Delphine/Deuxième partie

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Delphine (1803)
Garnier Frères (p. 116-241).

DEUXIÈME PARTIE


LETTRE I. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE.
Montpellier, ce 20 juillet 1790.

Après avoir reçu votre lettre, j’ai passé le jour entier dans les larmes, et je peux à peine voir assez pour vous écrire, tant mes yeux sont fatigués de pleurer. Ma chère enfant, à quelles douleurs vous avez été livrée ! ah ! que n’étais-je là pour exprimer ma haine contre les méchants, et pour consoler la bonté malheureuse ! Je m’étais attachée à Léonce, je le regardais déjà comme un époux, comme un ami digne de vous ; il a été capable d’une telle cruauté ; il a volontairement renoncé à la plus aimable femme du monde, parce qu’il avait à lui reprocher une faute dont toutes les vertus généreuses étaient la cause, une faute comme les anges en commettraient s’ils étaient témoins des faiblesses et des souffrances des hommes !

Sans doute madame de Vernon n’a point su vous défendre ; je vais plus loin, et je la soupçonne d’avoir empoisonné l’action qu’elle était chargée de justifier : mais ce n’est point une excuse pour Léonce. Celui que vous aviez daigné préférer devait-il avoir besoin d’un guide pour vous juger ? Non, il ne vous a jamais aimée ; il faut l’oublier et relever votre âme par le sentiment de ce que vous valez. Ma chère Delphine, la vie n’est jamais perdue à vingt ans ; la nature, dans la jeunesse, vient au secours des douleurs ; les forces morales s’accroissent encore à cet âge, et ce n’est que dans le déclin que sont les maux irréparables.

J’ose vous le conseiller, quittez pour quelque temps le monde, et venez auprès de moi. Je l’entrevois confusément ce monde, mais il me semble qu’il ne suffit pas de toutes les qualités du cœur et de l’esprit pour y vivre en paix ; il exige une certaine science qui n’est pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant dans le secret du vice et dans la défiance que les hommes doivent inspirer. Vous avez l’esprit le plus étendu, mais votre âme est trop jeune, trop prompte à se livrer : mettez votre sensibilité sous l’abri de la solitude, fortifiez-vous par la retraite, et retournez ensuite dans la société ; si vous y restiez maintenant, vous ne guéririez point des peines que vous avez éprouvées.

Venez goûter le calme, venez vous reposer par l’absence des objets pénibles et par la suspension momentanée de toute émotion nouvelle : ce tableau sans couleurs n’a rien d’attirant, mais, à la longue, une situation monotone fait du bien ; si les consolations qu’il faut puiser en soi-même ne sont pas rapides, leur effet au moins est durable.

Je ne vous parle point de mon affection, c’est avec timidité que je la rappelle quand il s’agit des peines de l’amour ; cependant une fois, je l’espère, votre âme tendre y trouvera peut-être encore quelque douceur.


LETTRE II. — RÉPONSE DEDELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 26 juillet 1790.

Oui, j’irai vous rejoindre, et pour toujours ; cependant pourquoi dites-vous qu’il ne m’a jamais aimée ? Je sais bien que je n’ai plus d’avenir, mais il ne faut pas m’ôter le passé.

Au concert, au bal, la dernière fois que je l’ai vu, j’en suis sûre, il m’aimait ! Il y a maintenant douze jours que je ne fais plus que repasser les mêmes souvenirs ; je me suis rappelé des mots, des regards, des accents dont je n’avais pas assez joui, mais qui doivent me convaincre de son affection. Il m’aimait, j’étais libre, et il est l’époux d’une autre ; ne croyez pas que jamais ma pensée puisse sortir de ce cercle cruel que les regrets tracent autour de moi. Depuis le jour où j’aurais dû mourir, j’ai vécu seule, je n’ai vu que Thérèse ; je n’ai point répondu aux lettres de madame de Vernon, je lui ai fait dire que je ne pouvais pas la voir : vous-même vous ne m’auriez pas fait du bien.

Je saurai recouvrer quelque empire sur moi-même ; mais le bonheur ! votre raison même vous dira qu’il n’en est plus pour moi. Vous ne pensez pas que jamais je puisse aimer un autre homme que Léonce ; ce charme irrésistible qui m’avait inspiré la première passion de ma vie, vous ne pensez pas que jamais je puisse l’oublier. Eh bien, le sort d’une femme est fini quand elle n’a pas épousé celui qu’elle aime ; la société n’a laissé dans la destinée des femmes qu’un espoir ; quand le lot est tiré et qu’on a perdu, tout est dit : on essaye de vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de réparer un irréparable malheur ; mais cette inutile lutte contre le sort ne fait qu’agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les dernières années de ces souvenirs de vertu, l’unique gloire de la vieillesse et du tombeau.

Que faut-il donc faire quand une cause, inconnue ou méritée, vous a ravi le bien suprême, l’amour dans le mariage ? que faut-il donc faire quand vous êtes condamnée à ne jamais le connaître ? Éteindre ses sentiments, se rendre aride, comme tant d’êtres qui disent qu’ils s’en trouvent bien ; étouffer ces élans de l’âme qui appellent le bonheur et se brisent contre la nécessité ; j’y ai presque réussi : c’est aux dépens de mes qualités, je le sais ; mais qu’importe ! pour qui maintenant les conserverais-je ?

Je suis moins tendre avec Thérèse ; j’ai quelque chose de contraint dans mes paroles, dans mon air, qui m’inspire de la déplaisance pour moi-même ; ces défauts me conviennent : Léonce ne m’a-t-il pas jugée indigne de lui ! pourquoi ne lui donnerais-je pas raison ? Vous voulez que je retourne vers vous, ma chère Louise ; mais pouvez-vous me reconnaître ? J’ai fait sur moi un travail qui a singulièrement altéré ce que j’avais d’aimable ; ne fallait-il pas roidir son âme pour supporter ce que je souffre ! S’éveiller sans espoir, traîner chaque minute d’un long jour comme un fardeau pénible, ne plus trouver d’intérêt ni de vie à aucune des occupations habituelles, regarder la nature sans plaisir, l’avenir sans projet ; juste ciel, quelle destinée ! Et si je me livre à ma douleur, savez-vous quelle est l’idée, l’indigne idée qui s’empare de moi ? le besoin d’une explication avec Léonce.

Il me semble que je lui dirais des paroles qui me vengeraient… ; mais à quoi me servirait-il de me venger ? la fierté Seule peut me conserver quelques restes de son estime. Cependant pourra-t-il éviter de me voir ? C’est à moi de m’y refuser, je le dois, je le veux. Louise, ce qui m’a perdu, c’est trop d’abandon dans le caractère ; je me sens de l’admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent de l’ascendant des autres. J’aime, j’estime la froideur, le dédain, le ressentiment ; Léonce verra si moi aussi je ne puis pas lui ressembler… Que verra-t-il ? il ne me regarde plus ; je m’agite, et il est en paix. Ma vie n’est rien dans la sienne ; il continue sa route et me laisse en arrière, après m’avoir vue tomber du char qui l’entraîne. Vous me parlez de la retraite ! J’ai le monde en horreur, mais la solitude aussi m’est pénible. Dans le silence qui m’environne, je suis poursuivie par l’idée que personne sur la terre ne s’intéresse à moi : personne ! ah ! pardonnez, c’est à Léonce seul que je pensais ; funeste sentiment, qui dévaste le cœur et n’y laisse plus subsister aucune des affections douces qui le remplissaient ! C’est pour vous, pour vous seule, ma sœur, que j’essaye de vivre. Madame de Vernon, que j’ai tant aimée, ne m’est plus qu’une pensée douloureuse ; je lui adresse, au fond de mon cœur, des reproches pleins d’amertume : hélas ! peut-être que Léonce seul les mérite ; je veux me préserver du premier tort des malheureux, de l’injustice. Je recevrai madame de Vernon, puisqu’elle veut me voir : elle m’écrit que mon refus l’afflige ; oh ! je ne veux pas l’affliger : peut-être, en la revoyant, reprendrai-je à son charme.

Je redemande un intérêt, un moment agréable, comme on invoquerait les dons les plus merveilleux de l’existence ; il me semble que cesser de souffrir est impossible, et qu’il n’y a plus au monde que de la douleur.

LETTRE III. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 30 juillet.

J’ai vu madame de Vernon ; elle est venue passer deux jours à Bellerive : je me promenais seule sur ma terrasse, lorsque de loin je l’ai aperçue ; j’ai été saisie d’un tel tremblement à sa vue, que je me suis hâtée de m’asseoir pour ne pas tomber ; mais cependant, comme elle approchait, un sentiment d’irritation et de fierté m’a soutenue, et je me suis levée pour lui cacher mon trouble.

Toute l’expression de son visage était triste et abattue. Nous avons gardé l’une et l’autre le silence ; enfin elle l’a rompu, en me disant que sa fille allait la quitter et s’établir avec son mari dans une maison séparée. « Ce projet n’était pas le vôtre, lui ai-je dit. — Non, répondit-elle ; il dérange et mon aisance de fortune, et l’espoir que j’avais d’être entourée de ma famille ; mais qui peut prétendre au bonheur ! » J’ai soupiré. « Vous avez fait cependant, lui dis-je avec amertume, beaucoup de sacrifices à votre fille ; elle du moins vous devrait de la reconnaissance. — Vous m’accusez, répondit-elle après quelques moments de réflexion, vous m’accusez de vous avoir mal défendue auprès de Léonce ; je peux mériter ce reproche ; cependant, je vous l’assure, son irritation ne pouvait être calmée ; vos ennemis l’avaient prévenu avant que je le visse ; le blâme que vous avez encouru avait particulièrement offensé son respect pour l’opinion publique, et vos caractères se convenaient si peu, que vous auriez été très-malheureux ensemble. — Vous avais-je chargé d’en juger ? lui dis-je, et n’aviez-vous pas accepté, ou plutôt recherché le devoir de me justifier ? — Et vous aussi, s’écria-t-elle, vous voulez m’abandonner ! vous en avez plus le droit que ma fille, et je me résigne à mon sort, sans vouloir lutter contre lui. » Elle s’assit en finissant ces mots ; je la vis pâlir et trembler. Je l’avouerai, d’abord je n’en fus point émue : j’ai tant souffert depuis huit jours, que mon âme est devenue plus ferme contre la douleur des autres ; cependant, lorsqu’elle versa des larmes, je me sentis attendrie ; je lui pris la main, je lui demandai de se justifier : elle se tut, et continua de pleurer.

C’était la première fois de ma vie que je la voyais dans cet état ; tous mes souvenirs parlèrent pour elle dans mon cœur. « Eh bien, lui dis-je, eh bien, je puis vous aimer assez pour vous pardonner le malheur de ma vie : vous ne m’avez point servie auprès de Léonce, mais en effet c’était à son cœur à plaider pour moi : lui qui était l’objet de ma tendresse, lui qui ne pouvait douter de mon amour, ne savait-il pas ma meilleure excuse ? Cependant, comment avez-vous pu vous résoudre à précipiter ce mariage ? n’aviez-vous pas besoin de mon consentement, après l’aveu que je vous avais fait ? Vous étiez mère ; mais n’étais-je pas devenue votre fille en vous confiant mon sort ? — Oui, s’écria-t-elle en soupirant, ma fille, et bien plus tendre que ma fille : je suis coupable, je le suis. » Et sa pâleur et l’altération de ses traits devenaient à chaque instant plus remarquables. Je ne pus résister à ce spectacle, et je me jetai dans ses bras en lui disant : « Je vous pardonne ; si j’en meurs, souvenez-vous que je vous ai pardonné. » Elle me regarda avec une émotion extrême ; elle eut presque le mouvement de se jeter à mes pieds ; mais se reprenant tout à coup, elle se leva, et me demanda la permission de se promener un instant seule.

Je résolus, pendant qu’elle fut loin de moi, de l’interroger sur tout ce qui s’était passé. Quand elle revint, je le tentai ; cette conversation lui était pénible, et j’étais sans cesse combattue entre l’intérêt qui me faisait dévorer ses réponses, et le sentiment de pitié qui me défendait d’insister : si elle avait voulu se vanter de me tromper, notre liaison était rompue ; mais elle me peignit avec une telle vérité les nuances précises de son désir secret en faveur de sa fille, et son exactitude cependant à dire ce que j’avais exigé d’elle, qu’elle exerça sur moi l’empire de la vérité. Je la condamnais, mais je l’aimais toujours ; et comme ses manières étaient restées naturelles, son charme existait encore.

Elle m’avoua avec confusion qu’elle avait en effet pressé Léonce de conclure son mariage avec sa, fille ; mais elle m’affirma que jamais il ne m’aurait épousée, après l’éclat du duel de M. de Serbellane. Il était convaincu, me dit-elle, que tout le monde saurait un jour que j’avais réuni chez moi une femme avec son amant, à l’insu de son mari, et que la mort de M. d’Ervins en étant la suite, on ne me pardonnerait jamais. Le prétexte dont on voulait couvrir ce malheur, les opinions politiques, lui déplaisait presque autant que la vérité même. Enfin, madame de Vernon ajouta que Léonce avait reçu de sa mère la lettre la plus vive contre moi, et ne cessa de me répéter que ma destinée eût été très-malheureuse avec deux personnes qui auraient traité la plupart de mes qualités comme des défauts. Je repoussai ces consolations pénibles, et je ne lui trouvais pas le droit de me les donner. Je n’aimais pas davantage ces conseils répétés de fuir Léonce et d’aller passer quelque temps auprès de vous, jusqu’à ce qu’il partit, pour l’Espagne, comme c’était son dessein. Ces conseils étaient d’accord avec mes résolutions ; mais je n’avais pas rendu à madame de Vernon le pouvoir de me diriger, et c’était presque malgré moi que je me laissais captiver par sa grâce et sa douceur.

Dans le cours de cette conversation, je lui demandai une fois si Léonce n’avait pas imaginé que je m’intéressais trop vivement à M. de Serbellane ; mais elle repoussa bien facilement cette supposition, qui m’aurait été plus douce. En effet, la jalousie que M. de Serbellane avait un moment inspirée à Léonce n’était-elle pas tout à fait détruite par la confidence même du secret de madame d’Ervins ? Non, Louise, il ne reste aucune pensée sur laquelle mon cœur puisse se reposer.

Madame de Vernon me parla ensuite de Mathilde et de Léonce. « Il ne l’aime pas, me dit-elle ; depuis leur mariage il la voit à peine ; mais elle lui convient mieux qu’aucune autre, parce qu’elle ne fera jamais parler d’elle, et que c’est ainsi que doit être la femme d’un homme si sensible au moindre blâme. Quant à Mathilde, elle aimera Léonce de toutes les puissances de son âme ; mais elle a une telle confiance dans l’ascendant du devoir, qu’elle ne forme pas un doute sur l’affection de son mari pour elle ; elle n’observe rien, et passe la plus grande partie de sa journée dans les pratiques de dévotion. Elle ne sera point ombrageuse en jalousie ; mais si quelques circonstances frappantes lui découvraient l’attachement de Léonce pour une autre femme, elle serait aussi véhémente qu’elle est calme, et la raideur même de son esprit et l’inflexibilité de ses principes ne lui permettraient plus ni tolérance ni repos. — Hélas ! m’écriai-je, ce ne sera pas moi qui troublerai son bonheur ; l’on n’a rien à craindre de moi : ne suis-je pas un être immolé, anéanti ? Ah ! Sophie, lui dis-je, deviez-vous… Mais ne parlons plus ensemble de Léonce, afin que je puisse goûter le seul plaisir dont mon âme soit encore susceptible, le charme de votre entretien. »

Madame de Vernon voulait voir madame d’Ervins, elle s’y est refusée. Thérèse ne se montrant pas pendant que madame de Vernon était à Bellerive, j’ai passé deux jours tête à tête avec elle. Je l’avoue, le second jour j’éprouvai quelque soulagement ; il y a dans l’attrait que je ressens pour madame de Vernon à présent quelque chose d’inexplicable : elle ne m’inspire plus une estime parfaite, ma confiance n’est plus sans bornes ; mais sa grâce me captive ; quand je la vois, je m’en crois aimée, je suis moins oppressée auprès d’elle, et je ne puis l’entendre quelques heures sans imaginer confusément qu’elle m’a offert des consolations inattendues. Hélas ! cette illusion a peu duré ! Quand madame de Vernon a été partie, je me suis retrouvée plus mal qu’avant son arrivée : le bien qu’elle fait au cœur n’y reste pas.

Quel trouble je sens dans mon âme ! mes idées, mes sentiments sont bouleversés ; je ne sais pour quel but ni dans quel espoir je dois me créer un esprit, une manière d’être nouvelle ! je flotte dans la plus cruelle des incertitudes, entre ce que j’étais et ce que je veux devenir : la douleur, la douleur est tout ce qu’il y a de fixe en moi ; c’est elle qui me sert à me reconnaître. Mes projets varient, mes desseins se combattent ; mon malheur reste le même ; je souffre, et je change de résolution pour souffrir encore. Louise, faut-il vivre, quand on craint l’heure qui suit, le jour qui s’avance, comme une succession de pensées amères et déchirantes ? Si le temps ne me soulage pas, tout n’est-il pas dit ? Le secret de la raison, c’est d’attendre ; mais qui attend en vain n’a plus qu’à mourir.

LETTRE IV. — LÉONCE À M. BARTON.
Paris, ce 5 août.

Vous me demandez comment je passe ma vie avec Mathilde : ma vie ! elle n’est pas là. Je me promène seul tout le jour, et Mathilde ne s’en inquiète pas ; pendant ce temps elle va à la messe ; elle voit son évêque, ses religieuses, que sais-je ? elle est bien. Quand je la retrouve, de la politesse et de la douceur lui paraissent du sentiment, elle s’en contente, et cependant elle m’aime. La fille de la personne du monde qui a le plus de finesse dans l’esprit et de flexibilité dans le caractère marche droit dans la ligne qu’elle s’est tracée, sans apercevoir jamais rien de ce qu’on ne lui dit pas. Tant mieux !… je ne la rendrai pas malheureuse. Et que m’importe son esprit, puisque je ne veux jamais lui communiquer mes pensées ?

Nous avancerons l’un à côté de l’autre dans cette route vers la tombe, que nous devons faire ensemble ; ce voyage sera silencieux et sombre comme le but. Pourquoi s’en affliger ? Un seul être au monde changerait en pompe de bonheur cette fête de mort que les hommes ont nommé le mariage ; mais cet être était perfide, et un abîme nous a séparés.

Mon ami, je voudrais venger M. d’Ervins. Pourquoi M. de Serbellane existe-t-il après avoir tué un homme ? n’a-t-il tué que ce d’Ervins ! Et moi, juste ciel ? est-ce que je vis ? Je ne suis pas content de ma tête, elle s’égare quelquefois ; ce que j’éprouve surtout, c’est de la colère : une irritabilité que vous aviez adoucie ne me laisse plus de repos ; je n’ai pas un sentiment doux. Si je pense que je pourrais la rencontrer, je ne me plais qu’à lui parler avec insulte ; il n’y a plus de bonté en moi : mais qu’en ferais-je ? ne disait-on pas que Delphine était remarquable par la bonté ? je ne veux pas lui ressembler.

Tous les jours une circonstance nouvelle accroît mon amertume ; j’étais étonné de ce que le départ de madame d’Albémar n’avait pas encore eu lieu ; je remarquais le séjour de madame d’Ervins chez elle, et j’avais fait de ce séjour même une sorte d’excuse à sa conduite ; je me disais qu’apparemment elle n’avait point pris avec trop de chaleur et d’éclat le parti de M. de Serbellane, puisque la femme de M. d’Ervins avait choisi sa maison pour asile ; et, quoique cette circonstance ne changeât rien aux relations de madame d’Albémar avec M. de Serbellane, à ces vingt-quatre heures passées chez elle, misérable que je suis ! je sentais mon ressentiment adouci. Mais hier, mon banquier, chez qui j’étais entré pour je ne sais quelle affaire, reçut devant moi deux lettres de M. de Serbellane pour madame d’Albémar, et les lui adressa dans l’instant même, en faisant une plaisanterie sur ce qu’elle avait envoyé plusieurs fois demander si ces lettres étaient arrivées. Je n’apprenais rien par cet incident ; eh bien, j’en ai été comme fou tout le jour.

Que me demandez-vous encore ? si Mathilde et moi nous restons chez madame de Vernon ? Mathilde veut avoir un établissement séparé ; elle aime l’indépendance dans les arrangements domestiques, et d’ailleurs la vie de sa mère n’est point d’accord avec ses goûts. Madame de Vernon se couche tard, aime le jeu, voit beaucoup de monde ; Mathilde veut régler son temps d’après ses principes de dévotion. Je la laisse libre de déterminer ce qui lui convient : comment, dans l’état où je suis, pourrais-je avoir la moindre décision sur quelque objet que ce soit ? Je ne remarque rien, je ne sens la différence de rien : j’ai une pensée qui me dévore, et je fais des efforts pour la cacher : voilà tout ce qui se passe en moi.

Il m’a paru cependant que madame de Vernon était plus affectée du projet de sa fille que je ne m’y serais attendu d’un caractère aussi ferme que le sien : elle a prononcé à demi-voix et avec émotion les mots d’isolement et d’oubli ; mais, reprenant bientôt les manières indifférentes dont elle sait si bien couvrir ce qu’elle éprouve : « Faites ce que vous voudrez, ma fille, a-t-elle dit ; il ne faut vivre ensemble que si l’on y trouve réciproquement du bonheur. » Et en finissant ces mots, elle est sortie de la chambre. Singulière femme ! excepté un seul et funeste jour, elle ne m’a jamais parlé avec confiance, avec chaleur, sur aucun sujet ; mais ce jour-là elle exerça sur moi un ascendant inconcevable.

Ah ! quels mouvements de fureur et d’humiliation ce qu’elle m’a dit ne m’a-t-il pas fait éprouver ! Ne me demandez jamais de vous en parler ; je ne le puis. Je veux aller en Espagne voir ma mère, m’éloigner d’ici ; je l’ai annoncé à Mathilde. Je pars dans un mois, plus tôt peut-être, quand je serai sûr de ne pas rencontrer madame d’Albémar sur la route.

Un homme de mes amis m’a assuré que madame de Vernon avait beaucoup de dettes, cela se peut ; la précipitation avec laquelle j’ai tout signé ne m’a permis de rien examiner. Si madame de Vernon a des dettes, il est du devoir de sa fille de les payer. Ce mariage avec Mathilde me ruinera peut-être entièrement ; eh bien, cette idée me satisfait ; madame d’Albémar aura jeté sur moi tous les genres d’adversité ; elle ne croira pas du moins qu’en m’unissant à une autre je me sois ménagé pour le reste de ma vie aucune jouissance, ni même aucun repos ; elle ne croira pas… Mais, insensé que je suis ! s’occupe-t-elle de moi ? n’écrit-elle pas à M. de Serbellane ? ne reçoit-elle pas de ses lettres ? ne doit-elle pas le rejoindre ?… Ah ! que je souffre ! Adieu.

LETTRE V. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 4 août.

Depuis que j’existe, vous le savez, ma sœur, l’idée d’un Dieu puissant et miséricordieux ne m’a jamais abandonnée ; néanmoins, dans mon désespoir, je n’en avais tiré aucun secours : le sentiment amer de l’injustice que j’avais éprouvée s’était mêlé aux peines de mon cœur, et je me refusais aux émotions douces qui peuvent seules rendre aux idées religieuses tout leur empire ; hier je passai quelques instants plus calmes, en cessant de lutter contre mon caractère naturel.

Je descendis vers le soir dans mon jardin, et je méditai pendant quelque temps, avec assez d’austérité, sur la destinée des âmes sensibles au milieu du monde. Je cherchais à repousser l’attendrissement que me causait l’image de Léonce ; je voulais le confondre avec les hommes injustes et cruels, avides de déchirer le cœur qui se livre à leurs coups. J’essayai d’étouffer les sentiments jeunes et tendres dont j’ai goûté le charme depuis mon enfance. La vie, me disais-je, est une oeuvre qui demande du courage et de la raison. Au sommet des montagnes, à l’extrémité de l’horizon, la pensée cherche un avenir, un autre monde, où l’âme puisse se reposer, où la bonté jouisse d’elle-même, où l’amour enfin ne se change jamais en soupçons amers, en ressentiments douloureux : mais dans la réalité, dans cette existence positive qui nous presse de toutes parts, il faut, pour conserver la dignité de sa conduite, la fierté de son caractère, réprimer l’entraînement de la confiance et de l’affection, irriter son cœur lorsqu’on le sent trop faible, et contenir dans son sein les qualités malheureuses qui font dépendre tout le bonheur des sentiments qu’on inspire.

Je me ferai, disais-je encore, une destinée fixe, uniforme, inaccessible aux jouissances comme à la douleur ; les jours qui me sont comptés seront remplis seulement par mes devoirs. Je tâcherai surtout de me défendre de cette rêverie funeste qui replonge l’âme dans le vague des espérances et des regrets : en s’y livrant, on éprouve une sensation d’abord si douce, et ensuite si cruelle ! on se croit attiré par une puissance surnaturelle ; elle vous fait pressentir le bonheur à travers un nuage ; mais ce nuage s’éclairait par degrés, et découvre enfin un abîme où vous aviez cru voir une route indéfinie de vertus et de félicités.

Oui, me répétais-je, j’étoufferai en moi tout ce qui me distinguait parmi les femmes, pensées naturelles, mouvements passionnés, élans généreux de l’enthousiasme ; mais j’éviterai la douleur, la redoutable douleur. Mon existence sera tout entière concentrée dans ma maison, et je traverserai la vie, ainsi armée contre moi-même et contre les autres.

Sans interrompre ces réflexions, je me levai et je marchai d’un pas plus ferme, me confiant davantage dans ma force. Je m’arrêtai près des orangers que vous m’avez envoyés de Provence ; leurs parfums délicieux me rappelèrent le pays de ma naissance, où ces arbres du Midi croissent abondamment au milieu de nos jardins. Dans cet instant, un de ces orgues que j’ai si souvent entendus dans le Languedoc passa sur le chemin, et joua des airs qui m’ont fait danser quand j’étais enfant. Je voulais m’éloigner, un charme irrésistible me retint : je me retraçai tous les souvenirs de mes premières années, votre affection pour moi, la bienveillante protection dont votre frère cherchait à m’environner, la douce idée que je me faisais dans ce temps, de mon sort et de la société ; combien j’étais convaincue qu’il suffisait d’être aimable et bonne pour que tous les cœurs s’ouvrissent à votre aspect, et que les rapports du monde ne fussent plus qu’un échange continuel de reconnaissance et d’affection ! Hélas ! en comparant ces délicieuses illusions avec la disposition actuelle de mon âme, j’éprouvai des convulsions de larmes ; je me jetai sur la terre avec des sanglots qui semblaient devoir m’étouffer : j’aurais voulu que cette terre m’ouvrît son repos éternel.

En me relevant, j’aperçus les étoiles brillantes, le ciel si calme et si beau. Ô Dieu ! m’écriai-je, vous êtes là, dans ce sublime séjour, si digne de la toute-puissance et de la souveraine bonté ! Les souffrances d’un seul être se perdent-elles dans cette immensité, ou votre regard paternel se fixe-t-il sur elles pour les soulager et les faire servir à la vertu ? Non, vous n’êtes point indifférant à la douleur ; c’est elle qui contient tout le secret de l’univers : secourez-moi, grand Dieu ! secourez-moi. Ah ! pour avoir aimé, je n’ai pas mérité d’être oubliée de vous ! Aucun être, dans le petit nombre d’années que j’ai passées sur cette terre, aucun être n’a souffert par moi ; vous n’avez entendu aucune plainte qui fût causée par mon existence ; j’ai été jusqu’à ce jour une créature innocente ; pourquoi donc me livrez-vous à des tourments si cruels ? » Ma Louise, en prononçant ces mots, j’avais pitié de moi-même : ce sentiment a quelque douceur.

