, le jeune homme brun, le sieur Gérard… ça le concerne, ça, le sieur Gérard : « De Londres, télégraphier à Gérard confirmation de mon arrivée pour le huit mai. Pension russe à Auteuil. » Nous y sommes, je la connais, cette Pension russe… C’est une drôle de boîte…
Nantas, vous êtes précieux. Allez-y voir sans retard, dit le juge. Et…
— Et je cueille le sieur Gérard et je vous l’amène en douce, monsieur le juge… À moins qu’il ne soit déjà envolé… Viens avec moi, Victor.
Il s’adressait à un de ses sous-ordres, un homme trapu d’une quarantaine d’années.
Tous deux sortirent.
À la même heure, à la Pension Russe, Gérard achevait sa toilette. Avant de mettre son veston, il alluma une cigarette et prenant le vêtement qu’il portait pendant la nuit, d’une poche intérieure il retira une pochette gonflée de papiers.
S’asseyant, en bras de chemise, devant sa table, il enveloppa cette pochette dans un papier fort qu’il ficela, puis cacheta, au nœud de la ficelle, avec de la cire rouge prise dans sa valise et qu’une allumette bougie lui permit de faire fondre. Ensuite, il inscrivit une adresse sur un papier qu’il glissa dans une enveloppe. Cela fait, il sonna le garçon.
— Demande au patron de venir me voir, lui dit-il.
Deux minutes après, le patron paraissait.
— Bonjour, Yégor, lui dit Gérard. Ça va bien ?
— Et toi ? L’histoire de cette nuit ?
— Quelle histoire ?… Ah ! Les ivrognes… Pfut !
— Tu sais qu’on est venu se renseigner sur… sur la dame qui était avec toi… Oui, c’est une dame pas mal plus âgée qui est venue, et un jeune homme… Ils voulaient monter ici…
— Et alors ?
— J’ai dit que tu étais parti avec… avec elle.
— Parfait. Maintenant, Yégor, attention. Je te confie ce paquet. Il est d’une grande importance pour moi. Tu vas l’enfermer dans ton coffre-fort, sans que personne le sache. Tu entends, tu n’en parleras à personne au monde, pas même à ta femme. Tu me le jures ?
— Je te le jure, dit gravement le Russe.
— Et tu ne le remettras à personne qu’à moi… ou à quelqu’un qui t’apportera ma carte avec ma signature. Ma carte au nom de Gérard, et signée Gérard. Dans huit jours, si tu ne reçois de moi aucun contre-ordre, tu le porteras à l’adresse qui se trouve dans cette enveloppe. C’est bien compris ?
— Tu peux compter sur moi.
— Merci, mon vieux.
Le patron mit le paquet dans sa poche et redescendit.
Dans la cour, il trouva sa femme, une Française, qui parlementait avec deux inconnus.
— Ces messieurs demandent M. Gérard, lui dit-elle.
— Eh bien, mais il faut le faire prévenir.
— Pas la peine, dit l’un des visiteurs, d’une voix traînante. Dites-nous où est sa chambre, nous allons monter. Nous sommes des amis, il nous attend.
Le patron eut une hésitation, mais il ne pouvait refuser l’indication à ces visiteurs en qui il pressentait vaguement des policiers. Il les renseigna, et, pendant qu’ils s’engageaient dans l’escalier de la cour, il regagna vite son bureau et, loin de tous les yeux, enferma dans son coffre-fort le paquet de Gérard.
Gérard mettait son veston quand on frappa à sa porte.
Qui était-ce ? Les sujets d’inquiétude ne lui manquaient pas, et il éprouva une impression de satisfaction en se disant que les papiers étaient en sûreté.
Il alla ouvrir. Deux inconnus stationnaient sur le palier.
— Monsieur Gérard ? demanda l’un d’eux, grand et roux.
— C’est moi, que désirez-vous ?
— Ben voilà… Vous connaissez bien un certain M. Baratof ?
— Oui. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Pour savoir. Je suis l’inspecteur principal Nantas, de la police judiciaire. M. Baratof a été trouvé assassiné cette nuit.
Gérard sursauta :
— Assassiné ? Baratof assassiné ?
— Ben oui, assassiné.
— C’est effroyable ! Assassiné ! Un homme vigoureux, courageux comme lui…
Gérard soudain s’interrompit. Il était très pâle. Le visage contracté, le regard fixé à terre, il garda un moment le silence. De ses yeux fouilleurs, Nantas l’observait.
— Où a-t-il été assassiné ? demanda Gérard d’une voix sourde. On connaît l’assassin ?
— On le connaîtra. Le cadavre a été trouvé au Nouveau-Palace. Nous aurions besoin de petits renseignements sur M. Baratof, oui, de petits renseignements… Alors, comme nous savons que vous étiez un de ses amis… un de ses bons amis… on vous prie de venir là-bas…
Comment la police avait-elle appris qu’il connaissait Baratof ? Gérard ne se le demanda même pas.
— Il faut que j’aille là-bas avec vous ? dit-il.
— Oui. Vous comprenez, on a besoin de petits renseignements… Alors, vous pouvez nous aider.
— Je viens tout de suite, dit Gérard… Le malheureux… assassiné !…
— Allons, partons, dit Nantas.
L’inspecteur Victor, qui avait reçu des instructions particulières de Nantas, descendit avec eux, mais, dans la cour, il les quitta. Il restait à la Pension Russe, où il était chargé de recueillir quelques indications.
Nantas, dans le taxi qui l’avait amené, fit monter Gérard et s’assit à son côté.
Pendant tout le trajet, sans parler du crime lui-même, il posa à Gérard mille questions, souvent saugrenues, sur Baratof. Gérard répondait prudemment, attentif à ne rien dire de compromettant. Il eût voulu réfléchir. Ces questions incessantes l’en empêchaient. C’était probablement le but de Nantas.