Un secours plus efficace pénétra dans mon cœur ; je me blâmai d’avoir tardé si longtemps à recourir à la prière ; je repoussai le système que je m’étais fait de froideur et d’insensibilité : ce que je craignais, c’était l’amour, c’était la faiblesse, qui m’inspirait quelquefois le désir d’aller vers Léonce, de me justifier moi-même à ses yeux, de braver pour lui parler, tous les devoirs, tous les sentiments délicats. Je trouvai bien plus de ressources contre ces indignes mouvements dans l’élévation de mon âme vers son Dieu, dans les promesses que je lui fis de rester fidèle à la morale, et je revins chez, moi plus satisfaite de mes résolutions.

Depuis, je me suis occupée de Thérèse ; il y avait quelques jours que je ne l’avais vue : elle passe presque toutes ses heures seule avec un prêtre vénérable qui a pris beaucoup d’ascendant sur elle ; son dessein est d’aller à Bordeaux pour arranger ses affaires, lorsqu’elle se croira sûre de n’avoir rien à craindre de la famille de son mari. Comme nous causions ensemble, je reçus des lettres de M. de Serbellane que mon banquier m’envoyait, parce que c’est sous mon nom qu’il écrit à Thérèse ; je les lui remis : elle, pleura beaucoup en les lisant et me dit : « Il m’est permis de les recevoir encore, mais dans quelques mois, je ne le pourrai plus. » Je voulais qu’elle s’expliquât davantage, elle s’y refusa ; je n’osai pas insister. J’ignore par quelles pratiques, par quelles pénitences elle essaye de se consoler ; sans partager ses opinions, je n’ai point cherché, jusqu’à ce jour, à les combattre : qui sait, Louise, s’il n’y a pas des malheurs pour lesquels toutes les idées raisonnables sont insuffisantes ?

LETTRE VI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 6 août.

Je me croyais mieux, ma sœur, la dernière fois que je vous ai écrit ; aujourd’hui les circonstances les plus simples, telles qu’il en naîtra chaque jour de semblables, ont rempli mon âme d’amertume : le fond triste et sombre sur lequel repose ma destinée ne peut varier, et cependant ma douleur se renouvelle sous mille formes, et chacune, d’elles exige un nouveau combat pour en triompher. Oh ! qui pourrait supporter bien longtemps l’existence à ce prix ?

Ce matin un de mes gens m’a apporté de Paris des lettres assez insignifiantes et la liste des personnes qui sont venues me voir pendant mon absence : je regardais avec distraction ces détails de la société, qui m’intéressent si peu maintenant, lorsqu’une lettre imprimée, que je n’avais point remarquée, attira mon attention ; je l’ouvris, et j’y vis ces mots : M. Léonce de Mondoville a l’honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Vernon. Le mal que m’a fait cette vaine formalité est insensé ; mais tout n’est-il pas folie dans les sensations des malheureux ? J’ai été indignée contre Léonce ; il me semblait qu’il aurait dû veiller à ce qu’on ne suivit pas l’usage envers moi ; je trouvais de l’insulte dans cet envoi d’une annonce à ma porte, comme s’il avait oublié que c’était une sentence de mort qu’il m’adressait ainsi, par forme de circulaire, sans daigner y joindre je ne sais quel mot de douceur ou de pitié. Je passai la matinée entière dans un sentiment d’irritation inexprimable. Le croiriez-vous ? je commençai vingt lettres à Léonce pour m’abandonner à peindre ce qui m’oppressait ; mais je savais, en les écrivant, que je les brûlerais toutes ; soyez-en sûre, je le savais : je ne puis répondre des mouvements qui m’agitent ; mais quand il s’agira des actions, ne doutez pas de moi.

Ce jour si péniblement commencé, me réservait encore des impressions plus cruelles. Madame de Vernon vint me demander à dîner. Une, demi-heure après son arrivée, comme j’étais appuyée sur ma fenêtre, je vis dans mon avenue cette voiture bleue de Léonce qui m’était si bien connue ; un tremblement affreux me saisit ; je crus qu’il venait avec sa femme accomplir son barbare cérémonial ; j’étais dans un état d’agitation inexprimable ; je regardai madame de Vernon, et ma pâleur l’effraya tellement, qu’elle avança rapidement vers moi pour me soutenir. Elle aperçut alors cette voiture que je regardais fixement, sans pouvoir en détourner les yeux. « C’est ma fille seule, me dit-elle promptement ; il n’y sera pas, j’en suis sûre ; il ne viendrait pas chez vous. » Ces mots produisirent sur moi les impressions les plus diverses ; je respirai de ce qu’il ne venait pas. L’attente d’une si douloureuse émotion me faisait éprouver une terreur insupportable ; mais je fus couverte de rougeur en me répétant les paroles de madame de Vernon : Il ne viendrait pas chez vous. Elle sait donc qu’il me croit indigne de sa présence, ou qu’il a pitié de ma faiblesse, de l’amour qu’il me croit encore pour lui ? Ah ! si je le voyais, combien je serais calme, fière, dédaigneuse ! Pendant que je cherchais à reprendre quelque force, les deux battants de mon salon s’ouvrirent, et l’on annonça madame de Mondoville.

Louise, c’est ainsi que l’heureuse Delphine se fût appelée si Thérèse… Ah ! ce n’est pas Thérèse ; c’est lui, c’est lui seul ! À l’abri de ce nom de Mondoville, si doux, si harmonieux, quand il présageait sa présence ; à l’abri de ce nom, Mathilde s’avançait avec fierté, avec confiance ; et moi, qu’il en a dépouillée, je n’osais lever les regards sur elle, je pouvais à peine me soutenir. Elle m’aborda fort simplement et ne me parut pas avoir la moindre idée des motifs de mon absence ; elle attribua tout à mes soins pour madame d’Ervins, et me parut avoir gagné depuis qu’elle passait sa vie avec Léonce. Je ne suis pas la rose, dit un poète oriental, mais j’ai habité avec elle. Dieu ! que deviendrai-je, moi, condamnée à ne plus le revoir ?

Une fois, dans la conversation, il me sembla que Mathilde avait pris un geste, un mot familier à Léonce ; mon sang s’arrêta tout à coup à ce souvenir, si doux en lui-même, si amer quand c’était Mathilde qui me le retraçait. Un des gens de Léonce servait Mathilde à table ; tous ces détails de la vie intime me faisaient mal. Si je restais ici, j’éprouverais à chaque instant une douleur nouvelle. Voir sans cesse Mathilde, sentir son bonheur goutte à goutte ! non, je ne le puis. Quand il fallait m’adresser à elle, lui offrir ce qui se trouvait sur la table, j’évitais de lui donner aucun nom ; madame de Vernon l’appelait souvent madame de Mondoville, et chaque fois je tressaillais.

Je m’aperçus aisément que madame de Vernon était blessée contre sa fille ; mais je gardais le silence sur tout ce qui pouvait amener une conversation animée ; à peine pouvais-je articuler les mots les plus insignifiants sans me trahir. Enfin, après le dîner, madame de Vernon demanda à Mathilde quand son nouvel appartement serait prêt. « Dans six jours, » répondit Mathilde ; et, se retournant vers moi, elle me dit : « Je vois bien que cet arrangement déplaît à ma mère ; mais, je vous en fais juge, ma cousine, n’est-il pas convenable que nous vivions dans des maisons séparées ? Nos goûts et nos opinions diffèrent extrêmement : ma mère aime le jeu ; elle passe une partie de la nuit au milieu du monde ; la solitude me convient, et nous serons beaucoup plus heureuses toutes les deux en nous voyant souvent, mais en n’habitant pas sous le même toit. — Finissons-en sur ce sujet, lui dit madame de Vernon assez vivement ; j’aurais modifié mes habitudes avec plaisir, je les aurais même sacrifiées, si je m’étais crue nécessaire à votre bonheur. Quant à vos opinions, puisque c’est moi qui ai dirigé votre éducation, il n’y a pas apparence que je ne sache ménager une manière de penser que j’ai voulu inspirer ; mais vous parlez de goûts, d’habitudes, et jamais d’affections ; celle que vous avez pour moi, en effet, a bien peu d’ascendant sur votre vie ; n’en parlons plus : j’avais encore une illusion, vous venez de me prouver qu’il suffit d’en avoir une, quelque aride que soit d’ailleurs la vie, pour éprouver de la douleur. » Mathilde rougit, je serrai la main de madame de Vernon, et nous gardâmes toutes les trois le silence pendant quelques minutes ; enfin, madame de Vernon le rompit en demandant à Mathilde si elle avait été voir sa cousine, madame de Lebensei. « Je ne pense pas assurément, répondit Mathilde, que vous exigiez de moi d’aller voir une femme qui s’est mariée pendant que son premier mari vivait encore ; un pareil scandale ne sera jamais autorisé par ma présence. — Mais son premier mari était étranger et protestant, lui répondit madame de Vernon ; elle a fait divorce avec lui selon les lois de son pays. — Et sa religion à elle-même, reprit Mathilde, la comptez-vous pour rien ? Elle est catholique : pouvait-elle se croire libre, quand sa religion ne le permettait pas ? — Vous savez, reprit madame de Vernon, que son premier mari était un homme très-méprisable ; qu’elle aime le second depuis six ans ; qu’il lui a rendu des services généreux. — Je ne m’attendais pas, je l’avoue, interrompit Mathilde, que ma mère justifierait la conduite de madame de Lebensei. — Je ne sais si je la justifie, répondit madame de Vernon ; mais quand madame de Lebensei aurait commis une faute, la charité chrétienne commanderait l’indulgence envers elle. — La charité chrétienne, répondit Mathilde, est toujours accessible au repentir ; mais quand on persiste dans le crime, elle ordonne au moins de s’éloigner des coupables. — Et vous voudriez, ma fille, que madame de Lebensei quittât maintenant M. de Lebensei ? — Oui, je le voudrais, s’écria Mathilde ; car il n’est point, car il ne peut être son mari. On dit de plus que c’est un homme dont les opinions politiques et religieuses ne valent rien ; mais je ne m’en mêle point : il est protestant, il est tout simple que sa morale soit relâchée. Il n’en est pas de même de madame de Lebensei, elle est catholique, elle est ma parente ; je vous le répète, ma conscience ne me permet pas de la voir. — Eh bien, j’irai seule chez elle, répondit madame de Vernon. — Je vous y accompagnerai, ma chère tante, lui dis-je, si vous le permettez. — Aimable Delphine ! s’écria madame de Vernon en soupirant. Eh bien, nous irons ensemble ; elle demeure à deux lieues de chez vous ; elle passe sa vie dans la retraite ; elle sait combien sa conduite a été non-seulement blâmée, mais calomniée ; elle ne veut point s’exposer à la société, qui est très-mal pour elle. — Dites-lui bien, reprit Mathilde avec assez de vivacité, que ce n’est point ce qu’on peut dire d’elle qui m’empêche d’aller la voir ; je ne suis point soumise à l’opinion, et personne ne saurait la braver plus volontiers que moi, si le moindre de mes devoirs y était intéressé ; au premier signe de repentir que donnera madame de Lebensei, je volerai auprès d’elle, et je la servirai de tout mon pouvoir. — Mathilde, m’écriai-je involontairement, Mathilde, croyez-vous qu’on se repente d’avoir épousé ce qu’on aime ? » À peine ces mots m’étaient-ils échappés, que je craignais d’avoir attiré son attention sur le sentiment qui me les avait inspirés ; mais je me trompais : elle ne vit dans ces paroles qu’une opinion qui lui parut immorale, et la combattit dans ce sens ; je me tus. Elle et sa mère repartirent pour Paris, et je vis ainsi finir une contrainte douloureuse. Mais que de sentiments amers se sont ranimés dans mon cœur ! Quelle conduite que celle de Léonce ! Il ne me fait pas dire un mot, il ne veut pas me voir, il m’accable de mépris !… Louise, j’ai écrit ce mot ; malgré ce qu’il m’en a coûté, j’ai pu l’écrire ! car c’est de toute la hauteur de mon âme que je considère l’injustice même de Léonce. Je voudrais cependant, je voudrais, au prix de ma misérable vie, qu’il me fût possible de le rencontrer encore une fois par hasard, sans qu’il pût me soupçonner de l’avoir recherché. Je saurai alors, soyez-en sûre, je saurai reconquérir son estime : je m’enorgueillis à cette idée ; je l’aime peut-être encore ; mais ce qui m’est nécessaire surtout, c’est qu’il me rende cette considération à laquelle il a sacrifié son bonheur, oui, son bonheur… Je valais mieux pour lui que Mathilde. Se peut-il qu’un mouvement de regret ne lui inspire pas le besoin de me parler ? Louise, ne condamnez pas celle que vous avez élevée ; ce souhait, le ciel m’en est témoin, je ne le forme point pour me livrer aux sentiments les plus criminels. Mais je voudrais du moins refuser de le voir, qu’il le sût, qu’il en souffrit un moment, et qu’il cessât de me croire le plus faible des êtres, le plus indigne de son inflexible caractère. Louise, j’éprouve les douleurs les plus poignantes, et celles que je confie, et celles qui me font mal à développer ! Pardonnez-moi si j’y succombe ; c’est pour vous seule que je vis encore.

LETTRE VII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 8 août.

Ne puis-je donc faire un pas qui ne renouvelle plus cruellement les chagrins que je ressens ? Pourquoi m’a-t-on conduite encore chez madame de Lebensei ? Elle est heureuse par le mariage ; elle l’est parce que son mari a su braver l’opinion, parce qu’il a méprisé les vains discours du monde, et qu’à cet égard il est en tout l’opposé de Léonce. Madame de Lebensei est heureuse, et je l’aurais été bien plus qu’elle, car son caractère ne la met point, entièrement au-dessus du blâme : son cœur est bien loin d’aimer comme le mien ; et quel homme, en effet, pourrait inspirer à personne ce que j’éprouve pour Léonce ?

Madame de Vernon vint me prendre hier pour aller à Cernay, comme nous en étions convenues. En arrivant, nous apprîmes que M. de Lebensei était absent. Madame de Lebensei, en nous voyant, fut émue ; elle cherchait à le cacher, mais il était aisé de démêler cependant qu’une visite de ses parents était un événement pour elle, dans la proscription sociale où elle vivait. Vous avez connu madame de Lebensei à Montpellier : elle a près de trente ans ; sa figure, calme et régulière, est toujours restée la, même. Nous parlâmes quelque temps sur tous les sujets convenus dans le monde pour éviter de se connaître et de se pénétrer : cette manière de causer n’intéressait point une personne qui, comme madame de Lebensei, passe sa vie dans la retraite ; néanmoins elle craignait de s’approcher la première d’aucun sujet qui put nous engager à lui parler de sa situation. J’essayai de nommer quelques personnes de sa connaissance ; il me parut, par ce qu’elle m’en dit, qu’elle ne les voyait plus ; je remarquai bien qu’elle souffrait d’en avoir été abandonnée, mais je ne m’en aperçus qu’à la fierté même avec laquelle elle repoussait tout ce qui pouvait ressembler à une tentative pour se justifier ou à des efforts pour se rapprocher du monde. Elle veut briser ce qu’elle pourrait conserver encore de liens avec la société, non par indifférence, mais pour n’avoir plus aucune communication avec ce qui lui fait mal.

Madame de Lebensei a pris tellement l’habitude de se contenir en présence des autres, qu’il était difficile de l’amener à nous parler avec confiance. Cependant, comme madame de Vernon lui faisait quelques excuses polies sur l’absence de sa fille, il lui échappa de dire : « Vous avez la bonté de me cacher, madame, la véritable raison de cette absence : madame de Mondoville ne veut pas me voir depuis que j’ai épousé M. de Lebensei. » Madame de Vernon sourit doucement, je rougis, et madame de Lebensei continua : « Vous, madame, dit-elle en s’adressant à madame de Vernon, vous qui m’avez connue dans mon enfance et qui avez été l’amie de ma famille, je vous remercie d’être venue me trouver dans cette circonstance ; je remercie madame d’Albémar de vous avoir accompagnée ici : je ne cherche pas le monde, je ne veux pas lui donner le droit de troubler mon bonheur intérieur ; mais une marque de bienveillance m’est singulièrement précieuse, et je sais la sentir. » Ses yeux se remplirent alors de larmes, et, se levant pour nous les dérober, elle nous mena voir son jardin et le reste de sa maison.

L’un et l’autre étaient arrangés avec soin, goût et simplicité ; c’était un établissement pour la vie ; rien n’y était négligé : tout rappelait le temps qu’on avait déjà passé dans cette demeure, et celui plus long encore qu’on se proposait d’y rester. Madame de Lebensei me parut une femme d’un esprit sage sans rien de brillant, éclairée, raisonnable plutôt qu’exaltée. Je ne concevais pas bien comment, avec un tel caractère, sa conduite avait été celle d’une personne passionnée, et j’avais un grand désir de l’apprendre d’elle ; mais madame de Vernon ne m’aidait point à l’y engager ; elle était triste et rêveuse, et ne se mêlait point à la conversation.

En parcourant les jardins de madame de Lebensei, je découvris, dans un bois retiré, un autel élevé sur quelques marches de gazon ; j’y lus ces mots : À six ans de bonheur, Elise et Henri. Et plus bas : L’amour et le courage réunissent toujours les cœurs qui s’aiment. Ces paroles me frappèrent ; il me sembla qu’elles faisaient un douloureux contraste avec ma destinée, et je restai tristement absorbée devant ce monument du bonheur. Madame de Lebensei s’approcha de moi ; et, troublée comme je l’étais, je m’écriai involontairement : « Ah ! ne m’apprendrez-vous donc pas ce que vous avez fait pour être heureuse ? Hélas ! je ne croyais plus que personne le fût sur la terre. » Madame de Lebensei, touchée sans doute de mon attendrissement, me dit avec un mouvement très-aimable : « Vous saurez, madame, puisque vous le désirez, tout ce qui concerne mon sort ; je ne puis être insensible à l’espoir de captiver votre estime. Un sentiment de timidité, que vous trouverez naturel, me rendrait pénible de parler longtemps de moi ; j’aurai plus de confiance en écrivant. » Madame de Vernon nous rejoignit alors et fut témoin de l’expression de ma reconnaissance.

Madame de Lebensei nous pria toutes les deux de rester chez elle quelques jours ; je m’y refusai pour cette fois, n’en ayant pas prévenu Thérèse ; mais nous promîmes de revenir : je désirais revoir madame de Lebensei, et j’aurais craint de la blesser en le refusant ; on a de la susceptibilité dans sa situation, et cette susceptibilité, les âmes sensibles doivent la ménager, car elle donne aux plus petites choses une grande influence sur le bonheur.

En revenant avec madame de Vernon, je fus encore plus frappée que je ne l’avais été le matin de sa pâleur et de sa tristesse, et je lui demandai à quelle heure elle s’était couchée la nuit dernière. « A cinq heures du matin, me répondit-elle. — Vous avez donc joué ? — Oui. — Mon Dieu ! repris-je, comment pouvez-vous vous abandonner à ce goût funeste ? vous y aviez renoncé depuis si longtemps ! — Je m’ennuie dans la vie, me répondit-elle ; je manque d’intérêt, de mouvement, et mon repos n’a point de charmes : le jeu m’anime sans m’émouvoir douloureusement : il me distrait de toute autre idée, et je consume ainsi quelques heures sans les sentir. — Est-ce à vous, lui dis-je, de tenir ce langage ? votre esprit… — Mon esprit ! interrompit-elle ; vous savez bien que je n’en ai que pour causer, et point du tout pour lire ni pour réfléchir  ; j’ai été élevée comme cela : je pense dans le monde ; seule, je m’ennuie ou je souffre. — Mais ne savez-vous donc pas, lui dis-je, jouir des sentiments que vous inspirez ? — Vous voyez quelle a été la conduite de ma fille pour moi, me répondit-elle, de ma fille à qui j’avais fait tant de sacrifices : peut-être qu’en voulant la servir, je me suis rendue moins digne de votre amitié ; vous me l’accordez encore, mais votre confiance en moi n’est plus la même ; tout est donc altéré pour moi. Néanmoins les moments que je passe avec vous sont encore les plus agréables de tous ; ainsi ne parlons pas de mes peines dans le seul instant où je les oublie. » Alors elle ramena la conversation sur madame de Lebensei ; et comme elle a tout à la fois de la grâce et de la dignité dans les manières, il est impossible de persister à lui parler d’un sujet qu’elle évite, ni de résister au charme de ce qu’elle dit.

Elle fut si parfaitement aimable pendant la route, qu’elle suspendit un moment l’amertume de mes chagrins. La finesse de son esprit, la délicatesse de ses expressions, un air de douceur et de négligence, qui obtient tout sans rien demander ; ce talent de mettre son âme tellement en harmonie avec la vôtre que vous croyez sentir avec elle, en même temps qu’elle, tout ce que son esprit développe en vous ; ces avantages, qui n’appartiennent qu’à elle, ne peuvent jamais perdre entièrement leur ascendant. Il me semble impossible, quand je vois madame de Vernon, de ne pas me confier à son amitié ; et cependant, dès que je suis loin d’elle, le doute me ressaisit de nouveau. Que le cœur humain est bizarre ! on a des sentiments que l’on cherche à se justifier, parce qu’on a toujours en soi quelque chose qui les blâme ; et l’on cède à de certains agréments, à de certains esprits, avec une sorte de crainte qui ajoute peut-être encore à l’attrait qu’ils inspirent et qu’on voudrait combattre. Ce matin, comme je me levais, ayant passé presque toute la nuit à réfléchir sur l’heureux et doux asile de Cernay, je reçus la lettre que madame de Lebensei m’avait promis de m’écrire : la voici ; jugez, Louise, de ce que j’ai dû souffrir en la lisant :

MADAME DE LEBENSEI À MADAME D’ALBÉMAR.

Parmi les sacrifices qui me sont imposés, madame, le seul que j’aurais de la peine à supporter, ce serait de vous avoir connue, et de ne pas chercher à vous prouver que je ne mérite point l’injustice dont on a voulu me rendre victime. Mettez quelque prix à mes efforts pour obtenir votre approbation ; car jusqu’à ce jour, satisfaite de mon bonheur et fière de mon choix, je n’ai pas fait une démarche pour expliquer ma conduite.

En prenant la résolution de faire divorce avec mon premier mari, et d’épouser, quelques années après, M. de Lebensei, j’ai parfaitement senti que je me perdais dans le monde, et j’ai formé dès cet instant le dessein de n’y jamais reparaître. Lutter contre l’opinion, au milieu de la société, est le plus grand supplice dont je puisse me faire idée. Il faut être, ou bien audacieuse, ou bien humble, pour s’y exposer. Je n’étais ni l’une ni l’autre, et je compris très-vite qu’une femme qui ne se soumet pas aux préjugés reçus, doit vivre dans la retraite, pour conserver son repos et sa dignité ; mais il y a une grande différence entre ce qui est mal en soi et ce qui ne l’est qu’aux yeux des autres : la solitude aigrit les remords de la conscience, tandis qu’elle console de l’injustice des hommes. Si j’avais été très-aimable, très-remarquable par la grâce et l’esprit de société, le sacrifice de mes succès m’eût peut-être été pénible ; mais j’étais une femme ordinaire dans la conversation, quoique j’eusse une manière de sentir très-forte et très-profonde : je pouvais donc renoncer au monde, sans craindre ces regrets continuels de l’amour-propre, qui troublent tôt ou tard les affections les plus tendres.

Je n’avais point à redouter non plus le réveil des passions exaltées : j’ai de la raison, quoique ma conduite ne soit pas d’accord avec ce qu’on appelle communément ainsi. C’est d’après des réflexions sages et calmes que j’ai pris un parti qui sort de toutes les règles communes ; et rien de ce qui m’a décidé ne peut changer, car c’est d’après mon caractère et celui de Henri que je me suis déterminée.

Les événements de ma vie sont très-simples et peu multipliés ; la suite de mes impressions est le seul intérêt de mon histoire.

Un Hollandais, M. de T., avait rapporté des colonies une très-grande fortune ; il passa quelque temps à Montpellier pour rétablir sa santé. Il se prit, je ne sais pourquoi, d’une passion très-vive pour moi, me demanda, m’obtint, et m’emmena dans son pays, où je ne connaissais personne. Il fallut, à dix-huit ans, rompre avec tous les souvenirs de ma vie. Je voulais m’attacher à mon mari : il y avait dans nos esprits et dans nos caractères une opposition continuelle. Il était amoureux de moi, parce qu’il me trouvait jolie ; car, d’ailleurs, il semblait qu’il aurait dû me haïr. Cette espèce d’attachement que je lui inspirais ajoutait encore à mon malheur ; car, si ma figure ne lui avait pas été agréable, il se serait éloigné de moi, et je n’aurais pas senti à chaque instant de la journée les défauts qui me le rendaient insupportable.

Avarice, dureté, entêtement, toutes les bornes de l’esprit et de l’âme se trouvaient en lui. Je me brisais sans cesse contre elles ; j’essayais sans cesse un plan quelconque de bonheur, et tous échouaient contre son active et revêche médiocrité. Il avait fait sa fortune eu Amérique, en exerçant sur ces malheureux esclaves un despotisme tyrannique ; il y avait contracté l’habitude de se croire supérieur à tout ce qui l’entourait ; les sentiments nobles, les idées élevées lui paraissaient de l’affectation ou de la niaiserie. Exerciez-vous une vertu généreuse à vos dépens, il se moquait de vous ; l’opposiez-vous à ses désirs, non-seulement il s’irritait contre vous, mais il cherchait à dégrader vos motifs ; il voulait qu’il n’y eût qu’une seule chose de considérée dans le monde, l’art de s’enrichir, et le talent de faire prospérer, en tout genre, ses propres intérêts. Enfin, je l’ai doublement senti dans le temps de mon malheur et dans les années heureuses qui l’ont suivi, l’étendue des lumières, le caractère et les idées que l’on nomme, philosophiques, sont aussi nécessaires au charme, à l’indépendance et à la douceur de la vie privée, qu’elles peuvent l’être à l’éclat de toute autre carrière.

Il fallait, pour vivre bien avec M. de T., que je renonçasse à tout ce que, j’avais de bon en moi ; je n’aurais pu me créer un rapport avec lui qu’en me livrant à un mauvais sentiment.

Quoiqu’il ne cherchât point à plaire, il était très-inquiet de ce qu’on disait de lui ; il n’avait ni l’indifférence sur les jugements des hommes que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour l’opinion qu’aurait dû lui suggérer son désir de la captiver. Il voulait obtenir ce qu’il était résolu de ne pas mériter, et cette manière d’être lui donnait de la fausseté dans ses rapports avec les étrangers, et de la violence dans ses relations domestiques.

Il songeait, du matin au soir, à l’accroissement de sa fortune, et je ne pouvais pas même me représenter cet accroissement comme de nouvelles jouissances, car j’étais assurée qu’une augmentation de richesse lui faisait toujours naître l’idée d’une diminution de dépense ; et je ne disputais sur rien avec lui, dans la crainte de prolonger l’entretien, et de sentir nos âmes de trop près dans la vivacité de la querelle.

L’exercice d’aucune vertu ne m’était permis ; tout mon temps était pris par le despotisme ou l’oisiveté de mon mari. Quelquefois les idées religieuses venaient à mon secours ; néanmoins combien elles ont acquis plus d’influence sur moi depuis que je suis heureuse ! Des souffrances arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être indigne de soi, gâtent le caractère, au lieu de le perfectionner. L’âme qui n’a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne et douce ; si je conserve encore quelque sécheresse dans le caractère, c’est à ces années de douleur que je le dois. Oui, je ne crains pas de le dire, s’il était une circonstance qui put nous permettre une plainte contre notre Créateur, ce serait du sein d’un mariage mal assorti que cette plainte échapperait ; c’est sur le seuil de la maison habitée par ces époux infortunés qu’il faudrait placer ces belles paroles du Dante, qui proscrivent l’espérance. Non, Dieu ne nous a point condamnés à supporter un tel malheur ! Le vice s’y soumet en apparence, et s’en affranchit chaque jour ; la vertu doit le briser, quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur d’aimer, à ce bonheur dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature que le mépris de la mort.

Je ne vous développerai point ici mon opinion sur le divorce : quand M. de Lebensei sera assez heureux pour vous connaître, madame, il vous dira mieux que personne les raisonnements qui m’ont convaincue ; je ne veux vous peindre que les sentiments qui ont décidé de mon sort.

Un jour, à la Haye, chez l’ambassadeur de France, on m’annonça qu’un jeune Français était arrivé le matin de Paris, et devait nous être présenté le soir même. Une femme me dit que ce Français passait pour sauvage, savant et philosophe, que sais-je ? tout ce que les Français sont rarement à vingt-cinq ans ; elle ajouta qu’il avait fait ses études à Cambridge, et que sans doute il s’était gâté par les manières anglaises ; mais comme il n’existe pas, selon mon opinion, de plus noble caractère que celui des Anglais, je ne me sentais point prévenue contre l’homme qui leur ressemblait. Je demandai son nom, elle me nomma Henri de Lebensei, gentilhomme protestant du Languedoc ; sa famille était alliée de la mienne. Je ne l’avais jamais vu, mais il connaissait le séjour de mon enfance ; il était Français ; il avait au moins entendu parler de mes parents : cette idée, dans l’éloignement où je vivais de tout ce qui m’avait été cher, cette idée m’émut profondément.

M. de Lebensei entra chez l’ambassadeur avec plusieurs autres jeunes gens ; je reconnus à l’instant l’image que je m’en étais faite : il avait l’habillement et l’extérieur d’un Anglais, rien de remarquable dans la figure, que de l’élégance, de la noblesse, et une expression très-spirituelle. Je ne fus point frappée en le voyant ; mais plus je causai avec lui, plus j’admirai l’étendue et la force de son esprit, et plus je sentis qu’aucun caractère ne convenait mieux au mien.

Depuis ce jour jusqu’à présent, depuis six années, loin de me reprocher d’aimer Henri de Lebensei, il m’a semblé toujours que si je l’éloignais de moi, je repousserais une faveur spéciale de la Providence, le signe le plus manifeste de sa protection, l’ami qui me rend l’usage de mes qualités naturelles, et me conduit dans la route de la morale, de l’ordre et du bonheur.

Vous avez peut-être su les cruels traitements que M. de T. me fit éprouver quand il sut que j’aimais M. de Lebensei. Je n’avais point d’enfants ; je demandai le divorce selon les lois de Hollande. M. de T., avant d’y consentir, voulut exiger de moi une renonciation absolue à toute ma fortune ; quand je la refusai, il m’enferma dans sa terre et me menaça de la mort : son amour s’était changé eu haine, et toute sa conduite était alors soumise à sa passion dominante, à l’avidité. Henri me sauva par son courage, exposa mille fois sa vie pour me délivrer, et me ramena enfin en France après deux années, pendant lesquelles il m’avait rendu tous les services que l’amour et la générosité peuvent inspirer.

Mon divorce fut prononcé. Je ne vous fatiguerai point des peines qu’il m’en coûta pour l’obtenir ; c’est Henri que je veux vous faire connaître, toute ma destinée est en lui. Je vais peut-être vous étonner, jeune et charmante Delphine ; mais ce n’est point la passion de l’amour, telle qu’on peut la ressentir dans l’effervescence de la jeunesse, qui m’a décidé à choisir Henri pour le dépositaire de mon sort ; il y a de la raison dans mon sentiment pour lui, de cette raison qui calcule l’avenir autant que le présent, et se rend compte des qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On parle beaucoup des folies que l’amour fait commettre : je trouve plus de vraie sensibilité dans la sagesse du cœur que dans son égarement ; mais toute cette sagesse consiste à n’aimer, quand on est jeune, que celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel doux précepte de morale et de bonheur ! Et la morale et le bonheur sont inséparables quand les combinaisons factices de la société ne viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle.

Henri de Lebensei est certainement l’homme le plus remarquable par l’esprit qu’il soit possible de rencontrer : une éducation sérieuse et forte lui a donné sur tous les objets philosophiques des connaissances infinies, et une imagination très-vive lui inspire des idées nouvelles sur tous les faits qu’il a recueillis. Il se plaît à causer avec moi, d’autant plus qu’une sorte de timidité sauvage et fière le rend souvent taciturne dans le monde ; comme son esprit est animé et son caractère assez sérieux, plus le cercle se resserre, plus il déploie dans la conversation d’agréments et de ressources, et seul avec moi il est plus aimable encore qu’il ne s’est jamais montré aux autres. Il réserve pour moi des trésors de pensées et de grâce, tandis que le commun des hommes s’exalte pour les auditeurs, s’enflamme pour l’amour-propre, et se refroidit dans l’intimité : tous ceux qui aiment la solitude ou que les circonstances ont appelés à y vivre, vous diront de quel prix est, dans les jouissances habituelles, ce besoin de communiquer ses idées, de développer ses sentiments, ce goût de conversation qui jette de l’intérêt dans une vie où le calme s’achète d’ordinaire aux dépens de la variété ; et ne croyez point que cet empressement de Henri pour mon entretien naisse seulement de son amour pour moi ; ma raison m’aurait dit encore qu’il ne faut jamais compter sur les qualités que l’amour donne, ou se croire préservé des défauts dont il corrige. Ce qui me rend certaine de mon bonheur avec Henri, c’est que je connais parfaitement son caractère tel qu’il est, indépendamment de l’affection que je lui inspire, et que je suis la seule personne au monde avec laquelle il ait entièrement développé ses vertus comme ses défauts.

Henri possède un genre d’agrément et de gaieté qui ne peut se développer que dans la familiarité de sentiments intimes ; ce n’est point une grâce de parure, mais une grâce d’originalité dont la parfaite aisance augmente beaucoup le charme : quand l’intimité est arrivée à ce point qui fait trouver du charme dans des jeux d’enfants, dans une plaisanterie vingt fois répétée, de petits détails sans fin auxquels personne que vous deux ne pourrait jamais rien comprendre, mille liens sont enlacés autour du cœur, et il suffirait d’un mot, d’un signe, de l’allusion la plus légère à des souvenirs si doux, pour rappeler ce qu’on aime du bout du monde.

J’ai de la disposition à la jalousie ; Henri ne m’en fait jamais éprouver le moindre mouvement ; je sais que seule, je le connais, que seule je l’entends, et qu’il jouit d’être senti, d’être estimé par moi, sans avoir jamais besoin de mettre en dehors ce qu’il éprouve. Il a des opinions très-indépendantes, assez de mépris pour les hommes en général, quoiqu’il ait beaucoup de bienveillance pour chacun d’eux en particulier. On a dit assez de mal de lui, surtout depuis que, dans les querelles politiques, il s’est montré partisan de la révolution ; il tient cette injustice pour acceptée, et rien au monde ne pourrait le contraindre à une justification, pas même à une démonstration de ce qu’il est : dès que cette démonstration peut être demandée, elle lui devient impossible. Le parfait naturel de son caractère m’est encore un garant de sa fidélité ; s’il formait une nouvelle liaison, il serait obligé d’entrer dans des explications sur lui-même, sur ses défauts, sur ses qualités, dont sa conduite envers moi le dispense ; il m’a parlé par ses actions, et c’est de cette manière qu’un caractère fier et souvent calomnié aime à se faire connaître.

Sous des formes froides et quelquefois sévères, il est plus accessible que personne à la pitié : il cache ce secret, de peur qu’on n’en abuse ; mais moi, je le sais et je m’y confie. Sans doute je serais bien malheureuse s’il n’était retenu près de moi que par la crainte de m’affliger en s’éloignant ; mais tout en jouissant de l’amour que je lui inspire, je songe avec bonheur que deux vertus me répondent de son cœur, la vérité et la bonté. Nous nous faisons illusion ; mais quand on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu besoin des femmes ; tant d’intérêts divers animent leur vie, que ce n’est pas assez du goût le plus vif, de l’attrait le plus tendre, pour répondre de la durée d’une liaison : il faut encore que des principes et des qualités invariables préservent l’esprit de se livrer à une affection nouvelle, arrêtent les caprices de l’imagination, et garantissent le cœur longtemps avant le combat, car s’il y avait combat, le triomphe même ne serait plus du bonheur.

Que de qualités cependant, que de singularités même ne faut-il pas trouver réunies dans le caractère d’un homme, pour avoir la certitude complète de son affection constante et dévouée ! et, sans cette certitude, combien le parti que j’ai adopté serait insensé ! car, lorsqu’on prend une résolution contraire à l’opinion générale, rien ne vous soutient que vous-même : vous avez contracté l’engagement d’être heureuse ; et si jamais vous laissiez échapper quelques regrets, le public et vos amis seraient prêts à les repousser au fond de votre cœur comme dans leur seul asile.

Je ne le dissimulerai point, les opinions philosophiques de Henri, la force de son caractère, son indifférence absolue pour la manière de penser des autres, quand elle n’est pas la sienne, tous ces appuis m’ont été bien nécessaires pour lutter contre la défaveur du monde. Un homme s’affranchit aisément de tout ce qui n’est pas sa conscience, et s’il possède des talents vraiment distingués, c’est en obtenant de la gloire qu’il cherche à captiver l’opinion publique ; la gloire commence à une grande distance du cercle passager de nos relations particulières, et n’y pénètre même qu’à la longue. M. de Lebensei, par un contraste singulier mais naturel, est parfaitement indifférent à l’opinion de ce qu’on appelle la société, et très-ambitieux d’atteindre un jour à l’approbation du monde éclairé : moi, qui ne puis être connue qu’autour de moi, je ne nie point que je ne sois affligée quelquefois d’être généralement blâmée ; mais comme ce blâme ne produit pas sur Henri la plus légère impression, comme je suis assurée qu’il y est tout à fait indifférent, je me distrais facilement de ma peine. L’on n’est inconsolable, dans un sentiment vrai, que de la douleur de ce qu’on aime ; l’on finit toujours par oublier la sienne propre.

J’étais convaincue que la morale et la religion bien entendues ne me défendaient point d’épouser Henri, puisque je ne troublais, par cette résolution, la destinée de personne, et que je n’avais à rendre compte qu’à Dieu de mon bonheur. Devais-je donc, quand le ciel m’avait fait rencontrer le seul caractère qui pût s’identifier avec le mien, le seul homme qui pût tirer de mes qualités et de mes défauts des sources de félicité pour tous les deux, devais-je sacrifier ce sort unique au mal que pouvaient dire de moi de froids amis qui m’ont bientôt oubliée, des indifférents qui savent à peine mon nom ? Ils me conseilleraient de renoncer au seul être qui m’aime, au seul être qui me protège dans ce monde, tout en se préparant à me refuser du secours, si j’en avais besoin, si, redevenue isolée par déférence pour leurs avis, j’allais leur demander l’un des milliers de services que Henri me rendrait sans les compter.

Non, ce n’est point à l’opinion des hommes, c’est à la vertu seule qu’on peut immoler les affections du cœur : entre Dieu et l’amour, je ne connais d’autre médiateur que la conscience. De quoi vous menace donc la société ? de ne plus vous voir ? La punition n’est pas égale à la sévérité des lois qu’elle impose. Cependant, je le répète à vous, madame, qui êtes encore dans les premières années de la jeunesse, mon exemple ne doit entraîner personne à m’imiter. C’est un grand hasard à courir pour une femme que de braver l’opinion ; il faut, pour l’oser se sentir, suivant la comparaison d’un poëte, un triple airain autour du cœur, se rendre inaccessible aux traits de la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses sentiments ; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les ressources qui permettent de s’en passer, et ne pas être douée cependant d’un esprit ou d’une beauté rares, qui feraient regretter les succès pour toujours perdus ; enfin, il faut trouver dans l’objet de nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du cœur et de la raison, et traverser la vie appuyés l’un sur l’autre, en s’aimant et faisant le bien.

Vous connaissez maintenant ma situation, madame ; vous aurez aperçu que mon bonheur n’est pas sans mélange : mais le bonheur parfait ne peut jamais être le partage d’une femme à qui l’erreur de ses parents ou la sienne propre ont fait contracter un mauvais mariage. Si l’enfant que je porte dans mon sein est une fille, ah ! combien je veillerai sur son choix ! combien je lui répéterai que, pour les femmes, toutes les années de la vie dépendent d’un jour, et que d’un seul acte de leur volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur destinée !

Quand des personnes que j’estime condamnent la résolution que j’ai prise ; quand j’éprouve la faiblesse ou la dureté de mes amis, quelquefois je ne retrouve plus, même dans la solitude, le repos que j’espérais, et le souvenir du monde s’y introduit pour la troubler. Mais, dans les moments où je suis le plus abattue, un beau jour avec Henri relève mon âme : nous sommes jeunes encore l’un et l’autre, et néanmoins nous parlons souvent ensemble de la mort, nous cherchons dans nos bois quelque retraite paisible pour y déposer nos cendres ; là, nous serons unis sans que les générations successives qui fouleront notre tombe nous reprochent encore notre affection mutuelle.

Nous nous entretenons souvent sur les idées religieuses, nous interrogeons le ciel par des regards d’amour : nos âmes, plus fortes de leur intimité, essayent de pénétrer à deux dans les mystères éternels. Nous existons par nous-mêmes, sans aucun appui, sans aucun secours des hommes. M. de Lebensei, je l’espère, est plus heureux que moi, car il est beaucoup plus indépendant des autres. Quand les chagrins causés par l’opinion me font souffrir, je me dis que j’aurais été trop heureuse si les hommes avaient joint leur suffrage à ma félicité intérieure, si j’avais vu, pour ainsi dire, mon bonheur se répéter de mille manières dans leurs regards approbateurs. L’imparfaite destinée jette toujours des regrets à travers les plus pures jouissances : la peine que j’éprouve, la seule de ma vie, me garantit peut-être la possession de tout ce qui m’est cher ; elle m’acquitte envers la douleur, qui ne veut pas qu’on l’oublie, et j’obtiendrai peut-être en compensation le seul bien que je demande maintenant au ciel… mourir avant Henri, recevoir ses soins à ma dernière heure, entendre sa douce voix me remercier de l’avoir rendu heureux, de l’avoir préféré à tout sur cette terre ; alors j’aurai vécu de la vraie destinée pour laquelle les femmes sont faites, aimer, encore aimer, et rendre enfin au Dieu qui nous l’a donnée une âme que les affections sensibles auront seules occupée.

Élise de Lebensei.

Ah ! ma chère Louise, maintenant que vous avez fini cette lettre, avez-vous donné quelques larmes aux regrets qu’elle a ranimés dans mon cœur ? Avez-vous pressenti toutes les réflexions amères qu’elle m’a suggérées ? Que d’obstacles M. de Lebensei n’a-t-il pas eu à vaincre pour épouser celle qu’il aimait ! Et Léonce, comme aisément il y a renoncé ! C’est madame de Lebensei qui pense à la défaveur de l’opinion ; mais son mari ne s’en est pas occupé un seul instant ; il ne dépend que de ses propres affections, il ne se soumet qu’à ce qu’il aime ; et Léonce.... Ne croyez pas cependant que son caractère ait moins de force, qu’il soit en rien inférieur à personne ; mais il a manqué d’amour : je veux en vain me faire illusion, tout le mal est là.

Hélas ! sans le savoir, madame de Lebensei condamne à chaque ligne la conduite de Léonce. La douleur que m’a causée cette lettre ne me sera point inutile ; si je le revoyais, je pourrais lui parler, je serais calme et fière en sa présence.

LETTRE VIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.

Louise, qu’ai-je éprouvé ? que m’a-t-il dit ? je n’en sais rien. Je l’ai vu ; mon âme est bouleversée. Je croyais entrevoir une espérance, madame de Vernon me l’a presque entièrement ravie. Pouvez-vous m’éclairer sur mon sort ? Ah ! je ne suis plus capable de rien juger par moi-même.

Je reçus hier à Paris, où j’étais venue pour reconduire madame de Vernon, une lettre vraiment touchante de madame d’Ervins. Dans cette lettre, elle me conjurait d’aller chez un peintre au Louvre, où le portrait de M. de Serbellane était encore, et de le lui apporter pour le considérer une dernière fois. Elle me disait : « Je me suis persuadé la nuit passée que ses traits étaient effacés de mon souvenir ; je les cherchais comme à travers des nuages qui se plaçaient toujours entre ma mémoire et moi : je le sais, c’est une chimère insensée ; mais il faut que j’essaye de me calmer avant le dernier sacrifice. Ces condescendances que j’ai encore pour mes faiblesses ne vous compromettront plus longtemps, ma chère amie ; ma résolution est prise, et tout ce qui semble m’en écarter m’y conduit. »

Je n’hésitai pas à donner a Thérèse la consolation qu’elle désirait, et madame de Vernon, à qui j’en parlai, fut entièrement de mon avis.

J’allai donc ce matin au Louvre ; mais avant d’arriver à l’atelier du peintre de M. de Serbellane, je m’arrêtai dans la galerie des tableaux ; il y en avait un qu’une jeune artiste venait de terminer[1] : il me frappa tellement, qu’à l’instant où je le regardai, je me sentis baignée de larmes. Vous savez que de tous les arts, c’est à la peinture que je suis le moins sensible ; mais ce tableau produisit sur moi l’impression vive et pénétrante que jusqu’alors je n’avais jamais éprouvée que par la poésie ou par la musique.

Il représente Marcus Sextus revenant à Rome après les proscriptions de Sylla. En entrant dans sa maison, il retrouve sa femme étendue sans vie sur son lit ; sa jeune fille, au désespoir, se prosterne à ses pieds. Marcus tient la main pâle et livide de sa femme dans la sienne ; il ne regarde pas encore son visage, il a peur de ce qu’il va souffrir ; ses cheveux se hérissent ; il est immobile ; mais tous ses membres sont dans la contraction du désespoir. L’excès de l’agitation de l’âme semble lui commander l’inaction du corps. La lampe s’éteint, le trépied qui la soutient se renverse : tout rappelle la mort dans ce tableau ; il n’y a de vivant que la douleur.

Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que les fictions n’excitent jamais dans notre cœur, sans un retour sur nous-mêmes ; et je contemplai cette image du malheur comme si, dangereusement menacée au milieu de la mer, j’avais vu de loin sur les flots les débris d’un naufrage.

Je fus tirée de ma rêverie par l’arrivée du peintre, qui me mena dans son atelier ; je vis le portrait de M. de Serbellane, très-frappant de ressemblance. Je demandai qu’on le portât dans ma voiture : pendant qu’on l’arrangeait, je revins dans la galerie pour revoir encore le tableau de Marcus Sextus.

En entrant, j’aperçois Léonce placé comme je l’étais devant ce tableau, et paraissant ému comme moi de son expression ; sa présence m’ôta dans l’instant toute puissance de réflexion, et je m’avançai vers lui sans savoir ce que je faisais. Il leva les yeux sur moi, et ne parut pas surpris de me voir. Son âme était déjà ébranlée ; il me sembla que j’arrivais comme il pensait à moi, et que ses réflexions le préparaient à ma présence.

« On plaint, me dit-il avec une sorte d’égarement tout à fait extraordinaire et presque sans me regarder, oui, l’on plaint ce Romain infortuné qui, revenant dans sa patrie, ne trouve plus que les restes inanimés de l’objet de sa tendresse ; eh bien, il serait mille fois plus malheureux s’il avait été trompé par la femme qu’il adorait, s’il ne pouvait plus l’estimer ni la regretter sans s’avilir. Quand la mort a frappé celle qu’on aime, la mort aussi peut réunir à elle ; notre âme, en s’échappant de notre sein, croit s’élancer vers une image adorée ; mais si son souvenir même est un souvenir d’amertume, si vous ne pouvez penser à elle sans un mélange d’indignation et d’amour ; si vous souffrez au dedans de vous par des sentiments toujours combattus, quel soulagement trouverez-vous dans la tombe ? Ah ! regardez-le encore, madame, cet homme malheureux qui va succomber sous le poids de ses peines ; il ne connaissait pas les douleurs les plus déchirantes ; la nature, inépuisable en souffrances, l’avait encore épargné. Il tient, s’écria Léonce avec l’accent le plus amer, et en me saisissant le bras comme un furieux, il tient la main décolorée de la compagne de sa vie ; mais la main cruelle de celle qui lui fut chère n’a pas plongé dans son sein un fer empoisonné. »

Effrayée de son mouvement, ne pouvant comprendre ses discours, je voulais lui répondre, l’interroger, me justifier ; un de mes gens apporta dans cet instant le portrait de M. de Serbellane, et le peintre, qui le suivait, lui dit : « Mettez ce tableau avec beaucoup de soin dans la voiture de madame d’Albémar. » Léonce me quitte, s’approche du portrait, lève la toile qui le couvrait, la rejette avec violence, et se retournant vers moi avec l’expression de visage la plus insultante : « Pardonnez-moi, me dit-il, madame, les moments que je vous ai fait perdre ; je ne sais ce qui m’avait troublé ; mais ce qui est certain, ajouta-t-il en pesant sur ce mot de toute la fierté de son âme, ce qui est certain, c’est que je suis calme à présent. » En prononçant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux, et disparut.

Je restai confondue de cette scène, immobile à la place où Léonce m’avait laissée, et cherchant à deviner le sens des reproches sanglants qu’il m’avait adressés : cependant une idée me saisit, c’est que tout ce qu’il m’avait dit et l’impression qu’avait produite sur lui le portrait de M. de Serbellane pouvait appartenir à la jalousie. Cette pensée, peut-être douce, n’était encore que confuse dans ma tête, lorsque madame de Vernon arriva ; je ne l’attendais point ; elle avait été chez moi ne me croyant pas encore partie, et voulant m’amener elle-même chez le peintre. Je lui exprimai dans mon premier mouvement toutes les idées qui m’agitaient, et je lui demandai vivement comment il serait possible que Léonce pût croire que j’aimais M. de Serbellane, lui qui devait savoir l’histoire de madame d’Ervins. « Aussi, me répondit-elle, ne le croit-il pas. Mais vous n’avez pas l’idée de son caractère, et de l’irritation qu’il éprouve sur tout ce qui vous regarde. » Cette réponse ne me satisfit pas, et je regardai madame de Vernon avec étonnement : je ne sais ce qui se passa dans son esprit alors ; mais elle se tut pendant quelques instants, et reprit ensuite d’un ton ferme qui me fit rougir des pensées que j’avais eues, et ne me prouva que trop combien elles étaient fausses. »

« Je pénètre, me dit madame de Vernon, l’injuste défiance que vous avez contre moi, je ne puis la supporter, il faut que tout soit éclairci ; je forcerai Léonce, malgré les motifs qu’il pourrait m’opposer, à vous expliquer lui-même les raisons qui l’ont déterminé à ne pas s’unir à vous. Je fais peut-être une démarche contraire à mon devoir de mère, en vous rapprochant du mari de ma fille, car certainement il ne pourra jamais vous voir sans émotion, quelle que soit son opinion sur votre conduite ; mais ce qu’il m’est impossible de tolérer, c’est votre défiance, et pour qu’elle finisse, je vais écrire dès demain à Léonce que je le prie d’avoir un entretien avec vous. » Jugez, ma sœur, de l’effroi qu’un tel dessein dut me causer ; je conjurai madame de Vernon d’y renoncer ; elle me quitta sans vouloir me dire ce qu’elle ferait ; elle était blessée, je n’en pus obtenir un seul mot ; mais je pars à l’instant même pour passer deux jours à Cernay chez madame de Lebensei ; si madame de Vernon, malgré mes instances, me ménage assez peu pour demander à Léonce de me voir, au moins il saura que je n’ai point consenti à cette humiliation ; il ne me trouvera point chez moi à Paris, ni à Bellerive.

LETTRE IX. — MADAME DE VERNON À LÉONCE..

Après tout ce que je vous ai dit, après tout ce qui s’est passé, votre agitation, en parlant hier matin à madame d’Albémar, l’a fort étonnée, mon cher Léonce ! elle voudrait ne point partir sans que vous fussiez en bonne amitié l’un avec l’autre ; elle pense avec raison qu’étant devenus proches parents par votre mariage avec ma fille, vous ne devez pas rester brouillés ; je désirerais donc que vous vous rencontrassiez tous les deux chez moi demain soir ; le voulez-vous ?

LETTRE X. — RÉPONSE DE LÉONCE À MADAME DE VERNON.

Je n’ai rien à dire à madame d’Albémar, madame, qui pût motiver l’entretien que vous me demandez. Nous sommes et nous resterons parfaitement étrangers l’un à l’autre : l’amitié comme l’amour doivent être fondés sur l’estime, et quand je suis forcé d’y renoncer, dispensez-moi de le déclarer.

LETTRE XI. — LÉONCE À M. BARTON.
Paris, ce 14 août.

Je l’ai offensée, mortellement offensée, mon ami ; je le voulais, et néanmoins je m’en repens avec amertume : mais aussi comment se peut-il que le jour même où j’apprends par hasard de madame de Vernon que madame d’Albémar doit aller chez le peintre de M. de Serbellane, le jour où je la vois emporter ce portrait avec elle, madame de Vernon me propose de rencontrer chez elle madame d’Albémar, de lui dire adieu, lorsqu’elle part pour rejoindre M. de Serbellane ! Et de quels termes madame de Vernon, inspirée sans doute par madame d’Albémar, se sert-elle pour, m’y engager ! elle me rappelle l’amitié, les liens de famille qui doivent me rapprocher de sa nièce ! Non, je ne suis ni le parent ni l’ami de Delphine ; je la hais ou je l’adore, mais rien ne sera simple entre nous, rien ne se passera selon les règles communes. Il est vrai, je ne devais pas me servir d’expressions blessantes en refusant de la voir ; tant de circonstances cependant s’étaient réunies pour m’irriter ! Je fus tout le jour assez content de moi-même ; mais la nuit, mais le lendemain qui suivit, je ne pus me défendre du remords d’avoir outragé celle que j’ai si tendrement aimée. J’allai chez madame de Vernon pour la conjurer de ne pas montrer ma réponse à madame d’Albémar. Madame de Vernon était partie pour la campagne de madame de Lebensei. Il n’y avait pas une heure, me dit-on qu’elle était en route. J’eus l’espoir, en montant à cheval, de la rejoindre, et je partis à l’instant ; j’arrive à Cernay sans rencontrer madame de Vernon : un de mes gens me précède ; on ouvre la grille, j’entre, et j’aperçois d’abord la voiture de madame d’Albémar, qui était avancée devant la porte de l’intérieur de la maison. J’imaginai que madame d’Albémar était au moment de partir, et je ne sais par quelle inconséquence du cœur, quoique je ne fusse pas venu dans l’intention de la voir, je ne supportai pas l’idée que cela me serait impossible. Sans projet ni réflexion, j’avance, et je crie au cocher : « — Reculez ! — J’attends madame, me répondit-il. — Reculez ! » lui dis-je. Et je sautai en bas de mon cheval avec une action si véhémente, qu’il m’obéit de frayeur. Je fus honteux de ma folle colère, quand je me trouvai seul au milieu de la cour, examiné par tous les domestiques qui y étaient. Celui de madame d’Albémar, se ressouvenant du temps où sa maîtresse avait du plaisir à me voir, me dit qu’elle était dans le jardin ; j’y entrai par la porte de la cour, toujours dans le même égarement : j’étais dans une maison étrangère, je n’y connaissais personne ; mais j’allais où elle était, comme un malheureux entraîné par une force surnaturelle. Il était neuf heures du soir, le ciel était parfaitement serein, et la beauté de la nuit aurait calmé tout autre cœur que le mien ; mais, dans mon agitation, je ne pouvais éprouver aucune impression douce. Je la cherchais, et mes yeux repoussaient tout ce qui n’était pas elle. J’aperçus d’une des hauteurs du jardin, à travers l’ombre des arbres, cette charmante figure que je ne puis méconnaître ; elle était appuyée sur un monument qu’elle semblait considérer avec attention ; une petite fille à ses pieds, habillée de noir, la tirait par sa robe pour la rappeler à elle. Je m’approchai sans me montrer. Delphine levait ses beaux yeux vers le ciel, et je crus la voir pâle et tremblante, telle que son image m’était apparue à l’église. Elle priait, car toute l’expression de son visage peignait l’enthousiasme de l’inspiration. Le vent venait de son côté, il agitait les plis de sa robe avant d’arriver jusqu’à moi ; en respirant cet air, je croyais m’enivrer d’elle, il m’apportait un souffle divin. Je restai quelques instants dans cette situation : depuis un mois, mon cœur oppressé n’avait pas cessé de me faire mal ; je le sentais alors battre avec moins de peine, j’y pouvais poser la main sans douleur. Je serais resté longtemps dans cet état, si je n’avais pas vu Delphine sortir du bosquet, pour lire, aux rayons de la lune, une lettre qu’elle tenait entre ses mains : il me vint dans l’esprit que c’était celle que j’avais écrite à madame de Vernon, et que les signes de douleur que je remarquais sur le visage de Delphine venaient peut-être de la peine que je lui avais causée. Je ne pus résister à cette idée ; je m’approchai précipitamment de madame d’Albémar ; elle se retourna, tressaillit, et prête à tomber, elle s’appuya sur un arbre. Je reconnus ma lettre qu’elle regardait encore ; j’allais m’en saisir pour la déchirer, lorsque Delphine, reprenant ses forces, s’avança vers moi, et tenant ma lettre dans l’une de ses mains, elle leva l’autre vers le ciel. Jamais je ne l’avais vue si ravissante, je crus un moment que moi seul j’étais coupable ; il me semblait que j’entendais les anges qu’elle invoquait à son secours parler pour elle et m’accuser. Je tombai à genoux devant le ciel, devant elle, devant la beauté ; je ne sais ce que j’adorais, mais je n’étais plus à moi. « Parlez, m’écriai-je, parlez ; prosterné devant vous, je vous demande de vous justifier. — Non, me dit-elle en mettant sa main sur son cœur, ma réponse est là, celui qui put m’offenser n’a pas mérité de l’entendre. » Elle s’éloigna de moi ; je la conjurai de s’arrêter, mais en vain ; je vis de loin madame de Vernon qui venait rapidement vers nous avec madame de Lebensei ; je fis un dernier effort pour obtenir un mot, il fut inutile, et mon cœur irrité reprit l’indignation que le regard de Delphine avait comme suspendue. Je voulus paraître calme en présence des étrangers, et ne pas rendre Delphine témoin de mon abattement. Je parlai vite, je rassemblai au hasard tout ce que je pouvais dire à madame de Lebensei et à madame de Vernon ; et quand je crus en avoir assez fait pour avoir l’air d’être tranquille, je regardai Delphine, d’abord avec assurance. Elle n’avait point essayé, comme moi, de cacher son émotion ; elle s’appuyait sur la fille de madame d’Ervins, marchait avec peine, ne répondait à rien, et cherchait seulement avec ses regards la route qui conduisait hors du parc. Dès que je vis sa tristesse, je me tus, et je la suivis en silence ; madame de Vernon et madame de Lebensei tâchaient en vain de soutenir la conversation. Au moment où nous approchâmes de la porte, les yeux de madame d’Albémar tombèrent sur moi ; si je n’avais vu que ce regard, il me semble que ma situation ne serait point amère, mais elle a refusé de se justifier… Insensé que je suis ! que pouvait-elle me dire ? désavouera-t-elle son choix ? ne m’a-t-elle pas trompé ? peut-elle anéantir le passé ? Mais pourquoi donc voulais-je la voir, et pourquoi ne puis-je jamais oublier cette expression de douleur qui s’est peinte dans tous ses traits ? Est-ce encore un art perfide ? mais de l’art avec ce visage, avec cet accent ! Feignait-elle aussi l’état où je l’ai vue, lorsqu’elle ne pouvait m’apercevoir ? Sa voiture, en s’en allant, passait devant une des allées du parc ; j’ai fait quelques pas derrière les arbres pour la suivre encore des yeux ; la fille de madame d’Ervins avait jeté ses bras autour d’elle, et Delphine la tenait serrée contre son cœur avec un abandon si tendre, une expression si touchante ! Il m’a semblé que sa poitrine se soulevait par des sanglots. Une femme dissimulée pourrait-elle presser ainsi un enfant contre son sein ? Cet âge si vrai, si pur, serait-il associé déjà par elle aux artifices de la fausseté ? Non, elle a été émue en me revoyant ; non, ce sentiment n’était point un mensonge ; mais elle est liée avec M. de Serbellane, elle n’aurait pu me le nier : je devais m’y attendre ; je ne la chercherai plus. Avant de l’avoir rencontrée, j’espérais toujours que si je la revoyais, cet instant changerait mon sort. Je l’ai revue, et c’en est fait : je n’en suis que plus malheureux. Que venais-je faire chez madame de Lebensei ? Pourquoi madame d’Albémar y était-elle ? C’est une maison qui me déplaît sous tous les rapports. M. de Lebensei était absent, je ne le regrettai point. M. de Lebensei n’a-t-il pas entraîné la femme qu’il aimait dans une démarche qui l’expose au blâme universel ? Je suis sûr qu’elle n’est point heureuse, quoiqu’elle ait eu soin de répéter plusieurs fois qu’elle l’était : son inquiétude secrète, son calme apparent, ce mélange de timidité et de fierté qui rend ses manières incertaines, tout en elle est une preuve indubitable qu’on ne peut braver l’opinion sans en souffrir cruellement. Mais moi qui la respecte, mais moi qui n’ai rien fait que l’on puisse me reprocher, en suis-je plus heureux ? Mon ami, il n’est pas d’homme sur la terre aussi misérable.

Pourquoi, tout en m’écrivant avec intérêt, avec affection, ne me dites-vous rien sur le sujet de mes peines ? Craignez-vous de me montrer que vous aimez encore, madame d’Albémar ? J’y consens, je suis peut-être même assez faible pour le désirer ; mais, de grâce, parlez-moi d’elle, et ne m’abandonnez pas seul au tourment de mes pensées.

LETTRE XII. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE.
Montpellier, 25 août.

Pour la première fois, ma chère amie, je désapprouve entièrement les sentiments que vous m’exprimez. Quoi ! Léonce en se refusant à vous voir, écrit formellement qu’il a cessé de vous estimer, et dans le moment où cette conduite révoltante ne devrait vous inspirer que de l’indignation, votre lettre à moi[2] n’est remplie que du regret de ne lui avoir pas parlé, de n’avoir pas essayé de vous justifier à ses yeux ! On dirait que vous devenez plus faible quand il se montre plus injuste ; vainement vous vous faites illusion en m’assurant que ce n’est point l’amour, mais la fierté, mais le sentiment de votre dignité blessée, qui ne vous permet pas de supporter qu’il se croie le droit de vous offenser, en parlant, en pensant mal de vous. Voulez-vous savoir la vérité ? La lettre de Léonce vous cause une douleur plus vive que toutes celles que vous aviez ressenties, et vous n’avez plus la force de vous y résigner. Ce n’est pas tout encore : en revoyant ce redoutable Léonce, votre sentiment pour lui s’est ranimé, et peut-être, pardonnez-moi de vous le dire, il le faut pour vous éclairer sur vous-même, peut-être avez-vous aperçu qu’il avait éprouvé près de vous une émotion profonde, et qu’un plus long entretien le ramènerait à vos pieds. Pardon encore une fois, votre cœur ne s’est pas rendu compte de ses impressions ; mais pensez à l’irréparable malheur d’exciter dans le cœur de Léonce une passion qui lui inspirerait sans doute de l’éloignement pour Mathilde !

Delphine, souvenez-vous que, dans vos conversations avec mon frère, vous répétiez souvent que la vertu dont toutes les autres dérivaient, c’était la bonté, et que l’être qui n’avait jamais fait de mal à personne était exempt de fautes au tribunal de sa conscience. Je le crois comme vous, la véritable révélation de la morale naturelle est dans la sympathie que la douleur des autres fait éprouver ; et vous braveriez ce sentiment, vous, Delphine ! Je ne raisonnerai point avec vous sur vos devoirs ; mais je vous dirai : Songez à Mathilde ; elle a dix-huit ans, elle a confié son bonheur et sa vie à Léonce : abuserez-vous des charmes que la nature vous a donnés, pour lui ravir le cœur que Dieu et la société lui ont accordé pour son appui ! Vous ne le voulez pas ; mais que d’écueils dans votre situation, si vous n’avez pas le courage de quitter Paris et de revenir auprès de moi !

Je songe aussi avec inquiétude que cette madame de Vernon, dont la conduite est si compliquée, quoique sa conversation soit si simple, est la seule personne qui ait du crédit sur vous à Paris : pourquoi ne répondez-vous pas à l’empressement que madame d’Artenas a pour vous depuis que vous avez rendu service à sa nièce madame de R. ? Elle m’a écrit plusieurs l’ois qu’elle désirerait se lier plus intimement avec vous ; je sais que, quand elle vint nous voir à Montpellier, à son retour de Baréges, vous ne me permettiez pas de la comparer à madame de Vernon. Elle est certainement moins aimable ; elle n’a pas surtout cette apparence de sensibilité, cette douceur dans les discours, cet air de rêverie dans le silence, qui vous plaisent dans madame de Vernon ; mais son caractère a bien plus de vérité : elle a une parfaite connaissance du monde ; je conviens qu’elle y attache trop de prix, et que, si elle n’avait pas vraiment beaucoup d’esprit, l’importance qu’elle met à tout ce qu’on dit à Paris pourrait passer pour du commérage : néanmoins personne ne donne de meilleurs conseils, et, soit vertu, soit raison, elle est toujours pour le parti le plus honnête.

Ne vous refusez pas à l’écouter : vous ne lui parlerez pas, je le comprends, des sentiments qu’on ne peut confier qu’à des âmes restées jeunes ; mais elle vous donnera des avis utiles, tandis que madame de Vernon, qui ne cherche qu’à vous plaire, ne songe point à vous servir.

Je vous en conjure aussi, ma chère Delphine, continuez à ne rien me cacher de tout ce qui se passe dans votre cœur et dans votre vie ; vous avez besoin d’être soutenue dans la noble résolution de partir. Croyez-moi, dans cette occasion, si la passion ne vous troublait pas, quel être sur la terre serait assez présomptueux pour comparer sa raison à la vôtre ? Mais vous aimez Léonce, et je n’aime que vous ; confiez-vous donc sans réserve à ma tendresse, et laissez-vous guider par elle.

LETTRE XIII. — MADAME D’ARTENAS À MADAME DE R.
Paris, ce 1er septembre 1798.

Revenez donc à Paris, ma chère nièce ; vous avez pris cette année trop de goût pour la solitude ; depuis cette malheureuse scène des Tuileries, vous êtes triste ; je voulais bien que vous sentissiez un peu la nécessité d’en croire mes conseils, mais je serais bien fâchée que votre caractère perdit sa gaieté naturelle.

J’ai enfin rencontré chez elle madame d’Albémar, que vous m’aviez chargée de voir, et que je rechercherais volontiers pour moi-même, tant je la trouve aimable et bonne. J’aurais désiré qu’elle me parlât avec confiance sur sa situation actuelle ; mais madame de Vernon possède seule toute son amitié, et je doute fort cependant qu’elle en fasse un bon usage. J’ai trouvé madame d’Albémar triste, et surtout fort agitée ; elle avait l’air d’une personne tourmentée par une indécision cruelle ; il était neuf heures du soir, elle était encore vêtue de sa robe du matin, ses beaux cheveux n’avaient point encore été rattachés ; à l’extérieur négligé de sa personne, à sa démarche lente, à sa tête baissée, l’on aurait dit que depuis longtemps elle n’avait rien fait que songer à la même pensée et souffrir de la même douleur.

Dans cet état cependant, elle était jolie comme le jour, et je ne pus m’empêcher de le lui dire. « Moi, jolie ! me répondit-elle, je ne dois plus l’être. » Et elle se tut. Je voulais apprendre d’elle quelles sont à présent ses relations avec M. de Serbellane ; on rapporte à ce sujet des choses très-diverses dans Paris : les uns disent qu’elle ne part pour le Languedoc que pour aller de là rejoindre M. de Serbellane, s’il n’obtient pas, à cause de son duel, la permission de revenir en France ; d’autres murmurent tout bas que madame d’Albémar a été fort coquette pour M. de Mondoville, et que M. de Serbellane, irrité, s’est brouillé tout à fait avec elle ; enfin une lettre de Bordeaux m’avait fait naître une idée très-différente de toutes celles-là, et je l’avais gardée jusqu’à présent pour moi seule : je pensais qu’il se pourrait bien que M. de Serbellane fût l’amant de madame d’Ervins, et que madame d’Albémar les ayant réunis tous les deux chez elle un peu indiscrètement, M. d’Ervins les y eût surpris, et se fût battu avec M. de Serbellane pour se venger de l’infidélité de sa femme.

J’essayai de provoquer la confiance de madame d’Albémar, en lui disant ce qui était vrai, c’est que je voyais avec peine que les différents bruits qui se répandaient dans Paris sur son compte pouvaient nuire à sa réputation. Elle me répondit avec un découragement qui me toucha beaucoup : « Il fut une époque de ma vie dans laqu’elle j’aurais attaché de l’importance à ce qu’on pouvait dire de moi ; mais à présent que mon nom ne doit plus être uni à celui de personne, je ne m’inquiète plus de l’injustice dont ce nom peut être l’objet. » Ces paroles me persuadèrent qu’elle était en effet brouillée avec M. de Serbellane ; et comme je commençais à lui donner des consolations douces sur la peine qu’elle devait en éprouver, elle m’arrêta pour me demander de m’expliquer mieux, et lorsque je l’eus fait, elle eut l’air étonné ; mais, sans y mettre un intérêt très-vif, elle me déclara qu’elle n’avait jamais pensé à épouser M. de Serbellane.

Le soupçon que j’avais fondé sur madame d’Ervins me revint à l’instant, et je le dis à Delphine, en lui avouant que je regardais dans ce cas madame d’Ervins comme la véritable cause de la mort de son mari. Delphine ne m’eut pas plutôt comprise que, se relevant de l’abattement où je l’avais vue jusqu’alors, elle me protesta que je me trompais. Je persistai dans mon opinion, et je lui dis positivement qu’un duel aussi sanglant ne pouvait avoir été provoqué par de simples discussions politiques, et que l’amour de M. de Serbellane pour elle ou pour madame d’Ervins en devait être la cause. Quand madame d’Albémar vit que cette opinion était arrêtée dans ma tête, elle finit par me laisser croire tout ce que je voulus sur son attachement pour M. de Serbellane, exigeant seulement que je n’accusasse pas madame d’Ervins.

Que vous dirai-je, ma chère nièce ? il me fut impossible de démêler la vérité. Ce n’est pas qu’assurément madame d’Albémar ne soit la femme la plus vraie que j’aie jamais connue ; mais il y a dans son caractère une générosité si singulière que je ne suis pas parvenue à découvrir avec certitude si tout le mystère ne vient pas de la crainte qu’elle a de compromettre madame d’Ervins. Aime-t-elle réellement M. de Serbellane ? sa tristesse vient-elle de leur séparation, et peut-être de leur brouillerie ? ou bien a-t-elle consenti à tout ce qu’on pourrait dire d’elle et de lui, pour détourner l’attention qui se serait portée sur madame d’Ervins et la sauver de l’indignation qu’elle aurait excitée dans le public et dans la famille de son mari ? Je l’ignore, mais j’exige de vous le plus profond secret sur cette dernière supposition ; vous en sentez les conséquences. Quoi qu’il en soit, madame d’Albémar a rendu ma pénétration tout à fait inutile. Je me vante de deviner les caractères dissimulés ; mais quand une âme franche ne veut pas laisser connaître un secret, sa réserve simple et naturelle déconcerte les efforts de l’esprit observateur.

Après quelques moments de silence, je n’insistai plus ; et, me bornant à tâcher d’éclairer Delphine sur madame de Vernon, je lui dis : « Quels que soient vos motifs pour ne pas donner à ceux qui s’intéressent à vous le moyen de répondre clairement aux malveillants qui vous supposent des torts, de bons amis en imposent toujours, quand ils le veulent, aux discours médisants de la société de Paris : pourquoi donc madame de Vernon, qui se dit votre amie, ne fait-elle pas taire la phalange des sots ? Ils attaquent, il est vrai, de préférence les personnes distinguées ; mais ils ne s’y hasardent cependant que dans les moments où ils ne les croient pas courageusement défendues par leurs parents ou leurs amis. — Je dois croire, me répondit Delphine en retombant dans cet état de tristesse insouciante, dont elle était un moment sortie, je dois croire que madame de Vernon est mon amie. – Je n’ai pas entendu dire, répondis-je, qu’elle se permit aucun genre de blâme sur vous, ma chère Delphine ; mais cependant je n’ai pas une confiance entière dans son amitié ; ceux qui l’entourent se montrent souvent mal pour vous ; rarement on peut se tromper à cet indice ; on inspire à ses amis ce que l’on éprouve sincèrement ; et, dans son cercle du moins, une femme sait faire aimer ce qu’elle aime. Elle vous loue beaucoup, j’en conviens, mais à haute voix, comme s’il lui importait surtout qu’on vous le répétât ; et je ne vois pas dans sa conversation, quand il s’agit de vous, ce talent conciliateur qu’elle porte sur tous les autres sujets : elle dit souvent que vous êtes la plus jolie, la plus spirituelle ; mais c’est à des femmes qu’elle s’adresse pour vous donner cet éloge qui peut les humilier, et je ne l’entends jamais leur parler de cette bonté, de cette douceur, de cette sensibilité touchante qui pourraient vous faire pardonner tous vos charmes par celles mêmes qui en sont jalouses. Enfin, souffrez que je vous le dise, on pourrait croire, en entendant madame de Vernon parler de vous, qu’elle s’acquitte par ses discours plutôt qu’elle ne jouit par ses sentiments, et que, prévoyant d’une manière confuse que votre amitié finira peut-être un jour, elle ne veut pas à tout hasard vous donner des armes contre elle, en contribuant elle-même à consolider votre réputation. — Si vous avez raison, me répondit Delphine, je n’en suis que plus à plaindre ; je l’aime, je l’ai aimée, madame de Vernon, de l’attrait du monde le plus vif et le plus tendre ; si tant de dévouement, tant d’affection n’ont point obtenu son amitié, il est donc vrai qu’il n’est rien en moi qui puisse attacher à mon sort, il est donc vrai que je ne puis être aimée. — Vous vous trompez, ma chère Delphine, repris-je alors vivement ; vous méritez d’avoir des amis plus que personne au monde ; mais vous ne savez pas encore ce que c’est que la vie ; vous vous croyez deux excellents guides, l’esprit et la bonté ; eh bien, ma chère, ce n’est pas assez d’être aimable et excellente pour se démêler heureusement des difficultés du monde : il y a d’utiles défauts, tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup mieux pour égide que vos qualités mêmes ; tout au moins faut-il diriger ces qualités avec une grande force de raison. Moi, qui ne suis pas née très-sensible, j’ai deviné le monde assez vite ; laissez-moi vous l’apprendre. Madame de Vernon vous parait plus digne de votre amitié ; elle sait mieux vous tenir le langage qui vous séduit ; moi, je reste toujours ce que je suis : je n’ai pas assez d’imagination pour feindre, je le voudrais en vain ; je ne suis plus jeune, mon esprit n’est plus flexible, il ne peut aller que dans sa ligne ; mais je sais que mes avertissements vous sont nécessaires, et c’est cette conviction qui me fait solliciter votre confiance. On vous l’aura dit, je crois ; d’ordinaire, je ne me mets pas en avant : je suis sur la défensive avec la société, et c’est ainsi qu’il faut être. Je m’offre à vous cependant, ma chère Delphine, parce que vous avez un caractère qui donne tout et n’abuse de rien : servez-vous donc de moi, si je puis vous être utile ; ce sera ce que je pourrai faire de mieux de mon oisive existence. »

Madame d’Albémar parut fort touchée des preuves d’amitié que je lui donnais, et je croyais même l’avoir un peu ébranlée dans son aveugle amitié pour madame de Vernon ; mais le surlendemain, elle est revenue chez moi presque uniquement pour me dire qu’elle avait revu depuis moi madame de Vernon, et s’était assurée qu’elle n’avait aucun tort. « Elle n’aurait pu me défendre, continua madame d’Albémar, sans compromettre mes amis ; elle a bien fait de se conduire avec prudence, et de ne pas se livrer à son sentiment. » Je vous le répète, ma chère nièce, on ne peut arracher madame d’Albémar à l’empire de madame de Vernon.

Je l’ai souvent remarqué en vivant dans leur société, madame de Vernon met beaucoup d’intérêt à captiver Delphine ; elle est avec elle fière, sensible, délicate ; elle rend hommage au caractère de son amie, en imitant toutes les vertus pour lui plaire. Moi, je ne puis ni ne veux me montrer autrement que la nature ne m’a faite, bonne et raisonnable, mais point du tout exaltée. Je vaux mieux réellement que madame de Vernon ; Delphine a tort de ne pas s’en apercevoir.

J’obtiendrai cependant un jour l’amitié de madame d’Albémar, si quelques circonstances me mettent dans le cas de la servir ; je vous promets que je veillerai sur elle comme sur ma fille. Vous aussi, ma chère nièce, vous allez devenir l’objet de tous mes soins, si vous continuez à m’écouter et à me croire.

LETTRE XIV. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 3 septembre.

Non, vous l’exigez en vain ; non, je n’ai pas la force de souffrir une telle incertitude ; qu’il me dise ce qu’il éprouve, que je connaisse la cause de l’état extraordinaire où je le vois, et je me soumets à mon sort ; mais le doute, le doute ! cette douleur qui prend toutes les formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme pour l’atteindre, je ne puis me résoudre à la supporter. Les malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils sont punis, et moi je l’ignore. Ce que je croyais ne me parait plus vraisemblable. Écoutez ce qui s’est passé hier, et, si vous le pouvez, continuez à me commander de partir sans le voir.

On jouait hier Tancrède ; madame de Vernon me proposa d’y aller : j’y consentis, parce que, de toutes les tragédies, c’est celle qui m’a fait verser le plus de larmes. Nous nous plaçâmes dans la loge de madame de Vernon, qui est en bas, sur l’orchestre. Pendant le premier acte, je remarquai à quelque distance de nous un homme enveloppé d’un manteau, la tête appuyée sur le banc de devant, couvrant son visage avec ses mains et mettant du soin à se cacher. Malgré tous ses efforts, je reconnus Léonce : il y a tant de noblesse dans sa taille, que rien ne peut la déguiser.

Mes yeux étaient fixés sur lui ; je n’entendais presque rien de la pièce, mais je le regardais ; il tressaillit en écoutant la scène où Tancrède apprend l’infidélité d’Aménaïde : son émotion, depuis cet instant, semblait s’accroître toujours ; il cherchait à la dérober à tous les regards, mais je ne pouvais m’y méprendra. Ah ! que j’aurais voulu m’approcher de lui ! combien j’étais touchée de ses larmes ! C’étaient les premières que je voyais répandre à cet homme d’un caractère si ferme et si soutenu : était-ce pour moi qu’il pleurait ? Serait-il possible que son âme fût ainsi bouleversée, si Mathilde suffisait à son bonheur ? ne donnait-il point de regrets à celle qui entend le mieux les sentiments d’Aménaïde, qui est plus digne d’admirer avec lui le langage que le génie prête à l’amour ?

Enfin, au quatrième acte, il me parut qu’il n’avait plus le pouvoir de se contraindre ; je vis son visage baigné de pleurs, et je remarquai dans toute sa personne un air de souffrance qui m’effraya ; je crois même que, dans mon trouble, je fis un mouvement qu’il aperçut, car à l’instant même il se baissa de nouveau pour se dérober à mes regards. Mais lorsque Tancrède, après avoir combattu et triomphé pour Aménaïde, revient avec la résolution de mourir ; lorsqu’un souvenir mélancolique, dernier regret vers l’amour et la vie, lui inspire ces vers, les plus touchants qu’il y ait au monde :

Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle
L’image des vertus que je crus voir en elle !

Toi qui me fais descendre avec tant de tourment
Dans l’horreur du tombeau dont je t’ai délivrée,
Odieuse coupable !… et peut-être adorée !
Toi qui fais mon destin jusqu’au dernier moment !
Ah ! s’il était possible ! ah ! si tu pouvais être
Ce que mes yeux trompés t’ont vu toujours paraître !
Non, ce n’est qu’en mourant que je peux l’oublier !


un soupir, un cri même étouffé sortit du cœur de Léonce ; tous les yeux se tournèrent vers lui : il se leva, avec précipitation et se bhta de s’en aller ; mais il chancelait en marchant, et s’arrêta quelques instants pour s’appuyer ; son visage me parut d’une pâleur mortelle, et comme on refermait la porte sur lui, je crus le voir manquer de force et tomber.

Dieu ! comment ne l’ai-je pas suivi ! La présence de madame de Vernon, qui me regardait attentivement, et la curiosité des spectateurs que j’aurais attirée sur moi, me retinrent, mais jamais un sentiment plus passionné ne m’avait entraînée vers Léonce : il me suffisait de le retrouver sensible, j’oubliais qu’il ne l’était plus pour moi, et qu’il avait pris volontairement des liens qui nous séparaient pour toujours. Je me hâtai de revenir chez moi, et quand je fus seule, une réflexion me saisit fortement ; je crus voir quelques rapports entre les vers qui avaient touché Léonce et les sentiments qu’il pouvait éprouver, s’il m’aimait encore et me croyait coupable. Néanmoins, quelque exagéré que soit Léonce sur les vertus qu’impose le monde, pourrait-il donner le nom de crime à la conduite que j’ai tenue ? Non ! m’écriai-je seule avec transport, on m’a calomniée près de lui ; je ne puis deviner de quelle manière, mais il faut qu’il m’entende, il le faut, à tout prix ! Louise, il n’est aucun devoir sur la terre qui pût me faire consentir à lui laisser une opinion injuste de moi : que je meure, mais qu’il me regrette ; n’exigez pas que je vive avec son mépris.

Cependant, en me rappelant la lettre qu’il a répondue, la seule pensée de lui écrire, de le chercher, me fait mourir de honte. Quoi qu’il arrive, je ne confierai point à madame de Vernon les pensées qui m’agitent : je ne sais ce qu’elle a cru devoir ou me dire ou me taire ; mais la voix seule de Léonce peut me persuader maintenant : c’est de lui seul que j’apprendrai s’il me hait ou s’il m’aime, s’il est injuste ou malheureux. C’est à lui… Eh quoi ! bravant tout ce qui devrait me retenir, j’irai implorer une explication de ce caractère si soupçonneux, si rigide et si fier ! Quelle perplexité cruelle ! comment jamais en sortir !

Ne me dites pas que tout est fini, qu’il est marié, que je dois renoncer à son opinion comme à son amour ; son estime est encore mon seul bien sur la terre ; il a besoin des suffrages de tous, je ne veux que le sien, mais il faut que je l’emporte dans ma retraite : si je ne l’obtenais pas, vous me verriez poursuivie par une agitation que rien ne pourrait calmer ; je n’aurais pas le repos que peut donner le malheur même, quand il n’y a plus rien à faire ni rien à vouloir. Je ne me résignerais jamais ; et, en expirant, ma dernière parole serait encore pour me justifier auprès de lui.

LETTRE XV. — LÉONCE À M. BARTON.
Ce 4 septembre 1790.

Je vous envoie un courrier qui a ordre de revenir dans vingt-quatre heures avec une lettre de vous. Vous ne répondez pas, depuis huit jours, aux lettres que je vous ai écrites sur ce qui s’était passé entre madame d’Albémar et moi. Quel est le motif de votre silence ? pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ? me trouvez-vous injuste envers Delphine ? et si vous le croyez, juste ciel ! pensez-vous que ce serait me faire du mal que de me le dire ?

LETTRE XVI. — RÉPONSE DE M. BARTON À LÉONCE.
Mondoville, 6 septembre.

Vous avez eu tort d’attacher tant d’importance à un silence de quelques jours : je souffre toujours de mon bras, et j’ai de la peine à écrire jusqu’à ce que je sois guéri.

Vous êtes l’époux de mademoiselle de Vernon : c’est une personne très-vertueuse, uniquement attachée à vous ; il me semble que vous ne devez plus vous occuper des circonstances qui ont précédé votre mariage. Je ne puis pas les approfondir de loin ; ce que vous m’en avez dit ne suffit pas pour juger une femme à qui j’ai voué de l’estime et de l’attachement ; mais ce dont je me crois sûr, c’est qu’elle-même à présent désire que vous soyez occupé de votre bonheur et de celui de Mathilde, et que vous oubliiez entièrement l’affection que vous avez pu concevoir l’un pour l’autre quand vous étiez libre. Je vous eu conjure, mon cher élève, calmez-vous sur toutes ces idées, le temps en est passé ; votre sort est fixé comme votre devoir : rappelez-vous ce que vous avez toujours pensé des liens que vous venez de contracter, et songez qu’il faut se soumettre, quand la passion nous aveugle, aux jugements qu’on a prononcés dans le calme de sa raison. Je suis désolé d’être hors d’état d’aller en voiture ; je pourrais espérer que nos entretiens vous feraient du bien. Adieu.

LETTRE XVII. — MADAME DE R. À MADAME D’ARTENAS.
Ce 14 septembre.

Je suis arrivée, il y a deux jours, pour vous voir, mon aimable tante, et l’on m’a dit chez vous que vous étiez à la campagne ; vous auriez dû m’en prévenir ; je ne reviens à Paris que pour vous : quand nous serons bien seules une fois, je vous expliquerai mon goût pour la retraite ; vous m’encouragerez à vous en parler, car ce sujet m’est pénible.

J’ai commencé par m’informer de madame d’Albémar ; je ne veux point aller chez elle ; hélas ! je sais trop que sa liaison avec moi ne pourrait que lui nuire ; mais je n’ai pas dans le cœur un sentiment plus vif que mon intérêt pour son sort. Madame de Vernon me fit inviter hier à une grande assemblée qu’elle donnait, et j’y allai dans l’espérance de rencontrer madame d’Albémar qui n’y fut point. En traversant les appartements de madame de Vernon, je me rappelai la dernière fois que j’y vins, le jour de ce grand bal où Delphine eut tant de succès, et montra si visiblement son intérêt pour M. de Mondoville ; je réfléchissais aux événements inattendus qui avaient suivi ce jour, lorsque M. de Mondoville entra dans le salon avec sa femme.

Je vous ai dit, je crois, ma tante, que la première fois que j’avais vu Léonce, je fus si frappée du charme et de la noblesse de sa figure, que, tout à coup l’impression que j’en reçus me fit réfléchir avec amertume sur les torts de ma vie. Je sentis que je n’étais pas digne d’intéresser un tel homme, et madame d’Albémar me parut la seule femme qui méritât de lui plaire. Eh bien, hier, l’expression du visage de Léonce était entièrement changée ; la beauté de ses traits restait toujours la même, mais son regard sombre et distrait ne s’arrêtait plus sur aucune femme. Il se hâta de saluer, et s’assit dans un coin de la chambre où il n’y avait personne à qui parler. Sa femme s’approcha de lui ; je ne sais ce qu’elle lui demandait : il lui répondit d’un air doux ; mais, dès qu’elle l’eut quitté, il soupira comme s’il venait de se contraindre.

Une fois madame de Vernon voulut conduire son gendre auprès d’une dame étrangère qui ne, le connaissait pas : je crus voir dans les manières de Léonce une répugnance secrète à se laisser ainsi présenter comme un nouvel époux ; il restait en arrière, suivait avec peine, et se prêtait gauchement à tout ce qui pouvait ressembler à des félicitations.

Madame du Marset, placée à côté de moi, vit que j’observais attentivement monsieur et madame de Mondoville, et me dit tout bas en souriant : « J’ai été leur rendre visite deux ou trois fois, et les ai vus souvent chez madame de Vernon ; il n’y a rien de si singulier que la conduite de Léonce, il semble qu’il veuille être, comme le disait le duc de B., le moins marié qu’il est possible ; il évite avec un soin extraordinaire les sociétés, les occupations communes avec sa femme. Mathilde, charmée de sa douceur, de sa politesse, de la liberté qu’il lui laisse, ne remarque pas l’indifférence qu’il a pour elle, et la crainte qu’il éprouve de resserrer ses liens, en se servant du pouvoir qu’ils lui donnent. Mathilde a de l’amour pour son mari, et se persuade fermement qu’il en a, pour elle : ces dévotes ont en toute chose une merveilleuse faculté de croire. On dirait que Léonce attend toujours quelque événement extraordinaire, et qu’il n’est dans sa maison qu’en passant ; il n’arrange rien chez lui, n’a pas seulement encore fait ouvrir la caisse de ses livres ; aucun de ses meubles n’est à sa place. Ce sont de petites observations, mais qui n’en prouvent pas moins l’état de son âme : tout ce qui lui rappelle sa situation lui fait mal, et, quoiqu’il ne puisse la changer, il s’épargne autant qu’il peut les circonstances journalières qui lui retracent la grande douleur de sa vie, son mariage : enfin, je vous garantis qu’il est très-malheureux. »

J’allais répondre à madame du Marset et l’interroger encore, mais notre conversation fut interrompue. Comme il y avait beaucoup de jeunes personnes dans la chambre, on proposa de danser ; une femme se mit au clavecin, une autre prit la harpe, moi je regardais Léonce ; il cherchait les moyens de sortir de la chambre, mais un homme âgé qui lui parlait le retenait impitoyablement. Je compris que la danse devait lui rappeler des souvenirs pénibles, et j’espérai qu’on ne lui proposerait pas de s’en mêler, lorsque madame du Marset, prenant la main de Mathilde et la mettant dans celle de Léonce, leur dit : « Allons, les jeunes mariés, dansez ensemble. — Bravo ! se mit-on à crier de toutes parts ; oui, qu’ils dansent ensemble. » La musique commence à l’instant, et tout le monde s’écarte pour laisser Mathilde et Léonce seuls au milieu de la chambre.

Tout cela s’était fait si rapidement, que Léonce, toujours absorbé, ne sut pas d’abord ce qu’on voulait de lui ; mais quand il entendit la musique, qu’il vit le cercle, formé, et près de lui Mathilde qui se préparait à danser, saisi à l’instant comme par un sentiment d’effroi, frappé sans doute du souvenir de Delphine que tout lui retraçait, il rejeta la main de Mathilde avec violence, recula de quelques pas devant elle, puis, se retournant tout à coup, il sortit en un clin d’œil de la chambre et s’élança dans le jardin ; le cercle qui l’entourait s’ouvrit subitement pour le laisser passer ; la vivacité de son action faisait tant d’impression sur tout le monde, que personne n’eut l’idée de prononcer un mot pour l’arrêter.

Madame de Vernon, remarquant l’étonnement de la société, se hâta de dire que M. de Mondoville ne pouvait supporter d’être l’objet de l’attention générale, et qu’il était très-timide, malgré les bonnes raisons qu’on pouvait lui trouver de ne pas l’être. Chacun eut l’air de le croire ; et, chose étonnante, Mathilde, qui aime certainement son mari, fut la première à se tranquilliser complètement, et se mit à danser à la même place où Léonce l’avait quittée.

Je sortis pour prendre l’air à l’extrémité du jardin de madame de Vernon. Je trouvai Léonce assis sur un banc et profondément rêveur ; il me vit pourtant au moment où je me détournais pour ne pas le troubler ; et lui, qui jusqu’alors ne m’avait jamais adressé la parole, vint à moi et me dit : « Madame de R…, la dernière fois que je vous ai vue, vous étiez avec madame d’Albémar ; vous en souvenez-vous ? — Oui, sûrement, lui répondis-je, je ne l’oublierai jamais. — Eh bien, dit-il alors, asseyez-vous sur ce banc avec moi ; cela vous fera-t-il de la peine de quitter le bal ? — Non, je vous assure, » lui répétai-je plusieurs fois. Mais, lorsque nous fûmes assis, il garda le silence et n’eut plus l’air de se souvenir que c’était lui qui voulait me parler. J’éprouvais un embarras qui ne me convient plus, et je me hâtai d’en sortir par mes anciennes manières étourdies et coquettes ; car c’est une coquetterie que de parler à un homme de ses sentiments, même pour une autre femme. « Que vous est-il donc arrivé, lui dis-je, en mon absence ? je croyais avoir remarqué que madame d’Albémar vous aimait, et que vous aimiez madame d’Albémar ; je vais passer un mois à la campagne, je reviens, tout est changé : une aventure cruelle fait un bruit épouvantable ; madame d’Albémar, dit-on, doit épouser M. de Serbellane, je vous retrouve l’époux de Mathilde, et cependant vous êtes triste ; madame d’Albémar ne part point, et ne voit plus personne ; qu’est-ce que cela signifie ? » Léonce reprit l’air de réserve qu’il avait un moment perdu, et me dit assez froidement : « Madame d’Albémar sera sans doute très-heureuse dans le choix qu’elle a fait de M. de Serbellane. — On ne m’ôtera pas de l’esprit, repris-je, qu’elle vous préfère à tout ; mais il est inutile de vous en parler à présent que vous êtes marié ; ainsi donc adieu. » Je me levais pour m’en aller ; Léonce me retint par ma robe, et me dit : « Vous êtes bonne, quoique un peu légère ; vous n’avez pas voulu me faire de la peine, expliquez vous davantage. — Je ne sais rien, repris-je, je vous assure ; je me souviens seulement d’avoir vu madame d’Albémar traverser ici la salle du bal un soir où vous étiez prêt à vous trouver mal après avoir dansé avec elle. L’émotion qui la trahissait ce jour-là ne peut appartenir qu’à un sentiment vrai, pur, abandonné, tel qu’on l’éprouve, ajoutai-je en soupirant, quand d’illusions en illusions on n’a pas flétri son cœur : il se peut qu’elle ait eu des engagements antérieurs avec M. de Serbellane ; mais je suis convaincue qu’elle ne l’épousera pas, parce qu’elle vous aime, et qu’elle a rompu ses liens avec lui à cause de vous. »

Léonce parut frappé de ce que je venais de lui dire. Madame de Vernon étant venue nous rejoindre, je rentrai dans le salon, et ne parlai plus à M. de Mondoville de la soirée, qu’un moment lorsque je m’en allais, et qu’il venait d’avoir un assez long entretien seul avec sa belle-mère. « N’écoutez pas trop madame de Vernon, lui dis-je tout bas ; je me méfie beaucoup même de son amitié pour madame d’Albémar ; elle est bien fine, madame de Vernon ; elle n’est point dévote, elle n’a guère de principes sur rien, elle a beaucoup d’esprit ; elle n’a point aimé son mari, et cependant elle n’a jamais eu d’amant. Défiez-vous de ces caractères-là, il faut que leur activité s’exerce de quelque manière. Croyez-moi, les pauvres femmes qui, comme moi, se sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes, ont été bien moins occupées d’en faire aux autres. — Hélas ! me répondit Léonce en me donnant la main pour me reconduire jusqu’à ma voiture, il y a peut-être une vie dont le sort a été décidé par ce que vous dites si gaiement. »

Madame de Mondoville sortait en même temps que moi ; elle exprima son mécontentement d’une manière très-visible de la politesse que me faisait Léonce. Ce n’était pas la jalousie qui l’irritait ; votre pauvre nièce ne passera jamais pour attirer l’attention de Léonce ; mais madame de Mondoville, avant son mariage comme depuis, n’a jamais manqué d’exercer sur moi toute la rigueur de sa pruderie ; je le mérite peut-être ; mais que la charmante Delphine, aussi pure que Mathilde, et mille fois plus aimable, sait mieux trouver l’art de faire aimer la vertu !

Adieu, ma chère tante ; revenez, revenez vite ; je puis vous promettre avec certitude que désormais je contribuerai tous les jours plus à votre bonheur.

LETTRE XVIII. — LÉONCE À M. BARTON.
Paris, ce 15 septembre.

Enfin je suis décidé, mon cher maître, sur le parti que je dois prendre : je verrai madame d’Albémar avant d’aller en Espagne. Une femme à qui je n’aurais pas permis, dans le temps heureux de ma vie, de prononcer le nom de Delphine, madame de R., m’a expliqué, je le crois, les contradictions qui m’étonnaient dans la conduite de madame d’Albémar. Avant mon arrivée, elle avait contracté des engagements avec M. de Serbellane ; mais il est vrai que depuis elle m’a aimé, et peut-être l’est-il aussi que ce sentiment a blessé M. de Serbellane, et qu’ils sont maintenant brouillés. Le séjour de madame d’Albémar à Bellerive, son trouble, son embarras en me voyant, tout peut se comprendre, si en effet elle se reproche de n’avoir pas été vraie avec moi.

Je ne puis plus avoir pour elle cet enthousiasme sans bornes qui me la représentait comme une créature sublime ; mais n’est-il pas simple que, si elle a sacrifié ses liens avec M. de Serbellane à son attachement pour moi, j’éprouve encore pour elle un attendrissement profond ? Cependant ne me connaissait-elle pas lorsque son amant a passé vingt-quatre heures chez elle ? Oh ! pensée de l’enfer ! écartons-la s’il est possible. Je veux revoir Delphine : c’est un ange tombé, mais il lui reste encore quelque chose de son origine.

Je lui dois d’ailleurs quelques excuses avant de la quitter pour toujours ; elle a peut-être souffert quand elle m’a su l’époux de Mathilde : c’était une action dure de me marier, de rompre avec elle sans l’informer même par un mot de mon dessein.

Madame de Vernon m’a fortement pressé hier encore d’aller en Espagne ; elle craint, je le crois, que je ne lui fasse des reproches sur ses pertes continuelles au jeu : son inquiétude est mal fondée, c’est le moment d’avoir des torts avec moi ; je ne me souviens de rien, je suis insensible à tout. Mais pourquoi madame de Vernon ne m’a-t-elle jamais dit que Delphine m’avait aimé, qu’elle désirait pouvoir rompre avec son premier choix ? Madame de Vernon avait-elle peur qu’après tout ce qui s’était passé je consentisse à remplacer M. de Serbellane ? c’était bien peu me connaître ! Mais elle ne devait pas se refuser à me donner un sentiment doux quand j’étais irrité, dévoré ; quand un mot qui m’eût laissé respirer m’aurait fait plus de bien qu’une goûte d’eau dans le désert.

Le soulagement dont j’ai besoin, je le trouverai peut-être dans une conversation de quelques heures avec madame d’Albémar. Je suis donc résolu de lui écrire pour lui demander de me recevoir à Bellerive. Ce n’est point à Paris, c’est dans la solitude que je veux lui parler ; elle y retournera demain, ma lettre lui sera remise après-demain à son réveil. Vous n’avez rien à redouter pour mes devoirs de cette explication, mon cher maître ; j’apprendrais que Delphine m’aime encore, que mes résolutions ne seraient point changées ; elle ne peut plus se montrer à moi telle que je la croyais, et l’idée parfaite que j’avais d’elle pourrait seule décider de mon sort. Si, comme je l’espère, madame d’Albémar consent à me recevoir, si elle me montre quelques regrets, je saurai me tracer un plan de vie triste, mais calme. Je partirai pour l’Espagne, j’y resterai quelques années, dussé-je y faire venir madame de Mondoville. Je veux quitter la France après avoir vu madame d’Albémar ; nous nous séparerons sans amertume ; je pourrai supporter mon sort : mes regrets ne finiront point, mais la plupart des hommes ne vivent-ils pas avec un sentiment pénible au fond du cœur ?

Enfin ne me blâmez pas, j’ose vous le répéter, ne me blâmez pas ; on doit permettre aux caractères passionnés de chercher une situation d’âme quelconque qui leur rende l’existence tolérable. Pensez-vous que je puisse vivre plus longtemps dans l’état où je suis depuis deux mois ? Il me faut une autre impression, fût-ce une autre douleur, il me la faut ! Vous me connaissez de la force, de la fermeté ; je sais souffrir ; eh bien, je vous le dis, je succombais, et ce cri de miséricorde ne m’échappe qu’après les combats les plus violents que le caractère et le sentiment, la raison et la souffrance se soient jamais livrés.

LETTRE XIX. — M. DE SERBELLANE À MADAME D’ALBÉMAR[3].
Lisbonne, ce 4 septembre 1790.

Je viens vous demander, madame, le plus éminent service, le seul qui puisse détourner l’irréparable malheur dont je suis menacé.

Thérèse, après avoir assuré le sort de sa fille, en passant quelques mois dans ses terres près de Bordeaux, veut obtenir de la famille de son mari la permission de vous confier l’éducation d’Isaure, et, tranquille alors sur le sort de cette enfant, elle est résolue à se faire religieuse dans un couvent dont le père Antoine, son confesseur actuel, a la direction : ainsi mourrait au monde et à moi la meilleure et la plus charmante créature que le ciel ait jamais formée. Le Dieu que Thérèse adore serait-il un Dieu de bonté s’il lui commandait un tel supplice ?

Les coutumes barbares des sociétés civilisées ont fait de Thérèse, à quatorze ans, l’épouse d’un homme indigne d’elle. La nature, en faisant naître M. d’Ervins vingt-cinq ans avant Thérèse, semblait avoir pris soin de les séparer ; les indignes calculs d’une famille insensible les ont réunis, et Thérèse serait coupable de m’avoir choisi pour le compagnon de sa vie !

Il est impossible, je le sens, qu’au milieu du monde elle porte le nom de mon épouse ; il faut respecter la morale publique qui le défend : elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indulgences ; néanmoins, telle qu’elle est, il ne faut pas la braver, car elle tient à quelques vertus dans l’opinion de ceux qui l’adoptent. Mais quel devoir, quel sentiment peut empêcher Thérèse de changer de nom, et d’aller en Amérique m’épouser et s’établir avec moi ? Vous trouverez ce projet bien romanesque pour le caractère que vous me connaissez ; il m’est inspiré par un sentiment honnête et refléchi. J’ai fait imprudemment le malheur d’une innocente personne ; je dois lui consacrer ma vie, quand cette vie peut lui faire quelque bien. D’ailleurs, si la disposition de mon âme me rend peu capable de passions très-vives, elle me rend aussi les sacrifices plus faciles. L’Europe, l’Amérique, tous les pays du monde me sont égaux. Quand une fois on connaît bien les hommes, aucune préférence vive n’est possible pour telle ou telle nation, et l’habitude qui supplée à la préférence n’existe pas en moi, puisque j’ai constamment voyagé ; peut-être même est-il assez doux, lorsque l’on n’est point poursuivi par les remords, de rompre tous ces rapports que la durée de la vie vous a fait contracter avec les hommes, de s’affranchir ainsi de cette foule de souvenirs pénibles qui oppressent l’âme, et souvent arrêtent ses élans les plus généreux. Je me replacerai au milieu de la nature avec un être aimable qui partagera toutes mes impressions. J’essayerai sur cette terre ce qu’est peut-être la vie à venir, l’oubli de tout, hors le sentiment et la vertu.

Thérèse est beaucoup plus digne qu’aucune autre femme de la destinée que je lui propose ; en s’enfermant dans un couvent pendant le reste de ses jours, elle exerce plus de courage pour le malheur que je ne lui en demande pour le bonheur. Un principe de devoir, fortifié par la religion, peut seul, j’en suis sûr, la déterminer à se sacrifier ainsi ; mais en quoi consiste-t-il donc ce devoir ? à quelle expiation est-elle obligée ? Quel bien peut-il résulter, pour les morts comme pour les vivants, du malheur qu’elle veut subir ? Si elle se croit des torts, ne vaut-il pas mieux les réparer par des vertus actives ? Nous emploierions en Amérique la fortune que je possède à des établissements utiles, à une bienfaisance éclairée : Thérèse n’aura pas rempli, j’en conviens, les devoirs que les hommes lui avaient imposés ; mais ceux qu’elle a choisis, mais ceux que son cœur lui permettait d’accomplir, elle y sera fidèle.

Il faut que je la voie, c’est le seul moyen qui me reste pour la faire renoncer à sa cruelle résolution ; toute autre tentative serait vaine ; mes lettres n’ont rien produit, le spectacle seul de ma douleur peut la toucher. Obtenez-moi donc, madame, un sauf-conduit pour passer quinze jours en France ; l’envoyé de Toscane le demandera, si vous le désirez. Je voulais arriver sans toutes ces précautions misérables ; mais j’ai craint pour Thérèse l’éclat que pourrait avoir mon emprisonnement, si la famille de M. d’Ervins l’obtenait. Je ne doute pas que l’intention de cette famille ne soit de persécuter Thérèse ; mais ce ne sont point de semblables motifs qui pourront l’engager à me croire ; il n’y a que ma peine qui puisse agir sur elle, et jamais il n’en exista de plus profonde.

Depuis qu’une expérience rapide m’a donné de bonne heure les qualités des vieillards, en me décourageant, comme eux, de l’espérance, je ne fatiguais plus le ciel par la diversité des vœux d’un jeune homme ; je ne lui demandais qu’une grâce, c’était de n’avoir jamais à me reprocher le malheur d’un autre ; car le remords est la seule douleur de l’âme que le temps et la réflexion n’adoucissent pas. Elle va me poursuivre, cette douleur ; c’est en vain que j’avais émoussé la vivacité de tous mes sentiments, la raison aura détruit mon illusion sur les plaisirs, sans adoucir l’âpreté de mes chagrins.

L’image de cette douce, de cette angélique Thérèse, immolant sa jeunesse, ensevelissant elle-même sa destinée, cette image enveloppée des voiles de la mort me poursuivra jusqu’au tombeau. Vous, madame, qui avez le génie de la bonté, la passion du bien et tout l’esprit des anges, secourez-moi. Je vous envoie un ami fidèle qui, après vous avoir remis cette lettre et reçu votre réponse, doit revenir sur les frontières de France, où je l’attendrai. C’est à lui seul que vous voudrez bien donner le sauf-conduit que je désire si ardemment : vous l’obtiendrez, car jamais rien n’a pu être refusé à vos prières, et vous sauverez Thérèse et moi d’un malheur, d’un supplice éternel. Adieu madame ; je me confie à votre bonté, elle ne trompera point mon espoir.

P. S. Il importe que madame d’Ervins ne sache pas que mon intention est de revenir en France.

LETTRE XX. — LÉONCE À DELPHINE.
Paris, ce 17 septembre.

Les nouveaux devoirs que j’ai contractés doivent désormais me rendre étranger à votre avenir : cependant ne me refusez pas de le connaître ; permettez-moi de m’entretenir quelques instants seul avec vous, à l’heure que vous voudrez bien m’indiquer. Je pars pour l’Espagne après vous avoir vue : cette grâce que je vous demande sera sans doute le dernier rapport que vous aurez jamais avec ma triste vie. Je ne devrais plus conserver aucun doute sur vos torts envers vous-même, comme envers moi ; cependant si vous aviez des chagrins, si je pouvais vous pardonner, je partirais plus calme, et, peut-être moins malheureux.

LETTRE XXI. — DELPHINE À LÉONCE.
Ce 17 septembre.

Me pardonner ! Je vous verrai, monsieur, quoique votre billet ne mérite peut-être pas cette réponse ; j’ai besoin, pour ma propre dignité, d’une explication avec vous. Je dois consacrer ce jour tout entier à des devoirs d’amitié que vous ne m’apprendrez point à négliger ; mais demain, choisissez l’instant que vous préférerez, je vous forcerai, je l’espère, à me rendre toute l’estime que vous me devez ; c’est dans ce but seul que je consens à vous entretenir. Je ne puis concevoir ce que vous voulez me demander sur mon avenir, il vous est facile de le deviner : je vais passer le reste de mes jours avec ma belle-sœur, et je n’ai plus dans ce monde, où ma confiance a été trompée, ni un intérêt ni un espoir de bonheur.

LETTRE XXII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 17 septembre au soir.

Léonce m’a écrit pour me demander de me voir ; je n’ai point hésité à y consentir ; je dirai plus, j’ai regardé comme une faveur du ciel l’occasion qui m’était offerte de connaître enfin les torts dont il m’accuse et d’y répondre avec vérité, peut-être avec hauteur.

Ne vous livrez, ma sœur, à aucune inquiétude, en apprenant que je n’ai pas cédé à vos conseils. Léonce n’est point à craindre pour moi, quels que soient les sentiments qu’il m’exprime ; s’il voulait faire renaître dans mon âme la passion qui m’attachait à lui, s’il voulait me rendre méprisable par cet amour même dont il aurait pu faire ma gloire et son bonheur…

« Non, Léonce, non, celle que vous n’avez pas jugée digne d’être votre femme n’accepterait pas vos regrets si vous en éprouviez ; je ne suis pas, comme vous, impitoyable envers des torts de convenance, des fautes apparentes, des actions condamnées par la société, mais que le cœur justifie ; je vous montrerai que la véritable vertu a d’autant plus de force sur mon âme que j’abjure tout autre empire. Cette Delphine que vous croyez si faible, si entraînée, sera courageuse contre l’affection la plus passionnée de son cœur, contre vous… » Oui, je le serai, ma sœur, quoique je donnasse ma vie pour obtenir encore une heure pendant laquelle je pusse me persuader qu’il m’aime et qu’il n’est pas l’époux de Mathilde.

C’est demain que Léonce doit venir ! J’ai eu la force de m’occuper encore aujourd’hui de faire avoir à M. de Serbellane un sauf-conduit pour rentrer en France. Il m’avait écrit pour m’en conjurer, et j’ai trouvé son désir bon et raisonnable ; car je crois comme lui qu’il n’existe aucun autre moyen d’empêcher Thérèse de se faire religieuse. Elle ne m’a point encore confié cette funeste résolution ; mais M. de Serbellane m’a mandé qu’il la sait d’elle, et toutes mes observations me confirment ce qu’il m’écrit. J’ai donc été à Paris ce matin pour voir l’envoyé de Toscane. Il était absent ; mais comme il doit passer la soirée chez madame de Vernon, je l’ai priée de lui remettre une lettre de moi qui contient ma demande pour M. de Serbellane, et de l’appuyer en la lui donnant. Madame de Vernon réussira tout aussi bien que moi dans cette affaire ; et, troublée comme je le suis, il m’était impossible de paraître au milieu du monde.

Je suis donc revenue ce soir même à Bellerive ; il est déjà tard ; le jour qui précède demain va finir ; l’agitation de mon cœur est violente, et cependant je n’ai pas d’incertitude ; il ne peut m’arriver rien de nouveau que plus ou moins de douleur dans un adieu sans espoir. Ma sœur, du haut du ciel, votre frère, mon protecteur, veille sur moi ; il ne souffrira pas que Delphine infortunée, mais pure, mais irréprochable, déshonore ses soins, ses bontés, son affection, en se permettant des sentiments coupables ! Je ne sais ce que j’éprouve maintenant dans cette émotion de l’attente qui suspend toutes les puissances de l’âme ; mais quand Léonce sera venu, mon âme se relèvera, et dut la vertu m’ordonner de le voir demain pour la dernière fois de ma vie, Louise, j’obéirai.

LETTRE XXIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 18 septembre, à minuit.


J’avais tort, ma sœur, véritablement tort de m’occuper de la conduite que je tiendrais avec M. de Mondoville ; il se préparait a m’en épargner le soin ; il ne voulait sans doute que m’éprouver, savoir si je serais assez faible pour consentir à le revoir ; il se jouait de mon cœur avec insulte : il est parti la nuit dernière pour l’Espagne ; la nuit dernière ! et c’était aujourd’hui… Ah ! c’en est trop, toute mon âme est changée ; je vous parlerai de lui avec sang-froid, avec dédain ; ce départ est mille fois plus coupable que son mariage ! aucune erreur, de quelque nature qu’elle soit, ne peut l’expliquer : c’est de la barbarie froide, légère ; je ne retrouve pas même ses défauts dans cette conduite ; je me suis trompée, j’ai mis une illusion, la plus noble, la plus séduisante de toutes, à la place de son caractère. Eh bien, renonçons à cette illusion comme à toutes celles dont le cœur est avide ; il faut, tant qu’il est ordonné de vivre, repousser les affections qui rattachent à l’idée du bonheur : dès qu’elles le promettent, elles trompent. Adieu, Louise, je n’ai que des sentiments amers, je répugne à les exprimer ; adieu.

LETTRE XXIV. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Ce 21 septembre.

Je n’ai pas eu depuis deux jours la force de vous écrire ; je craindrais cependant qu’un plus long silence ne vous inquiétât, je ne veux pas le prolonger ; mais que puis-je dire maintenant ? rien, plus rien du tout ; il n’y a pas même dans ma vie de la douleur à confier. J’ai du dégoût de moi, puisque je ne peux penser à lui ; il n’y a rien dans mon âme, rien dans mon esprit qui m’intéresse. Je ne pars pas immédiatement, parce que Thérèse reste encore quelque temps chez moi, et que madame de Vernon est malade, peut-être ruinée ; je veux la consoler et réparer ainsi mes injustes soupçons contre elle. J’ai encore en ma puissance de la fortune et des soins, je veux faire de ce qui me reste du bien à quelqu’un, et, s’il se peut, surtout à madame de Vernon. Je m’étonne que je puisse servir à quoi que ce soit dans ce monde ; mais enfin si je puis, je le dois.

Je veux tâcher d’engager madame de Vernon à venir avec moi dans les provinces méridionales ; ce voyage est nécessaire à l’état menaçant de sa poitrine. Si elle a dérangé sa fortune, je lui offrirai les services que je peux lui rendre, mais je ne lui donnerai point de conseils sur la conduite qu’elle doit tenir désormais ; hélas ! sais-je juger, sais-je découvrir la vérité ? sur quoi pourrait-on s’en rapporter à moi, quand je ne puis me guider moi même ! Ma tête est exaltée ; je n’observe point, je crois voir ce que j’imagine ; mon cœur est sensible, mais il se donne à qui veut le déchirer, Je vous le dis, Louise, je ne suis plus rien qu’un être assez bon, mais qu’il faut diriger, et dont surtout il ne faut jamais parler à personne au monde, comme d’une femme distinguée sous quelque rapport que ce soit. J’ai pourtant encore une sorte de besoin de vous raconter les dernières heures dont je garderai l’idée, celles qui ont terminé l’histoire de ma vie ; je ne veux pas que vous ignoriez ce que j’ai encore éprouvé pendant que j’existais ; seulement ne me répondez pas sur ce sujet, ne me parlez que de vous et de ce que je peux faire pour vous ; ne me dites rien de moi : il n’y a plus de Delphine, puisqu’il n’y a plus de Léonce ! crainte, espoir, tout s’est évanoui avec mon estime pour lui ; le monde et mon cœur sont vides.

Il faut l’avouer pour m’en punir, le jour où je l’attendais, il m’était plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis l’instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui s’écoulait ! de combien de manières je calculai quand il était vraisemblable qu’il viendrait ! D’abord il me parut qu’il devait arriver à l’heure qu’il supposait celle de mon réveil, afin d’être certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai que j’avais eu tort d’imaginer qu’il la choisirait, et je comptai sur lui entre midi et trois heures ; à chaque bruit que j’entendais, je combinais par mille raisons minutieuses s’il viendrait à cheval ou en voiture. Je n’allai pas chez Thérèse, je n’ouvris pas un livre, je ne me promenai pas, je restai à la place d’où l’on voit le chemin. L’horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures ; j’avais ma montre devant moi, et je la regardais quand mes yeux pouvaient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixais à moi-même un espace de temps que je me promettais de consacrer à me distraire ; ce temps était précisément celui pendant lequel mon âme était le plus violemment agitée.

Ce que j’éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut l’instant où le soleil se coucha. Je l’avais vu se lever lorsque mon cœur était ému par la plus douce espérance ; il me semblait qu’en disparaissant il m’enlevait tous les sentiments dont j’avais été remplie à son aspect. Cependant, à cette heure de découragement succéda bientôt une idée qui me ranima : je m’étonnai de n’avoir pas songé que c’était le soir que Léonce choisirait pour s’entretenir plus longtemps avec moi, et je retombai dans cet état le plus cruel de tous, ou l’espoir même fait presque autant de mal que l’inquiétude. L’obscurité ne me permettait plus de distinguer de loin les objets ; j’en étais réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus la nuit approchait, plus ma souffrance était uniforme et pesante. Combien je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures m’avaient été si pénibles !

Enfin, j’entends une voiture, elle s’approche, elle arrive, je ne doute plus ; j’entends monter mon escalier, je n’ose avancer ; mes gens ouvrent les deux battants, apportent des lumières, et je vois entrer madame de Mondoville et madame de Vernon ! Non, vous ne pouvez pas vous peindre ce qu’on éprouve lorsque, après le supplice de l’attente, on passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que, trompé tout à coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus désespéré qu’avant le soulagement passager qu’on vient d’éprouver.

Je n’avais pas la force de me soutenir ; l’idée me vint que Léonce allait arriver, qu’il s’en irait en apprenant que je n’étais pas seule, et que je ne retrouverais peut être jamais l’occasion de lui parler. Je reçus madame de Mondoville et sa mère avec une distraction inouïe ; je me levai, je me rassis, je me relevai pour sonner, je demandai du thé ; et craignant tout à coup que cet établissement ne les retint, je leur dis : « Mais vous voulez peut-être retourner à Paris ce soir ? » Elles arrivaient, rien n’était plus absurde ; mais je ne pouvais supporter la contrariété que leur présence me faisait éprouver. Madame de Vernon s’approcha de moi pour me prendre a part avec l’attention la plus aimable, lorsque madame de Mondoville la prévint et me dit : « J’ai voulu accompagner ma mère ici ce soir ; son intention était de venir seule, mais j’avais besoin de votre société pour me distraire du chagrin que j’ai éprouvé ce matin, en apprenant que mon mari avait été obligé de partir cette nuit pour l’Espagne. » À ces mots un nuage couvrit mes yeux, et je ne vis plus rien autour de moi. Madame de Mondoville se serait aperçue de mon état, si sa mère, avec cette promptitude et cette présence d’esprit qui n’appartiennent qu’à elle, ne se fût placée entre sa fille et moi, comme je retombais sur ma chaise, et ne l’eût priée très-instamment d’aller dire à un de ses gens de lui apporter une lettre qu’elle avait oubliée dans sa voiture.

Pendant que Mathilde était sortie, madame de Vernon me porta presque entre ses bras dans la chambre à côté, et me dit : « Attendez-moi, je vais vous rejoindre. » Elle alla conseiller à sa fille de monter dans la chambre qui lui était destinée, et lui dit que j’avais besoin de repos. Sa fille ne demanda pas mieux que de se retirer, et ne conçut pas le moindre soupçon de ce qui se passait. Madame de Vernon revint, j’avais à peine repris mes sens ; et lorsqu’elle s’approcha de moi, oubliant entièrement les soupçons que j’avais conçus, je me jetai dans ses bras avec la confiance la plus absolue. Ah ! j’avais tant besoin d’une amie ! je l’aurais forcée à l’être, quand son cœur n’y aurait pas été disposé.

Combien de fois lui répétai-je avec déchirement : « Il est parti, Sophie, quand il devait me voir, aujourd’hui même : quelle insulte ! quel mépris ! » J’avouai tout à madame de Vernon : elle avait tout deviné. Elle me fit sentir avec une grande délicatesse, quoique avec une parfaite évidence, à quel point j’avais eu tort de me défier d’elle. « Ne voyez-vous pas, me dit-elle, combien un homme qui se conduit ainsi avait de préventions contre vous ! Vous avez cru qu’il était jaloux de M. de Serbellane ; pouvait-il l’être après la confidence que je lui avais faite de votre part ? le dernier billet même que vous avez écrit, où vous lui annoncez, me dites-vous, votre résolution de rester en Languedoc, ce billet ne détruisait-il pas tout ce qu’on a répandu sur votre prétendu voyage en Portugal ? Non, je vous le dis, c’est un homme qui a conservé du goût pour vous, ce qui est bien naturel, mais qui ne veut pas s’y livrer, parce que votre caractère ne lui convient pas ; et quand son goût l’entraîne, il prend des partis décisifs pour s’y arracher. Il n’y a rien de plus violent que Léonce ; vous le savez, sa conduite le prouve : il s’en est allé cette nuit sans me prévenir ; il a instruit seulement sa femme, par un billet assez froid, qu’une lettre de sa mère le forçait de partir à l’instant, et j’ai su positivement par ses gens qu’il n’avait point reçu de lettres d’Espagne : c’était donc vous qu’il évitait : cette crainte même est une preuve qu’il redoute votre ascendant, mais jamais il ne s’y soumettra, quand votre délicatesse pourrait vous permettre à présent de le désirer. »

Je voulus me justifier auprès de madame de Vernon de la moindre pensée qui pût offenser Mathilde ; mais cette généreuse amie s’indigna que je crusse cette explication nécessaire ; elle me témoigna la plus parfaite estime ; l’embarras que je remarque quelquefois en elle était entièrement dissipé, et du moins, à travers ma douleur, j’acquis plus de certitude que jamais qu’elle m’aimait avec tendresse. Hélas ! sa santé est bien mauvaise, les veilles ont abîmé sa poitrine. J’ai voulu l’engager à parler d’elle, de ses affaires, de ses projets ; mais elle ramenait sans cesse la conversation sur moi, avec cette grâce qui lui est propre ; ne se lassant pas d’interroger, cherchant, découvrant toutes les nuances de mes sentiments, réussissant quelquefois à me soulager, et n’oubliant rien de tout ce que l’on pouvait dire sur mes peines ; enfin, sans elle, je ne sais si j’aurais supporté cette dernière douleur. Ce que je ressentais était amer et humiliant ; Sophie m’a relevée à mes propres yeux ; elle a su adoucir mes impressions, et me préserver du moins d’une irritation, d’un ressentiment qui aurait dénaturé mon caractère.

Louise, vous n’étiez pas auprès de moi, il a bien fallu qu’une autre me secourût ; mais dès que Thérèse m’aura quittée, dans un mois, je viendrai, je m’abandonnerai à vous, et si je ne puis vivre, vous le pardonnerez.

LETTRE XXV. — LÉONCE À M. BARTON.
Bordeaux, 23 septembre.

L’auriez-vous cru, que ce serait de cette ville que vous recevriez ma première lettre ? Je devais la voir, et je suis parti ; je suis venu sans m’arrêter jusqu’ici ; je comptais aller de même, jusqu’à ce que j’eusse rencontré cet homme insolemment heureux, que l’on fait revenir en France. La fièvre m’a pris avec tant de violence, qu’il faut bien suspendre mon voyage ; mais M. de Serbellane passe par ici, je le sais ; il a mandé qu’il y viendrait, il est peut-être plus sûr de l’y attendre.

Oui, je suis parti, lorsqu’elle avait consenti à me voir, lorsqu’elle avait, sans doute, préparé quelques ruses pour me tromper : je, suis parti sans regrets, mais avec un sentiment d’indignation qui a changé totalement ma disposition pour elle. Mon ami, lisez bien ces mots qui m’étonnent plus que vous-même en les traçant : Madame d’Albémar n’a mérité ni votre estime ni mon amour.

Quand elle me répondit qu’elle me recevrait, je n’osai pas vous l’écrire, mon cher maître ; mais je ne pouvais contenir dans mon sein la joie que je ressentais ; je me promenais dans ma chambre avec des transports dont je n’étais plus le maître : quelquefois cette vive émotion de bonheur m’oppressait tellement, que je voulais la calmer en me rappelant tout ce qu’il y avait de cruel dans ma situation, dans mes liens ; mais il est des moments où l’âme repousse, toute espèce de peines, et ces idées tristes, qui la veille me pénétraient si profondément, glissaient alors sur mon cœur comme s’il avait été invulnérable.

Je m’étais enfermé ; un de mes gens frappa à ma porte ; je tressaillis à ce bruit ; tout événement inattendu me faisait peur ; je redoutais même une lettre de madame d’Albémar ; je craignais une émotion, fût-elle douce. On me remit un billet de madame de Vernon qui me demandait de venir la voir à l’instant pour une affaire de famille importante ; il fallut y aller. Madame de Vernon me dit d’abord ce dont il s’agissait, et je regrettai, je l’avoue, d’être venu pour un si faible intérêt ; l’instant d’après elle prit à part l’envoyé de Toscane qui était chez elle, et me pria d’attendre un moment pour qu’elle pût me parler encore.

Je l’entendis qui lui disait : « Voici la lettre de madame d’Albémar ; appuyez auprès du ministre sa demande en faveur de M. de Serbellane. » À ce nom, je me levai, je m’approchai de madame de Vernon, malgré l’inconvenance de cette brusque interruption ; elle continua de parler devant moi, et j’appris, juste ciel ! j’appris que madame d’Albémar avait été le matin chez l’envoyé de Toscane, pour obtenir, par son crédit, un sauf-conduit qui permît à M. de Serbellane de revenir en France, malgré son duel. N’ayant point trouvé l’envoyé de Toscane, elle lui écrivait pour lui renouveler cette demande ; elle en chargeait madame de Vernon. J’ai vu l’écriture de madame d’Albémar ; elle a obtenu ce qu’elle désirait, et dans quinze jours M. de Serbellane doit être en France : oui, il y sera, mais il m’y trouvera ; je le forcerai bien à me donner un prétexte de vengeance.

Mon parti fut pris tout à coup ; je résolus d’aller au-devant de M. de Serbellane, et de partir sans délai. Si j’étais resté un seul jour, je n’aurais pu résister au besoin de voir madame d’Albémar, pour l’accabler des reproches les plus insultants, et c’était encore lui accorder une sorte de triomphe ; mais ce départ, à l’instant même où son billet faible et trompeur me donne la permission de la voir, ce départ, sans un mot d’excuse ni de souvenir, l’aura, je l’espère, offensée. J’ai écrit à madame de Mondoville pour lui donner un prétexte quelconque de mon voyage ; je n’ai voulu dire adieu à personne : mes gens, en recevant mes ordres pour mon départ, me regardaient avec étonnement ; je me croyais calme, et sans doute quelque chose trahissait en moi l’état où j’étais. Si j’avais vu quelqu’un, mon agitation eût été remarquée ; peut-être Delphine l’aurait-elle apprise ! Il faut qu’elle me croie dédaigneux et tranquille, c’est tout ce que je désire : si je mourais du mal qui me consume, mon ami, jamais vous ne lui diriez que c’est elle qui me tue ; j’en exige votre serment : je me sentirais une sorte de rage contre ma fièvre, si je pensais qu’elle put l’attribuer à l’amour.

J’ai voulu m’éloigner aussi de madame de Vernon ; je la hais : c’est injuste, je le sais ; mais enfin, toutes les peines que j’ai éprouvées, c’est elle qui me les a annoncées ; depuis mon mariage même, chaque fois qu’une idée, une circonstance me faisait du bien, le hasard amenait de quelque manière cette femme pour me découvrir la vérité ; j’en conviens, la vérité, mais celle qu’on ne peut entendre sans détester qui vous la dit. Ne combattez pas cette prévention, je la condamne ; mais que ne condamné-je pas en moi ! et je ne puis me vaincre sur rien ! Ah ! qu’il serait heureux que je mourusse ! cependant ne craignez pas que M. de Serbellane me tue ; non, il n’est pas juste que tout lui réussisse ; il me semble que c’est assez des prospérités dont il a joui ; s’il met le pied en France, il en trouvera le terme.

LETTRE XXVI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, 2 octobre.

Eh bien, Thérèse est inflexible ; eh bien, celle à qui j’ai sacrifié tout le bonheur de ma vie ne jouira pas un seul jour du funeste dévouement de ma trop facile amitié. Louise, le récit que je vais vous faire vous inspirera de la pitié pour Thérèse ; il m’en faut, aussi pour moi. Ah ! que de douleurs sur la terre ! où sont-ils les heureux ? en est-il parmi ceux qui seraient dignes du bonheur ?

Depuis quelque temps je voyais madame d’Ervins plus rarement ; un prêtre d’un couvent voisin, d’un extérieur simple et respectable, passait beaucoup d’heures seul avec elle ; moi-même accablée de douleurs, et craignant, si je confiais mes peines à Thérèse, de ne pouvoir lui cacher qu’elle en était la cause involontaire, je me résignais à son goût pour la retraite, et je ne voulais pas lui parler des projets que je lui connaissais. Je comptais sur l’arrivée de M. de Serbellane et sur ses prières pour l’y faire renoncer ; mais le frère de M. d’Ervins étant venu à Paris, Thérèse eut hier matin un long entretien avec lui, et je me hâtai d’aller chez elle, quand il fut parti, pour en savoir le résultat.

J’ai retenu toutes les paroles de Thérèse, et je vous les transmettrai fidèlement. Qui pourrait oublier un langage si plein d’amour et de repentir ? « J’ai apaisé le frère de M. d’Ervins, me dit-elle ; maintenant qu’il sait ma résolution, il n’a plus de haine contre moi ; cette résolution met la paix entre les ennemis ; Dieu qui l’inspire la rend efficace : mais vous à qui je dois tant, vous qui avez peut-être fait pour moi plus de sacrifices que vous ne m’en avez avoué, vous avez failli me perdre dans un moment de bonté ; vous aviez encouragé M. de Serbellane à revenir ; je l’ai appris à temps, j’ai pu le lui défendre ; il sera instruit que, s’il me voyait, il ne pourrait me faire changer de dessein, mais qu’il renouvellerait, par son retour, le courroux des parents de M. d’Ervins, et qu’il perdrait ma fille, en déshonorant sa mère. »

Je voulus l’interrompre, elle m’arrêta. « Demain, me dit-elle, venez me chercher en vous levant, nous nous promènerons ensemble ; je vous dirai tout ce qui se passe en moi : je n’en ai pas la force ce soir ; il me semble que, quand la nuit est venue, la présence d’un Dieu protecteur se fait moins sentir, et j’ai besoin de son appui pour annoncer avec courage mes résolutions. À demain donc, avec le jour, avec le soleil. »

Quand elle m’eut quittée, je réfléchis douloureusement sur les obstacles que sa ferveur religieuse opposerait à mes efforts, et je plaignis le triste destin de deux nobles créatures, Thérèse et son ami. C’était moi, moi si malheureuse, qui devais essayer de soutenir le courage de madame d’Ervins, et mon cœur au désespoir était chargé de la consoler ! Ah ! combien souvent dans la vie cet exemple s’est présenté, et que d’infortunés ont encore trouvé l’art de secourir des infortunés comme eux !

J’entrai chez Thérèse de très-bonne heure, et je la trouvai tout habillée, priant dans son cabinet devant un crucifix qu’elle y a placé, et aux pieds duquel elle a déjà répandu bien des larmes. Elle se leva en me voyant, ouvrit son bureau, et me dit : « Tenez, voilà toutes les lettres de M. de Serbellane que j’ai reçues depuis deux mois, je vous les remets avec son portrait ; il ne vous est point ordonné à vous de les brûler, conservez-les pour qu’elles me survivent et que rien de lui ne périsse avant moi. » J’insistai pour qu’elle connût la lettre que m’avait écrite M. de Serbellane ; en la lisant, elle rougit et pâlit plusieurs fois. « Il m’a fait dans ses lettres, reprit-elle l’offre dont il vous parle ; il me l’a faite avec une expression bien plus vive, bien plus sensible encore, et cependant ma résolution est restée inébranlable. Descendons dans le jardin, je ne suis pas bien ici ; l’air me donnera des forces, il m’en faut pour vous ouvrir encore une fois ce cœur qui doit se refermer pour toujours. » Je la suivis : ses cheveux noirs, son teint pâle, ses regards qui exprimaient alternativement l’amour et la dévotion, donnaient à son visage un caractère de beauté que je ne lui avais jamais vu. Nous nous assîmes sous quelques arbres encore verts. Thérèse alors, tournant vers l’horizon des regards vraiment inspirés, me dit :

« Ma chère Delphine, je vous le confie en présence de ce soleil qui semble nous écouter au nom de son divin maître, l’objet de mon malheureux amour n’est point encore effacé de mon cœur. Avant qu’un prêtre vénérable eût accepté le serment que j’ai fait de ma consacrer à Dieu, je lui ai demandé si, parmi les devoirs que j’allais m’imposer, il en était un qui m’interdit les souvenirs que je ne puis étouffer ; il m’a répondu que le sacrifice de ma vie était le seul qui fût en ma puissance ; il m’a permis de mêler aux pleurs que je verserais sur mes fautes le regret de n’avoir pas été la femme de celui qui me fut cher, et de n’avoir pu concilier ainsi l’amour et la vertu. Je ne craignais, dans l’état que je vais embrasser, que des luttes intérieures contre ma pensée ; dès qu’on n’exige que mes actions, je me voue avec bonheur à l’expiation de la mort de M. d’Ervins.

M. de Serbellane m’offre de m’épouser et de passer le reste de sa vie en Amérique avec moi. Juste ciel ! avec quel transport je l’accepterais ! quel sentiment presque idolâtre n’éprouverais-je pas pour lui ! Mais le sang, la mort nous sépare ; un spectre défend ma main de la sienne, et l’enfer s’est ouvert entre nous deux. Si je succombais, j’entraînerais ce que j’aime dans mon crime ; le malheureux ! il partagerait mon supplice éternel, et je n’obtiendrais pas de la Providence, comme des hommes, de ne condamner que moi seule. Mes pleurs et mon sacrifice serviront peut-être aussi sa cause dans le ciel. — Oui ! s’écria-t-elle d’une voix plus élevée, oui, je prierai sans cesse ! et si mes prières touchent l’Être suprême, ô mon ami ! c’est toi qu’il sauvera. — Delphine, me dit-elle en m’embrassant, pardonnez ; je ne puis parler de lui sans m’égarer, et je confonds ensemble et l’amour et le sentiment qui m’ordonne d’immoler l’amour. Mais ils m’ont dit que dans le temple, après de longs exercices de piété, mes idées deviendraient plus calmes ; je les crois, ces bons prêtres, qui ont fait entendre à mon âme le seul langage qui l’ait consolée.

Il m’eût été beaucoup plus difficile de vivre au milieu du monde, en renonçant à M. de Serbellane, que de lui prouver encore, par la résolution que je prends, combien mon âme est profondément atteinte. Ce motif n’est pas digne de l’auguste état que j’embrasse ; mais ne faut-il pas aider de toutes les manières la faiblesse de notre nature ? et si je me sens plus de force pour revêtir les habits de la mort en pensant que ce sacrifice obtiendra de lui des larmes plus tendres, pourquoi m’interdirais-je les idées qui me soutiennent dans ce grand combat du cœur ?

Un seul devoir, un seul, pouvait me retenir dans le monde : c’était l’éducation d’Isaure. Ma chère Delphine, c’est vous qui m’avez tranquillisée sur cette inquiétude ; je vous remettrai ma fille, la fille du malheureux dont j’ai causé la mort : vous êtes bien plus digne que moi de former son esprit et son âme ; mon éducation négligée ne me permet pas de contribuer à son instruction, et mon cœur est trop troublé pour être jamais capable de fortifier son caractère contre le malheur. Elle a dix ans, et j’en ai vingt-six ; le spectacle de ma douleur agit déjà trop sur ses jeunes organes. Hélas ! ma chère Delphine, vous n’êtes pas heureuse vous-même ; j’ai peut-être à jamais perdu votre destinée : mais votre âme, plus habituée que la mienne à la réflexion, sait mieux contenir aux regards d’un enfant les sentiments qu’il faut lui laisser ignorer. L’étendue de votre esprit, la variété de vos connaissances, vous permettent de vous occuper et d’occuper les autres de diverses idées. Pour moi, je vis et je meurs d’amour. Dans cette religion à laquelle je me livre, je ne comprends rien que son empire sur les peines du cœur, et je n’ai pas, dans ma faible et pauvre tête, une seule pensée qui ne soit née de l’amour.

Hélas ! le parti que je vais prendre affligera sans doute M. de Serbellane ; peut-être aurait-il goûté quelque bonheur avec moi : ce sanglant hyménée ne lui inspirait point d’horreur, et, pendant quelques années du moins, il n’aurait point été troublé par l’attente d’une autre vie. Oh ! Delphine, il m’en a coûté longtemps pour lui causer cette peine ; il me semblait qu’un jour de la douleur d’un tel homme comptait plus que toutes mes larmes : cependant une idée que l’orgueil aurait repoussée, m’a soulagée enfin de la plus accablante de mes craintes. Je lui suis chère, il est vrai, mais c’est moi qui l’aime mille fois plus qu’il ne m’a jamais aimée ; une carrière, un but à venir lui reste ; il ne donnera jamais à personne, je le crois, cette tendresse première dont je faisais ma gloire, alors même qu’elle me coûtait l’honneur et la vertu : l’amour finit avec moi pour lui ; mais une existence forte, énergique, peut le remplir encore de généreuses espérances.

Quant à moi, ma chère Delphine, puisqu’un devoir impérieux me sépare de lui, qu’est-ce donc que je sacrifie en me faisant religieuse ? J’ai éprouvé la vie, elle m’a tout dit ; il ne me reste plus que de nouvelles larmes à joindre à celles que j’ai déjà répandues. Si je conservais ma liberté, je ne pourrais écarter de moi l’idée vague de la possibilité d’aller le rejoindre. J’aurais besoin chaque jour de lutter contre cette idée avec toutes les forces de ma volonté ; jamais je n’obtiendrais le repos. Mon amie, croyez-moi, il n’est pour les femmes sur cette terre que deux asiles, l’amour et la religion ; je ne puis reposer ma tête dans les bras de l’homme que j’aime, j’appelle à mon secours un autre protecteur, qui me soutiendra quand je penche vers la terre, quand je voudrais déjà qu’elle me reçût dans son sein.

Le malheur a ses ressources, depuis un mois je l’ai appris ; j’ai trouvé dans les impressions qu’autrefois je laissais échapper sans les recueillir, dans les merveilles de la nature que je ne regardais pas, des secours, des consolations qui me feront trouver du calme dans l’état que je vais embrasser. Enfin, il me sera permis de rêver et de prier ; ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la terre aux âmes exilées de l’amour.

Peut-être que par une faveur spéciale, les femmes éprouvent d’avance les sentiments qui doivent être un jour le partage des élus du ciel ; mais, si j’en crois mon cœur, elles ne peuvent exister de cette vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts du monde ; il leur faut quelque chose d’exalté, d’enthousiaste, de surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées.

J’ai confondu dans mon cœur l’amour avec la vertu, et ce sentiment était le seul qui pût me conduire au crime par une suite de mouvements nobles et généreux ; mais que le réveil de cette illusion est terrible ! il a fallu, pour la faire cesser, que je devinsse l’assassin de l’homme que j’avais juré d’aimer. Oh ! quel affreux souvenir ! et quel serait mon désespoir si la religion ne m’avait pas offert un sacrifice assez grand pour me réconcilier avec moi-même !

Il est fait, ce sacrifice, et Dieu m’a pardonné, je le sais, je le sens ; mes remords sont apaisés, la mélancolie des âmes tendres et douces est rentrée dans mon cœur ; je communique encore par elle avec l’Être suprême ; et si, dans un autre monde, mon malheureux époux a perdu son irritable orgueil, s’il lit au fond des cœurs, lui-même aussi, lui-même aura pitié de moi. »

Thérèse s’arrêta en prononçant ces dernières paroles, et retint quelques larmes qui remplissaient ses yeux. J’étais aussi profondément émue, et je rassemblais toutes mes pensées pour combattre le dessein de Thérèse ; mais au fond de mon cœur, je vous l’avouerai, je ne le désapprouvais pas. Je n’ai point les mêmes opinions qu’elle sur la religion ; mais j’aimerais cette vie solitaire, enchaînée, régulière, qui doit calmer enfin les mouvements désordonnés du cœur. Je voulus cependant épouvanter Thérèse, en lui peignant les regrets auxquels elle s’exposait ; mais elle m’arrêta tout à coup.

« Oh ! que me direz-vous, mon amie, s’écria-t-elle, qu’il ne m’ait pas écrit ! que mon amour, encore plus éloquent que lui, n’ait pas plaidé pour sa cause dans mon cœur ! Ne parlons plus sur l’irrévocable, dit-elle en m’imposant doucement silence ; mes serments sont déjà déposés aux pieds du Tout-Puissant ; il me reste à les faire entendre aux hommes, mais le lien éternel m’enchaîne déjà sans retour.

Je ne vous ai point dit que je serais heureuse ; il n’y avait de bonheur sur la terre que quand je le voyais, quand il me parlait ; sa voix seule ranimait dans mon sein les jouissances vives de l’existence : mais je n’ai plus à craindre ces peines violentes, où la vengeance divine imprime son redoutable pouvoir. Désormais étrangère à la vie, je la regarderai couler comme ce ruisseau qui coule devant nous, et dont le mouvement égal finit par nous communiquer une sorte de calme. Le souvenir de ma destinée agitera peut-être encore quelque temps ma solitude ; mais enfin, ils me l’ont promis, ce souvenir s’affaiblira, le retentissement lointain ne se fera plus entendre que confusément ; c’est ainsi que je commencerai à mourir, et que je m’endormirai, bénie d’un Dieu clément, et chère peut-être encore à ceux qui m’ont aimée.

Je pars aujourd’hui pour Bordeaux avec mon beau-frère, continua Thérèse ; j’y resterai quelques, mois. Je reviendrai chez vous avant de prendre le voile, pour vous amener Isaure et vous remettre tous mes droits sur elle. Je vous en conjure, ma chère Delphine, ne nous abandonnons plus à notre émotion ; je n’ai pu contenir mon âme en vous parlant aujourd’hui ; vous avez dû voir que Thérèse n’était pas encore devenue insensible, jamais elle ne le sera ; mais je dois tâcher de le paraître pour recueillir quelque bien de la résolution que j’ai prise. Il faut se dominer, il faut ne plus exprimer ce qu’on éprouve ; c’est ainsi qu’on peut étouffer, m’a-t-on dit, les sentiments dont la religion doit triompher. Ma chère Delphine, ma généreuse amie, retenez ce dernier accent, ce sont les adieux qui précèdent la mort ; vous n’entendrez plus la voix qui sort du cœur ; adieu ! »

Thérèse me quitta, je ne la suivis point ; je restai quelque temps seule pour me livrer à mes larmes. Je sentis d’ailleurs que ce n’était pas au moment de son départ que je pourrais produire aucune impression sur elle, et j’espérai davantage de mes lettres pendant son absence. Quand je rentrai, le frère de M. d’Ervins était arrivé. Thérèse fit les préparatifs de son voyage avec une singulière fermeté ; Isaure pleura beaucoup en la quittant ; sa mère, en descendant pour partir, détourna la tête plusieurs fois, afin de ne pas voir l’émotion de cette pauvre petite. Thérèse monta en voiture sans me dire un mot ; mais en prenant sa main je reconnus à son tremblement quelle douleur elle éprouvait.

Thérèse ! être si tendre et si doux, me répétai-je souvent quand elle fut partie, cette force que vous ne tenez pas de vous-même vous soutiendra-t-elle constamment ? ne sentirez-vous pas se refroidir en vous l’exaltation d’une religion qui a tant besoin d’enthousiasme ? et ne perdrez-vous pas un jour cette foi du cœur, qui vous aveugle surtout le reste ? — Hélas ! et moi qui me crois plus éclairée, que deviendrai-je ? l’espérance d’une vie à venir, les principes qui m’ont été donnés par un être parfaitement bon, les idées religieuses, raisonnables et sensibles, ne me rendront-elles donc pas à moi-même, et l’amour ne peut-il être combattu que par des fantômes superstitieux qui remplissent notre âme de terreur ? Louise, là douleur remet tout en doute, et l’on n’est contente d’aucune de ses facultés, d’aucune de ses opinions, quand on n’a pu s’en servir contre les peines de la vie.

LETTRE XXVII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Bellerive, ce 14 octobre.

Je vous prie, ma chère Louise, de remettre à M. de Clarimin ce billet, par lequel je me rends caution de soixante mille livres que madame de Vernon lui doit : obtenez de lui, je vous en conjure, qu’il cesse de la calomnier. Il est dans sa terre, à quelques lieues de vous, il vous sera facile de l’engager à venir vous parler. Dès que j’aurai reçu votre réponse et que je pourrai tranquilliser madame de Vernon, les affaires qui la retiennent ici seront terminées, et nous partirons ensemble pour le Languedoc : moi, pour vous rejoindre ; elle, pour m’accompagner et pour passer l’hiver dans les pays chauds. Les médecins disent que sa poitrine est très-affectée ; elle parait elle-même se croire en danger, mais elle s’en occupe singulièrement peu. Ah ! si j’étais condamnée à la perdre, cette amère douleur m’ôterait le reste de mes forces.

Je n’ai point appris par madame de Vernon l’embarras dans lequel elle se trouvait ; le hasard me l’a fait découvrir, et je le savais seulement de la veille, lorsque madame de Mondoville et madame de Vernon vinrent avant-hier chez moi. Je pris madame de Mondoville à part, et je lui demandai si ce que l’on m’avait dit des plaintes de M. de Clarimin contre sa mère était vrai. « Oui, me répondit-elle ; ma mère voulait que je m’engageasse pour les soixante mille livres qu’elle lui doit, pendant l’absence de M. de Mondoville ; je l’ai refusé, car je n’ai le droit de disposer de rien sans le consentement de mon mari, et ma mère ne veut pas que je le demande. Vous savez que je mets fort peu d’importance à la fortune ; mais je prétends être stricte dans l’accomplissement de mes devoirs. » Elle disait vrai, Louise, elle ne met pas d’importance à l’argent ; mais sa mère serait mourante qu’elle ne sacrifierait pas une seule de ses idées sur la conduite qu’elle croit devoir tenir.

« Je ne sais pas bien, lui dis-je vivement, quel est le devoir au monde qui peut empêcher d’être utile à sa mère ; mais enfin… » Elle m’interrompit à ces mots avec humeur, car les attaques directes l’irritent d’autant plus qu’elle n’aperçoit jamais que celles-là. « Vous croyez apparemment, ma cousine, me dit-elle, qu’il n’y a de principes fixes sur rien ; et que serait donc la vertu, si l’on se laissait aller à tous ses mouvements ? — Et la vertu, lui dis-je, est-elle autre chose que la continuité des mouvements généreux ? Enfin, laissons ce sujet, c’est moi qu’il regarde, et moi seule. »

Madame de Vernon s’approchant de nous, interrompit notre entretien : en la voyant au grand jour, je fus douloureusement frappée de sa maigreur et de son abattement ; jamais je n’avais senti pour elle une amitié plus tendre. Madame de Mondoville retourna à Paris ; je gardai madame de Vernon chez moi, et le lendemain matin, à son réveil, je lui portai une assignation de soixante mille livres sur mon banquier, en la suppliant de l’accepter. « Non, me dit-elle, je ne le puis ; c’était à ma fille, à ma fille pour qui j’ai tout fait, de me tirer de l’embarras où je suis : elle ne le veut pas, c’est peut-être juste ; je ne l’ai pas assez formée pour moi, j’ai remis son éducation à d’autres ; nous ne pouvons ni nous entendre ni nous convenir ; mais ce n’est pas vous, non, ce n’est pas vous, en vérité, ma chère Delphine, qui devez me rendre un tel service. — Pourquoi donc me refusez-vous ce bonheur ? lui dis-je ; il y a deux ans que vous y avez consenti ; nouvellement encore, dans le mariage de votre fille… — Ah ! s’écria-t-elle, le mariage de ma fille… » Et puis tout à coup s’arrêtant, elle reprit : « Depuis quelque temps j’ai du malheur en tout, peut-être des torts ; mais enfin, dans l’état où je suis, tout cela ne sera pas long. — Ne voulez-vous pas empêcher que M. de Clarimin ne vous accuse ? — Je le croyais mon ami, me dit-elle en soupirant ; se peut-il que je me sois fait des illusions ! je n’y étais pas cependant disposée. Enfin il veut me perdre dans le monde et me ruiner en saisissant ce que je possède ; il a tort, car je dois mourir bientôt, et il est dur de m’ôter à présent l’existence à laquelle j’ai sacrifié toute ma vie. — Au nom de Dieu, lui dis-je en versant des larmes, repoussez ces horribles idées et ne refusez pas le service que je vous conjure d’accepter. J’ai des peines, de cruelles peines, vous le savez ; voulez-vous me ravir le seul bonheur que je puisse tirer de mon inutile fortune ? — Eh bien, me répondit madame de Vernon, je vous crois généreuse : quand je mourrai, quoi qu’il arrive après moi, vous ne vous repentirez point de m’avoir rendu un dernier service. Il n’est pas nécessaire que vous me prêtiez ce que je dois ; votre caution suffit et je l’accepte. »

Il y avait dans l’accent de madame de Vernon quelque chose de triste et de sombre qui me fit beaucoup de peine. Pauvre femme ! les injustices des hommes ont peut-être aigri ce caractère si doux, troublé cette âme si tranquille. Ah ! que ces cœurs durs font de mal ! Je lui dis quelques mots sur son goût pour le jeu. « Hélas ! reprit-elle, vous ne savez pas combien il est difficile d’être femme, sans fortune, sans jeunesse et sans enfants qui nous entourent ; on essaye de tout pour oublier cette pénible destinée. » Je ne voulus pas insister sur les pertes qu’elle s’exposait à faire, dans le moment où je venais de lui rendre service, et je cherchai à la ramener sur d’autres sujets de conversation.

Le soir, il vint assez de monde me voir : on savait que madame d’Ervins, pour qui j’avais dit que je quittais la société, n’était plus à Bellerive ; mon départ annoncé avait attiré chez moi plusieurs personnes, qui croient toutes qu’elles me regrettent, et dont la bienveillance s’est singulièrement ranimée en ma faveur par l’idée de ma prochaine absence.

Pendant que ce cercle était réuni dans le salon de Bellerive, madame de Lebensei y arriva avec son mari, qu’elle m’avait promis de m’amener. Quand elle vit cette société nombreuse, elle fut entièrement déconcertée et descendit dans le jardin, sous le prétexte de prendre l’air ; il me fut impossible de la retenir, et peut-être valait-il mieux en effet qu’elle s’éloignât, car tous les visages de femmes s’étaient déjà composés pour cette circonstance. M. de Lebensei ne s’en alla point ; je remarquai même que c’était avec intention qu’il restait ; il voulait trouver l’occasion de témoigner son indifférence pour les malveillantes dispositions de la société : il avait raison, car sous la proscription de l’opinion une femme s’affaiblit, mais un homme se relève ; il semble qu’ayant fait les lois, les hommes sont les maîtres de les interpréter ou de les braver.

L’esprit de M. de Lebensei me frappa beaucoup ; il n’eut pas l’air de se douter du froid accueil qu’on réservait à sa femme : il parla sur des objets sérieux avec une grande supériorité, n’adressa la parole à personne, excepté à moi, et trouva l’art d’indiquer son dédain pour la censure dont il pouvait être l’objet, sans jamais l’exprimer ; un air insouciant, un calme, des manières nobles, remettaient chacun à sa place ; il ne changeait peut-être rien à la manière de penser, mais il forçait du moins au silence, et c’est beaucoup ; car dans ce genre, l’on s’exalte par ce qu’on se permet de dire, et l’homme qui oblige à des égards en sa présence est encore ménagé lorsqu’il est absent.

Quand madame de Lebensei fut revenue près de nous, après le départ de la société, M. de Lebensei continua à montrer l’indépendance de caractère et d’opinion qui le distingue, et je sentis que sa conversation, en fortifiant mon esprit, me faisait du bien : du bien ! ah ! de quel mot je me suis servie ! Hélas ! si vous saviez dans quel état est mon âme… Mais puisque je me suis promis de me contraindre, il faut en avoir la force, même avec vous.

LETTRE XXVIII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 16 octobre.

Avant de nous réunir pour toujours, ma chère sœur, il faut que je m’explique avec vous sur un sujet que j’avais négligé, mais que vous développez trop clairement dans votre dernière lettre[4]pour que je puisse me dispenser d’y répondre. Vous me dites que M. de Valorbe a toujours conservé le même sentiment pour moi ; qu’il n’a pu quitter depuis un an sa mère, qui est mourante, mais qu’il vous a constamment écrit pour vous parler de son désir de me voir et de son besoin de me plaire : vous me rappelez aussi ce que je ne puis jamais oublier, c’est qu’il a sauvé la vie à M. d’Albémar il y a dix ans, et que votre frère conservait pour lui la plus vive reconnaissance. Vous ajoutez à tout cela quelques éloges sur le caractère et l’esprit de M. de Valorbe ; je pourrais bien n’être pas, à cet égard, de votre avis, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Si vous aviez connu Léonce, vous ne croiriez pas possible que jamais je devinsse la femme d’un autre. Je serais très-affligée, je l’avoue, si les obligations que nous avons à M. de Valorbe vous imposaient le devoir de l’admettre souvent chez vous. Je ne pense pas, vous le croyez bien, à revoir Léonce de ma vie ; mais s’il apprenait que je permets à quelqu’un de me rechercher, il croirait que je me console ; il n’aurait pas l’idée qui peut lui venir une fois de plaindre mon sort, et tous les hommages de l’univers ne me dédommageraient pas de la pitié de Léonce. C’en est assez : maintenant que vous connaissez les craintes que j’éprouve, je suis bien sûre que vous chercherez à me les épargner.

Dès que vous m’aurez mandé si M. de Clarimin accepte ma caution, nous partirons. Madame de Vernon désire que je vous prie de l’accueillir avec amitié : ma chère sœur, je vous en conjure, ne soyez plus injuste pour elle ; si je ne puis vaincre les préventions que vous m’exprimez encore dans votre dernière lettre, au moins soyez touchée des soins infinis qu’elle a eus pour moi ; ces soins supposent beaucoup de bonté. Depuis le départ de Léonce pour l’Espagne, je suis presque méconnaissable. Une femme d’esprit a dit que la perte de l’espérance changeait entièrement le caractère. Je l’éprouve : j’avais, vous le savez, beaucoup de gaieté dans l’esprit, je m’intéressais aux événements, aux idées ; maintenant, rien ne me plaît, rien ne m’attire, et j’ai perdu avec le bonheur tout ce qui me rendait aimable. Quel état cependant pour une personne dont l’âme était si vivement accessible à toutes les jouissances de l’esprit et de la sensibilité ! J’aimais la société presque trop, elle m’était souvent nécessaire et toujours agréable ; à présent je n’en puis supporter qu’une seule, celle de madame de Vernon. Louise, récompensez-la donc par votre bienveillance des consolations qu’elle m’a données.

Jamais on n’a mis dans l’intimité tant de désir de plaire ! Jamais on n’a consacré un esprit si fait pour le monde au soulagement de la douleur solitaire ! Je vous le dis, ma sœur, et vous finirez par l’éprouver, madame de Vernon est une personne d’un agrément irrésistible. J’ai connu des femmes piquantes et spirituelles ; je comprenais facilement, quand elles parlaient, comment on était aimable comme elles, et si je l’avais voulu, j’aurais réussi par les mêmes moyens ; mais chaque mot de madame de Vernon est inattendu, et vous ne pouvez suivre les traces de son esprit, ni pour l’imiter ni pour le prévoir. Si elle vous aime, elle vous l’exprime avec une sorte de négligence qui porte la conviction dans votre âme. Il semble que c’est à elle-même qu’elle parle quand des mots sensibles lui échappent, et vous les recueillez quand elle les laisse tomber.

Ma vie n’appartient plus qu’à vous et à madame de Vernon ; de grâce, que je ne vous voie pas désunies ! Elle m’est devenue plus nécessaire qu’elle ne me l’était : c’est un dernier sentiment que j’ai saisi plus fortement que jamais dans le naufrage de mon bonheur. Mais je n’ai pas besoin d’insister davantage ; vous la trouverez, hélas ! assez triste et bien malade ; votre bon cœur s’intéressera sûrement pour elle.

LETTRE XXIX. — LÉONCE À M. BARTON.
Bordeaux, ce 20 octobre.


Une fièvre violente m’a forcé de rester ici près d’un mois ; je l’ai caché à ma famille à Paris, ma mère seule l’a su : je ne voulais que personne, excepté elle, se mêlât de s’intéresser à moi. Le premier jour de cette fièvre, je vous ai écrit je ne sais quelle lettre insensée, qui contenait, je crois, des expressions insultantes pour madame d’Albémar ; je vous prie de la brûler, j’étais dans le délire : ce n’est pas que rien justifie Delphine des torts dont je l’accuse ; mais, pour tout autre que moi, elle est, elle doit être un ange. Si vous saviez comme on parle d’elle ici ! Elle n’y a demeuré que deux mois ; mais n’est-ce pas assez pour qu’on ne puisse pas l’oublier ?

J’essayerai demain de pénétrer jusqu’à madame d’Ervins : elle ne voit personne ; elle est résolue, m’a-t-on appris, à se faire religieuse ; elle doit remettre sa fille à madame d’Albémar. Cet enfant parle de Delphine avec transport ; je verrai au moins cet enfant. Ne trouvez-vous pas qu’il y a un mystère singulier dans tout ?

Il me semble que dans votre dernière lettre vous vous exprimez moins bien sur madame d’Albémar : vous avez eu tort de recevoir aucune impression par ce que je vous ai écrit ; je n’en dois faire sur personne. Conservez votre admiration pour madame d’Albémar, je serais malheureux de penser que je l’ai diminuée. Il circule des bruits sur madame d’Ervins, mais c’est impossible ; la première fois qu’on me les a dits, j’ai tressailli ; depuis, on les a démentis, tout à fait démentis. Adieu, mon cher maître ; j’irai voir madame d’Ervins. D’où vient que cette idée me bouleverse ? Elle est l’amie de Delphine. M. de Serbellane est allé en Toscane par mer ; il ne voulait donc pas venir en France ?… Je ne sais où j’en suis.

LETTRE XXX. — LÉONCE À DELPHINE.
Bordeaux, ce 22 octobre.

Delphine, ô femme autrefois tant aimée ! un enfant m’a-t-il révélé ce que la perfidie la plus noire avait trouvé l’art de me cacher ? La voix des hommes vous avait accusée ; la voix d’un enfant, cette voix du ciel, vous aurait-elle justifiée ? Écoutez-moi : voici l’instant le plus solennel de votre vie. Je suis lié pour toujours, je le sais ; il n’est plus de bonheur pour moi : mais si j’étais seul coupable, et que Delphine fût innocente, mon cœur aurait encore du courage pour souffrir. Hier j’ai été chez madame d’Ervins : quelque irrité que je fusse, je voulais entendre parler de vous par ceux qui vous aiment. Madame d’Ervins, toujours livrée aux exercices de piété, a refusé de me voir, lsaure, sa fille, jouait dans le jardin ; je me suis approché d’elle : on m’avait dit qu’elle vous aimait à la folie ; je l’ai fait parler de vous, et j’ai vu que l’impression que vous produisiez était déjà sentie, même à cet âge. Vous l’avouerai-je enfin ? j’ai osé interroger Isaure sur vos sentiments : des circonstances inouïes avaient plusieurs fois ranimé et détruit mon espoir ; j’en accusais quelquefois confusément l’adresse d’une femme ; j’espérai que la candeur d’un enfant déconcerterait les calculs les plus habiles.

« Madame d’Albémar doit se charger de vous, ai-je dit à Isaure ; elle vous emmènera sûrement en Toscane ? — En Toscane ! pourquoi ? répondit-elle ; je serais bien fâchée d’aller en Italie : c’est lorsque maman a tant aimé ce pays-là que nous avons été si malheureux. — Mais votre mère, lui dis-je, n’a-t-elle pas toujours aimé l’Italie ? elle y est née. — Oh ! reprit Isaure, elle l’avait quittée si enfant qu’elle ne s’en souvenait plus. ; mais M. de Serbellane lui a tout rappelé. — M. de Serbellane vous déplaît-il, continuai-je. — Non, il ne me déplaît pas, répondit Isaure ; mais depuis qu’il est venu chez maman, elle a toujours pleuré. — Toujours pleuré ! répétai-je avec, une vive émotion. Et madame d’Albémar, que faisait-elle alors ? — Elle consolait maman ; elle est si bonne ! — Oh ! sans doute, elle l’est ! » m’écriai-je. Et dans ce moment, Delphine, je sentis mon cœur revenir à vous. « Mais cependant, ajoutai-je, elle épousera M. de Serbellane ? — M. de Serbellane ! interrompit Isaure avec la vivacité qu’ont les enfants quand ils croient avoir raison ; M. de Serbellane ! oh ! c’est maman qui l’aimait, ce n’est pas madame d’Albémar ; et puisque maman veut se faire religieuse, elle n’épousera pas M. de Serbellane, et madame d’Albémar n’ira sûrement pas en Italie. » À ces mots, la gouvernante d’Isaure la prit brusquement par la main, et l’emmena en lui faisant une sévère réprimande. Je ne prévoyais pas que j’entraînais cet enfant à faire du tort à sa mère ; mais ce mot qu’elle m’a dit, grand Dieu ! que signifie-t-il ? Ce serait madame d’Ervins qui aurait aimé M. de Serbellane ! ce serait pour le sauver que vous auriez pris aux yeux du monde l’apparence de tous les torts ! vous seriez une créature sublime, quand je vous accusais de parjure, et moi, je mériterais… Non, je ne mériterais pas ce que j’ai souffert.

Cependant comment puis-je le croire ? n’ai-je pas une lettre de vous, que je tiens de madame de Vernon, dans laquelle vous me dites de m’en rapporter à ce qu’elle me confiera de votre part ? N’a-t-elle pas gardé le silence ? ne s’est-elle pas embarrassée, comme une amie confuse de vos torts envers moi, lorsque je l’ai interrogée sur les détails que j’avais appris en arrivant à Paris, et qui se répandaient dans la société, à l’occasion de la mort de M. d’Ervins ? Ces détails, qui me causaient tous une douleur nouvelle, c’étaient votre attachement pour M. de Serbellane, vos engagements pris à Bordeaux avec lui, l’instant d’incertitude que mes sentiments pour vous avaient fait naître dans votre âme, la délicatesse qui vous avait ramenée à votre premier amour, l’obligation où vous étiez de suivre M. de Serbellane après qu’il s’était battu pour vous, et lorsque le séjour de la France lui était interdit. Ne m’avez-vous pas dit vous-même qu’il était parti, quand il ne l’était pas ? n’a-t-il pas passé vingt-quatre heures enfermé chez vous ?… Oh ! je reprends, en écrivant ces mots, tous les mouvements que je croyais calmés ! M. de Serbellane, à l’instant même où il avait tué M. d’Ervins, ne vous a-t-il pas nommée ? vos gens, au tribunal, ne vous ont-ils pas citée seule ? n’avez-vous pas été chercher le portrait de M. de Serbellane ? ne receviez-vous pas sans cesse de ses lettres ? avez-vous nié à personne que vous dussiez l’épouser ? n’avez-vous pas demandé un sauf-conduit pour lui ? Mais si toute cette conduite n’était qu’un dévouement continuel à l’amitié, vous seriez bien imprudente, je serais bien malheureux ! mais vous n’auriez pas cessé de m’aimer, et il vaudrait encore la peine de vivre.

Si vous n’avez pas été coupable, si madame de Vernon a su la vérité, si vous l’aviez chargée de me la dire, jamais la fausseté n’a employé des moyens plus infâmes, plus artificieux, mieux combinés. Je serai vengé si son cœur insensible peut recevoir une blessure, si… Mais ce n’est pas de son sort que je dois vous occuper.

Qui pourra jamais comprendre ce génie du mal, qui a disposé de moi ? Madame de Vernon me remit une lettre de ma mère, qui me conjurait de tenir la promesse qu’elle avait donnée de me marier avec Mathilde ; elle me parlait de vous avec amertume : dans un autre temps, rien de ce qu’elle aurait pu me dire n’aurait fait impression sur moi ; mais il me semblait que sa voix était prophétique, et me prédisait l’événement qui venait d’anéantir mon sort. Ma mère m’adjurait, au nom du repos de sa vie, d’accomplir sa promesse ; il ne suffisait pas de mon devoir envers elle pour me condamner au malheur que j’ai subi, il fallait que madame de Vernon s’emparât de mon caractère, avec une habileté que je ne sentis pas alors, mais qui depuis, en souvenir, m’a quelquefois saisi d’un insurmontable effroi. Il n’y avait pas un défaut en moi qu’elle n’irritât. Elle vous défendait avec chaleur, et me blessait jusqu’au fond de l’âme par sa manière de vous justifier ; elle m’exagérait le tort que vous vous étiez fait dans le monde en passant pour la cause du duel de M. d’Ervins avec M. de Serbellane, et me proposait en même temps de vous engager, au nom de mon désespoir, à m’accorder votre, main ; c’est ainsi qu’elle révoltait ma fierté. En me rappelant aujourd’hui tous ses discours, il se peut qu’elle ne m’ait pas dit précisément que vous aimiez M. de Serbellane ; mais elle a mis, si cela n’est pas, plus de ruse à me le faire croire qu’il n’en fallait pour le dire. J’éprouvais, en l’écoutant, une contraction inouïe ; j’avais le front couvert de sueur, je me promenais à grand pas dans sa chambre, je m’écartais et je me rapprochais d’elle, avide de ses discours et redoutant leur effet ; mon âme était fatiguée de cette conversation, comme par une suite de sensations amères, par une longue vie de peines ; et cette fatigue cependant ne lassait point mon agitation, elle me rendait seulement tous les mouvements plus douloureux.

Cette femme, je ne sais par quelle puissance, agitait mes passions comme un instrument qui s’ébranlait à sa volonté ; toutes les pensées que je fuyais, elle me les offrait en face ; tous les mots qui me faisaient mal, elle les répétait : et cependant ce n’était pas contre elle que j’étais irrité ; car il me semblait toujours qu’elle voulait me consoler, et que la peine que j’éprouvais n’était causée que par des vérités qui lui échappaient, ou qu’elle ne pouvait réussir à me cacher.

Elle allait chercher en moi tout ce que je peux avoir d’irritabilité sur tout ce qui tient à l’opinion et à l’honneur, pour me convaincre, sans me le prononcer, que je serais avili si je montrais encore mon attachement pour une femme publiquement livrée à un autre, ou si seulement je paraissais indifférent au scandale qu’avait causé la mort de M. d’Ervins. Ce qu’elle disait pouvait convenir également aux torts de légèreté (si je ne vous avais crue coupable que de ceux-là) ou aux torts du sentiment ; mais je saisissais surtout ce qui aigrissait ma jalousie. Madame de Vernon a fait de moi ce qu’elle a voulu, non par l’empire des affections, mais en excitant tous les mouvements amers que le ressentiment peut inspirer. Quel art ! si c’est de l’art.

Je n’ai rien encore entrevu que confusément, mais les plus généreuses vertus et les plus vils des crimes ne pourraient-ils pas s’être réunis pour me perdre ? Delphine, si cette espérance que je saisis m’a déçu, si l’enfant n’a pas dit la vérité, ne me répondez pas ; j’entendrai votre silence, et je retomberai dans l’état dont je suis un moment sorti. Que signifiait une lettre de votre propre main ? comment fallait-il la comprendre ? et tous les mystères du jour fatal, des jours qui l’ont précédé, de ceux qui l’ont suivi ? Ah ! ne me cachez rien, le secret fait tant de mal !

Depuis mon mariage même, depuis bientôt cinq mois, madame de Vernon se serait-elle encore servie de sa fatale connaissance de mon caractère pour irriter en moi la jalousie par la fierté, la fierté par la jalousie ; pour empoisonner les peines de l’amour par l’orgueil, et me déchirer à la fois par tous les bons et les mauvais mouvements de mon âme ? Delphine, le cœur de Léonce est resté le même ; si le vôtre n’a point été coupable, souvenez-vous du temps où vous vous confiiez à lui ; hélas ! hélas ! depuis ce temps, un lien funeste… et ce serait la fausseté la plus insigne qui… Ne craignez rien pour madame de Vernon, ni pour sa fille ; qu’une bonté cruelle ne vous inspire pas encore de me sacrifier à des ménagements pour les autres ! Je voulais, après avoir vu Isaure, retourner à l’instant même à Paris ; mais j’ai reçu une lettre de ma mère, qui, s’inquiétant de mon séjour à Bordeaux et me croyant fort malade, voulait, malgré l’état de ma santé, se mettre en route pour me rejoindre ; j’ai dû la prévenir, et je pars. Si c’est vous dont l’image doit régner sur ma vie, je pars pour accomplir envers ma mère les devoirs que vous me recommanderiez ; s’il faut vous perdre, c’est en Espagne que reposent les cendres de mon père, c’est en Espagne qu’il faut aller mourir.

Delphine, songez avec quelle émotion je vais passer les jours qui me séparent de votre réponse. Je serai à Madrid le premier de novembre ; si vous êtes à Bellerive, ma lettre aura pu retarder de quelques jours ; jusqu’au vingt-cinq, pendant un mois, j’attendrai ; j’ai fixé ce terme à mon espérance. Jusqu’au vingt-cinq, mon anxiété sera sans doute cruelle ; mais que servirait-il de vous la peindre ? elle ne vous impose qu’un devoir, la vérité.

LETTRE XXXI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 26 octobre.

Louise, quelle lettre Léonce vient de m’écrire ! Tout est révélé, tout est éclairci : madame de Vernon ! vous-même, vous n’auriez jamais pensé qu’elle pût en être capable ! elle a profité de tous les prétextes que lui fournissait ma confiance pour induire Léonce à croire que j’aimais M. de Serbellane, que je l’avais reçu chez moi pendant vingt-quatre heures, et que je partais pour l’épouser. Juste ciel ! vous croyez que c’est à moi que je pense, et que je goûterai quelque joie en apprenant que Léonce m’aime encore ! Non, je ne sens qu’une douleur, je n’ai qu’une idée : c’est l’amitié trahie, l’amitié la plus tendre, la plus fidèle. On s’attend peut-être, sans se l’avouer, que le temps amènera des changements dans les sentiments passionnés ; mais tout l’avenir repose sur les affections qui s’entretiennent par la certitude et la confiance.

Mon amie, si vous me trompiez, croyez-vous que je pusse supporter un tel malheur ? Eh bien, j’aimais madame de Vernon autant que vous, peut-être plus encore : je m’en accuse, je m’humilie ; mais son esprit séducteur avait un empire inconcevable sur moi. J’ai eu des moments de doute sur elle depuis le mariage de Léonce, mais elle en avait triomphé, mais mon cœur lui était plus livré que jamais.

Je suis troublée, tremblante, irritée comme s’il s’agissait de Léonce. Ah ! quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d’années à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus ! Loin de vous, qui trouverai-je jamais que j’aie aimé depuis mon enfance avec cette confiance, avec cette candeur ? Une autre amie que j’aurais après madame de Vernon, je la jugerais, je l’examinerais, je serais susceptible de crainte, de soupçon ; mais Sophie, je l’ai aimée dans une époque de ma vie où j’étais si tendre et si vraie ! Je ne puis plus offrir à personne ce cœur qui se livrait sans réserve, et dont elle a possédé les premières affections. J’aimerai si l’on m’aime, je serai reconnaissante des marques d’intérêt que l’on pourra me donner ; mais cette tendresse vive, involontaire, que des agréments nouveaux pour moi m’avaient inspirée, je ne l’éprouverai plus. Je regrette Sophie et moi-même ; car je ne vaudrai jamais pour personne ce que je valais pour elle.

Se peut-il qu’elle ait pu accepter tant de preuves d’amitié, si elle ne sentait pas qu’elle m’aimait, qu’elle m’aimait pour la vie ! De tous les vices humains, l’ingratitude n’est-elle pas le plus dur, celui qui suppose le plus de sécheresse dans l’âme, le plus d’oubli du passé, de ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles ? et moi-même aussi, faut-il que je ne conserve plus aucune trace de ce passé qu’elle a trahi ? Si je cède à mon cœur, si je confirme tous les soupçons de Léonce, ne vais-je pas l’irriter mortellement contre la mère de sa femme ? Je connais sa véhémence, sa généreuse indignation, il défendra à Mathilde de voir sa mère. Je ne veux pas perdre madame de Vernon, je le dois à mes souvenirs ; je veux respecter en elle l’amitié qu’elle m’avait inspirée : cependant rester coupable aux yeux de Léonce est un sacrifice au-dessus de mes forces. Que faire donc ? que devenir ? J’écrirai à M. Barton, je lui demanderai de se charger d’éclairer Léonce, en modérant les effets de son premier mouvement.

Eh quoi ! je me refuserais au bonheur d’écrire cette simple ligne : Delphine n’a jamais aimé que Léonce. Il l’espère, il l’attend ; ah ! quelle affreuse perplexité ! Je vais aller chez madame de Vernon ; je lui parlerai, je n’épargnerai pas son cœur, s’il peut encore être ému ; vous saurez, en finissant cette lettre, ce qu’elle m’aura dit ; mais que peut-elle me dire ? Je veux que du moins une fois elle entende les plaintes amères qu’elle ne pourra jamais se rappeler sans rougir.

Minuit.

Non, je ne conçois point ce qu’est devenue l’idée que je m’étais faite de madame de Vernon ; je viens de passer deux heures avec elle sans avoir pu lui arracher un seul mot qui rappelât en rien cette sensibilité naturelle et aimable que je lui ai trouvée tant de fois ; il semble que dès qu’elle a vu son caractère dévoilé, elle ne s’est plus embarrassée de feindre, et si elle s’était jamais montrée à moi comme aujourd’hui, mon cœur ne s’y serait point trompé.

Après avoir reçu la lettre de Léonce, après m’être livrée, en vous écrivant, à toutes les impressions douces et cruelles qu’elle faisait naître en moi, j’allai chez madame de Vernon. Je ne vous peindrai point avec quel serrement de cœur je faisais cette même route, j’entrai dans cette même maison que je croyais hier plus à moi que la mienne : le spectacle des lieux toujours invariables, quand notre cœur est si changé, produit une impression amère et triste. Je m’arrêtai néanmoins dans l’antichambre de madame de Vernon, pour demander de ses nouvelles avant d’entrer chez elle ; je sentais que si elle avait été malade, je serais retournée chez moi. On me dit qu’elle se portait beaucoup mieux, et qu’elle avait dormi jusqu’à midi ; alors je hâtai mes pas, et j’ouvris brusquement sa porte : elle était seule, et vint à moi avec cet air d’empressement qui avait coutume de me charmer. J’en fus irritée, et, par un mouvement très-vif, je jetai sur une table, devant elle, la lettre de Léonce, et je lui dis de la lire.

Elle la prit, rougit d’abord d’une manière très-marquée ; mais, prolongeant à dessein la lecture pour se remettre, quand elle se sentit enfin tout à fait calme, elle me dit assez froidement : « Vous êtes la maîtresse de semer la haine dans une famille unie ; mais vous auriez dû penser plus tôt qu’il était juste que je fisse tous les efforts qui dépendaient de moi pour bien marier ma fille, et vous empêcher de lui enlever l’époux qui lui était promis. — Grand Dieu ! m’écriai-je, il était juste que vous abusassiez de mon amitié pour vous, de la confiance absolue qu’elle m’inspirait… — Et vous, interrompit-elle, n’abusiez-vous pas de ce que je vous recevais chez moi, pour venir, dans ma maison même, ravir à ma fille l’affection de Léonce ? — Vous ai-je rien caché ? répondis-je avec chaleur ; ne vous ai-je pas chargée vous-même d’expliquer ma conduite et mes sentiments à Léonce ? — En vérité, interrompit madame de Vernon, si vous me permettez de vous le dire, il fallait être trop naïve pour me choisir, moi, pour engager Léonce à vous épouser. — Trop naïve ! répétai-je avec indignation, trop naïve ! est-ce vous, madame, qui parlez avec dérision des sentiments généreux ? Ah ! j’en atteste le ciel, dans ce moment où j’apprends que mon estime pour votre caractère a détruit tout le bonheur de ma vie, je jouis encore de vous avoir offert une dupe si facile ; je jouis avec orgueil d’avoir un esprit incapable de deviner la perfidie, et dont vous avez pu vous jouer comme d’un enfant.

— Léonce, lui-même vous avoue, me répondit-elle, que ce n’est pas moi qui lui ai appris ce que l’on répandait dans le monde : je me suis contentée de ne pas le nier ; c’était bien le moins dans ma situation. Quant à tout l’esprit que fait Léonce à propos du prétendu pouvoir que j’ai exercé sur lui, c’est une excuse qu’il veut vous donner ; on ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère : l’éclat de votre aventure lui déplaisait ; l’imprudence de votre conduite, l’indépendance de vos opinions, blessaient extrêmement sa manière de voir, voilà tout. — Non, repris-je vivement, ce n’est pas tout ; vous voulez, par des paroles légères, confondre le bien avec le mal, et cacher vos actions dans le nuage de vos discours ; préparez pour le monde ces habiles moyens, un cœur blessé ne peut s’y méprendre. Écoutez chaque mot de la lettre de Léonce. » Comme je voulais la reprendre pour la relire, madame de Vernon la retint, et me dit négligemment : « Ne voulez-vous pas occuper tout Paris de nos querelles de famille, et montrer à vos amis cette lettre de Léonce ? » En prononçant ces paroles, elle la jeta dans le feu. Cette action m’indigna ; mais plus mon impression était vive, plus je voulus la réprimer, et je me levai pour sortir. Madame de Vernon reprit la parole assez vite ; elle recommença l’entretien, afin qu’il ne se terminât pas par l’action qu’elle venait de se permettre. «  J’avais de l’amitié pour vous, me dit-elle ; mais les intérêts de ma fille devaient m’être encore plus chers. — Eh quoi ! répondis-je, ne les avais-je pas assurés, ces intérêts, lorsque je lui donnai la terre d’Andelys, lorsque je vous ai préservée deux fois de la ruine ? — Delphine, interrompit madame de Vernon, il n’y a rien de plus indélicat que de reprocher les services qu’on a rendus. — Vous savez mieux que personne, madame, continuai-je froidement, combien j’attache peu de prix à ce que je puis faire pour les autres ; quand il m’est arrivé de rendre des services à ceux que je n’aimais pas, je n’en ai jamais gardé le moindre souvenir, mais c’est avec confiance, avec tendresse, que je me suis vouée à vous être utile : les preuves d’amitié que je vous ai données, c’est aux sentiments que je croyais vous avoir inspirés qu’elles s’adressaient ; si vous n’aviez pas ces sentiments, pourquoi donc avez-vous disposé de moi ? Pourquoi vous exposiez-vous au reproche le plus humiliant, le plus cruel, à celui de l’ingratitude ? — L’ingratitude ! me dit madame de Vernon, c’est un grand mot dont on abuse beaucoup ; on se sert parce que l’on s’aime, et quand on ne s’aime plus, l’on est quitte ; on ne fait rien dans la vie que par calcul ou par goût ; je ne vois pas ce que la reconnaissance peut avoir à faire dans l’un ou dans l’autre. — Je ne daigne pas répondre, lui dis-je, à ce détestable sophisme ; mais vous n’aviez donc pas d’amitié pour moi, quand vous me montriez tant d’intérêt et d’affection ? l’attachement que j’avais pour vous ne vous avait donc pas touchée ? est-il donc vrai que depuis six ans nos conversations, nos lettres, notre intimité, tout fût mensonge de votre part ? En me retraçant les années heureuses que j’ai passées avec Vous, j’éprouve l’insupportable peine de ne pouvoir me flatter qu’il ait existé un temps où vous m’aimiez sincèrement : quand donc avez-vous commencé à me tromper ? dites-le-moi, je vous en conjure, pour que du moins je puisse conserver quelque souvenir doux de tous les jours qui ont précédé, cette funeste époque. » En parlant ainsi, j’étais inondée de larmes, et je souffrais extrêmement de n’avoir pu les retenir, car madame de Vernon me paraissait avoir conservé le plus grand sang-froid ; cependant, quand elle reprit la parole, sa voix était altérée.

« Tout est fini entre nous, me dit-elle en se levant ; avec votre caractère, vous n’entendriez raison sur rien ; vous êtes trop exaltée pour qu’on puisse vous faire comprendre le réel de la vie. Si je meurs de la maladie qui me menace, peut-être vous expliquerai-je ma conduite ; mais tant que je vivrai, il me convient de soutenir mon existence, ma manière d’être dans le monde, telle qu’elle est ; je veux aussi éviter les émotions pénibles que votre présence et les scènes douloureuses qu’elle entraîne me causeraient : il vaut donc mieux ne plus nous revoir. » Vous le dirai-je, ma chère Louise ? je frémis à ces derniers mots ; j’étais bien décidée à ne plus être liée avec madame de Vernon ; je sentais que je ne pouvais répéter des reproches de cette nature, et qu’il me serait impossible de la revoir sans les renouveler ; mais je ne m’étais pas dit que ce jour finirait tout entre nous, et la rapidité de cette décision, quelque inévitable qu’elle fût, me faisait peur. « Quoi ! lui dis-je, vous ne pouvez pas trouver quelques excuses qui puissent affaiblir mon ressentiment ? — Le prestige de tout ce que j’étais pour vous est détruit, me dit madame de Vernon ; je suis trop fière pour essayer de le faire renaître. — Trop fière, m’écriai-je, vous qui avez pu me tromper !… — Laissons ces reproches, reprit-elle impatiemment ; je vaux peut-être mieux que je ne parais ; mais, quoi qu’il en soit, je ne veux pas m’entendre dire le mal que l’on peut penser de moi.

Vous êtes la maîtresse, ajouta-t-elle, de rendre les derniers jours de vie qui me restent horriblement malheureux, en révélant tout à Léonce ; vous pouvez user de cette puissance, je n’essayerai point de vous en détourner. — Ah ! m’écriai-je, vous ne savez pas encore ce que vous pourriez sur moi si le repentir… — Du repentir ? interrompit-elle avec l’accent le plus ironique ; voilà bien une idée dans votre genre ! » À cette réponse, à cet air, je repris toute mon indignation, et m’avançai vers la porte pour m’en aller ; mais tout à coup je m’arrêtai, je regardai cette chambre dans laquelle j’avais passé des heures si douces, et je songeai que j’allais en sortir pour n’y plus rentrer jamais.

« Hélas ! lui dis-je alors avec douceur, combien vous avez mal connu la route de votre bonheur ! vous avez rencontré au milieu de votre carrière une personne jeune, qui vous aimait de sa première amitié, sentiment presque aussi profond que le premier amour ; une personne singulièrement captivée par le charme de votre esprit et de vos manières, et qui ne concevait pas le moindre doute sur la moralité de votre caractère : vous le savez, autour de moi j’avais souvent entendu dire du mal de vous ; mais, en vous justifiant toujours, je m’étais plus attachée aux qualités que je vous attribuais, que si je n’avais jamais eu besoin de vous défendre. Vous avez brisé ce cœur qui vous était acquis, sans que même une telle dureté fût nécessaire à aucun de vos intérêts ; vous auriez obtenu de moi d’immoler mon bonheur à mon attachement pour vous ; vous m’avez trompée par goût pour la dissimulation, car la vérité eût atteint le même but, et vous avez voulu dérober par la fausseté ce que l’amitié généreuse s’offrait à vous sacrifier. Je souhaite néanmoins, oui, je souhaite du fond du cœur que vous soyez heureuse ; mais je vous prédis que vous ne serez plus aimée comme je vous ai prouvé qu’on aime : on ne forme pas deux fois des liaisons telles que la nôtre, et, quelque aimable que vous soyez, vous ne retrouverez pas l’amitié, le dévouement, l’illusion de Delphine. Je vous quitte dans cet instant pour ne plus vous revoir, et c’est moi qui suis émue, moi seule. Ah ! n’essayerez-vous donc pas d’adoucir le sentiment que je vais emporter avec moi ? ce talent de feindre, dont vous avez si cruellement abusé, vous manque-t-il donc seulement alors qu’il pourrait rendre nos derniers moments moins cruels ! — Je ne le puis, me dit-elle, je ne le puis ; il faut éloigner de soi les sentiments pénibles, et ne point recommencer des liens qui désormais ne seraient que douloureux ; il n’est plus en votre puissance de ne pas troubler mon repos ; adieu donc, c’est du repos que je veux si je dois vivre encore ; sinon… » Elle s’arrêta comme si elle avait eu l’idée de me parler ; mais changeant de résolution : « Adieu, Delphine, » me dit-elle d’une voix assez précipitée, et elle rentra dans son cabinet.

Je restai quelque temps à la même place ; mais enfin, honteuse de mon émotion, de cette faiblesse de cœur qui avait entièrement changé nos rôles, et fait de celle qui était mortellement offensée celle qui était prête à supplier l’autre, je quittai cette maison pour toujours, et je revins, impatiente de vous apprendre ce qui s’était passé. S’il ne se mêlait pas à votre affection pour moi des vertus maternelles, si vous ne m’inspiriez pas ces sentiments qui appartiennent à l’amour filial, et que la mort prématurée de mes parents ne m’a permis de connaître que pour vous, j’aurais quelque embarras à vous peindre la douleur que m’a causée ma rupture avec madame de Vernon ; mais votre cœur n’est point accessible même à la plus noble des jalousies. Vous avez de l’indulgence pour votre enfant ; vous lui pardonnez cette amitié vive que les premiers goûts de l’esprit et les premiers plaisirs de la société avaient fait naître ; elle existait à côté de l’amour le plus passionné, cette amitié funeste ; elle ne portait donc pas atteinte à la tendresse reconnaissante que je ne puis éprouver que pour vous seule.

Maintenant quel parti prendre ? Ma conversation avec madame de Vernon m’a bien prouvé qu’elle redoutait extrêmement, pour le repos de sa famille, que Léonce ne connût la vérité ; mais que dois-je à madame de Vernon ? mais quelle puissance sur la terre pourrait obtenir de moi que je consentisse une seconde fois à être méconnue de Léonce ? Eh ! que parlé-je de puissance ? il n’en est qu’une à craindre, c’est la voix de mon propre cœur ! Mais est-il vrai qu’elle me le demande ? Non, il faut aussi que je compte mon sort pour quelque chose, que la bonté m’inspire quelque compassion pour moi-même. J’ai le temps encore de consulter M. Barton, d’avoir sa réponse ; la vôtre aussi peut me parvenir ; il faut quatorze jours pour que les lettres arrivent à Madrid. Léonce, jusqu’au vingt-cinq novembre, attendra sans me condamner. Ah ! ma sœur, que m’écrirez-vous dans le combat qui me déchire ! à quel sentiment prêterez-vous votre appui ?

LETTRE XXXII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 2 novembre 1790.

J’attends impatiemment votre réponse et celle de M. Barton ; je compte les jours, et je les redoute ; je consume mes heures dans des réflexions qui me déchirent, en se combattant mutuellement. Quelquefois je trouve de la douceur à penser que si l’on n’avait pas excité la jalousie de Léonce, toute autre prévention ne l’eût jamais assez éloigné de moi pour qu’il consentit à devenir l’époux de Mathilde ; et l’instant d’après je me livre au désespoir en songeant, que le plus simple hasard pouvait tout éclaircir, et que si j’avais eu le courage d’aller vers lui, peut-être encore au dernier moment un mot, un seul mot faisait de la plus misérable des femmes la plus heureuse.

Quel sentiment éprouvera-t-il quand il saura mon innocence ? Oui, sans doute, il la saura ; l’on n’exigera pas de moi que je renonce à me justifier auprès de lui. Cependant quel trouble je vais porter dans ses affections, dans ses devoirs, si je l’instruis positivement de la vérité ! Ne vaut-il pas mieux que le temps et ma conduite l’éclairent ? Mais si je garde le silence, il m’annonce qu’il me croira coupable ; il croira que dans le moment même où je paraissais l’aimer, je le trompais ; non, cette pensée est intolérable : si j’étais mourante, n’obtiendrais-je pas le droit de tout révéler après moi ? Hélas ! l’aurais-je même alors ? le bonheur des autres ne doit-il pas nous être sacré, tant qu’il peut dépendre de notre volonté ?

Cruelle femme ! c’est encore pour vous que j’éprouve ces affreuses incertitudes ; c’est votre repos, c’est votre bonheur qui lutte encore dans mon cœur contre un désir inexprimable ! Et Mathilde aussi ne souffrira-t-elle pas de ce que je dirai ? puis-je écrire à Léonce ce qui doit lui fait haïr sa belle-mère, et l’éloigner encore plus de sa femme ? Ah ! jamais, jamais personne ne s’est trouvé dans une situation où les deux partis à prendre paraissent tous deux également impossibles.

Enfin il le faut, je le dois ; attendons les conseils qui peuvent m’éclairer.

Mon voyage près de vous est forcément retardé de quelques jours, parce que je ne vais plus avec madame de Vernon. J’avais remis toutes mes affaires entre les mains d’un homme à elle ; il faut tout séparer, après avoir cru que tout était en commun pour la vie. J’ai honte de vous avouer combien je suis faible ! encore ce matin, je suis montée en voiture pour aller chez mon notaire ; mais comme il fallait, pour arriver à sa maison, passer devant la porte de madame de Vernon, je n’en ai pas eu le courage ; j’ai tiré le cordon de ma voiture au milieu de la rue, et j’ai donné l’ordre de retourner chez moi. J’ai voulu ranger mes papiers avant mon départ ; je trouvais partout des lettres et des billets de madame de Vernon : il a fallu ôter son portrait de mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu’elle m’avait prêtés ; c’est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les affections qui restent alors répandent encore, de la douceur sur les dernières volontés ; mais, dans une rupture, tous les détails de la séparation déchirent, et rien de sensible ne s’y mêle et ne fait trouver du plaisir à pleurer.

Je n’ai plus personne à consulter sur les circonstances journalières de la vie ; je me sens indécise sur tout. Je pense avec une sorte de plaisir que, par délicatesse pour madame de Vernon, je m’étais isolée de la plupart des femmes qui me témoignaient de l’amitié ; je ne voulais confier à aucune autre ce que je lui disais ; j’étais jalouse de moi pour elle.

Au milieu de ces pensées, plus douces mille fois qu’une amie si coupable ne devait les attendre de moi, madame de Lebensei a trouvé le secret, hier, de me faire parler très-amèrement de madame de Vernon ; elle était arrivée de la campagne exprès pour me questionner : madame de Vernon l’avait vue et avait su la captiver entièrement, soit par l’empire de son charme, soit que, dans la situation de madame de Lebensei, l’on ne veuille se brouiller avec personne, et que l’on devienne même très-aisément favorable à tous ceux qui vous traitent bien.

Je trouvais d’abord mauvais que madame de Vernon eût confié, sans mon aveu, à madame de Lebensei, mon sentiment pour Léonce ; mais la justification de madame de Vernon, que me rapporta madame de Lebensei assez maladroitement, m’irrita bien plus encore. Elle se fondait entièrement sur les dispositions que madame de Vernon supposait à Léonce, son éloignement pour les femmes qui ne respectaient pas l’opinion, l’irrésolution de ses projets relativement à moi, le peu de convenance qui existait entre nos manières de penser. Madame de Vernon se représentait enfin, me dit madame de Lebensei, comme n’ayant fait que conseiller Léonce selon son bonheur, et peut-être son penchant : c’était me blesser jusqu’au fond du cœur que se servir d’un tel prétexte. Si quelqu’un avait senti fortement les torts de madame de Vernon envers moi, peut-être aurais-je adouci moi-même les coups qu’on voulait fui porter ; mais les formes tranchantes de madame de Lebensei, son parti pris d’avance, les petits mots qu’elle me disait et qui m’annonçaient que madame de Vernon l’avait prévenue que j’étais très-exagérée dans mon ressentiment, tout cet appareil d’impartialité, quand il s’agissait de décider entre la générosité et la perfidie, m’offensa tellement, que je perdis, je le crois, toute mesure ; et faisant à madame de Lebensei, avec beaucoup de chaleur, le tableau de ma conduite et de celle de madame de Vernon, je lui déclarai que je ne voulais point écouter ceux qui me parleraient pour elle, et que je la priais seulement de raconter à madame de Vernon ce que j’avais dit, et les propres termes dont je m’étais servie.

Quand madame de Lebensei fut partie, je sentis que j’avais eu tort ; je ne me repentis ni d’avoir excité le ressentiment de madame de Vernon, ni d’avoir attaché plus vivement madame de Lebensei à ses intérêts : il est assez doux de se faire du mal a soi-même, en attaquant une personne qui nous fut chère ; on aime à briser tous les calculs en se livrant à ce douloureux mouvement ; mais je me repentis d’avoir dénaturé ce que j’éprouvais, et de m’être donné des torts de parole, quand mes sentiments et mes actions n’en avaient aucun. J’étais aussi, je l’avoue, vivement irritée, en apprenant que madame de Vernon cherchait encore à me nuire, dans le moment même où j’hésitais si je ne sacrifierais pas le bonheur de toute ma vie à son repos.

Cependant que deviendrai-je tant que Léonce me soupçonnera ? la solitude et le temps ne feront rien à cette douleur ; elle renaîtra chaque jour, car chaque jour j’essayerai de raisonner avec moi-même, pour me prouver que je dois répondre à Léonce. Mais pourquoi donc supposer que ma conscience me le défende ? Ah ! je l’espère, vous et M. Barton, vous penserez que Léonce aura assez de calme, assez de vertu, pour apprendre la vérité sans punir celle qui fut coupable : ah ! s’il sait pardonner, ne puis-je pas tout lui dire ?

P. S. Vous ne m’avez pas répondu sur l’affaire de M. de Clarimin : je suis bien sûre que vous sentez comme moi que je dois mettre plus d’importance que jamais à lui faire accepter ma caution. Si par hasard vous ne l’aviez pas encore offerte, ce qui vient de se passer vous inspirera, j’en suis sûre, le désir de vous hâter.

LETTRE XXXIII. — MADEMOISELLE D’ALBÉMAR À DELPHINE.
Montpellier, ce 4 novembre.


Ma chère Delphine, mon élève chérie, dans quel monde êtes-vous tombée ? Pourquoi faut-il que madame de Vernon, cette femme perfide que mon pauvre frère détestait avec tant de raison, vous ait captivée par son esprit séducteur ? Pourquoi n’ai-je pas su réunir à mon affection pour vous cet art d’être aimable, qui pouvait satisfaire votre imagination ? vous n’auriez eu besoin d’aucun autre sentiment, et votre cœur n’eût jamais été trompé.

Vous me demandez un conseil sur la conduite que vous devez tenir avec Léonce : comment oserai-je vous le donner ? Je ne pense pas que vous deviez en rien vous sacrifier pour l’indigne madame de Vernon ; mais quand Léonce saura que vous n’avez jamais cessé de l’aimer, pourra-t-il supporter Mathilde ? pourra-t-il se résoudre à ne pas vous revoir ? aurez-vous la force de le lui défendre ? Cependant, faut-il que, pouvant vous justifier, vous vous donniez l’air coupable ! Supporterez-vous une telle douleur ? Non, l’amitié ne saurait s’arroger le droit de conseiller une action héroïque. Si vous répondez à Léonce, si vous l’instruisez de la vérité, vous ne ferez peut-être rien de vraiment mal, rien que personne surtout pût se permettre de condamner ; mais si, pour mieux assurer son repos domestique, si, pour l’éloigner plus sûrement de vous, vous vous taisez, vous aurez surpassé de beaucoup ce que l’on pourrait attendre de la vertu la plus sévère.

LETTRE XXXIV. — M. BARTON À MADAME D’ALBÉMAR.
Mondoville, 6 novembre.

J’ai été quelques jours, madame, sans pouvoir me déterminer à vous écrire ; ce que je devais vous conseiller me semblait trop pénible pour vous : cependant, je me suis résolu à vous donner la plus grande preuve de mon estime, en répondant avec une sévère franchise à la généreuse question que vous daignez me faire.

M. de Mondoville, indignement trompé sur vos sentiments, a épousé mademoiselle de Vernon ; il a repoussé le bonheur que j’espérais pour lui ; il a gâté sa vie, mais il faut au moins qu’il respecte ses devoirs ; il lui restera toujours une destinée supportable, tant qu’il n’aura pas perdu l’estime de lui-même.

Sans pouvoir deviner le secret habilement conduit dont vous avez été la victime, je n’ai jamais cru que vous fussiez capable de tromper, mais j’ai toujours refusé de m’expliquer avec Léonce sur ce sujet. J’ai reçu une lettre de lui, deux jours avant la vôtre, dans laquelle il m’apprend qu’il vous a écrit, et qu’il vous demande de lui dévoiler ce qu’il commence enfin à entrevoir, les criminelles ruses de madame de Vernon. Il se contient avec vous, me dit-il ; mais il s’exprime, dans sa confiance en moi, avec une telle fureur, que je frémis du parti qu’il prendra, quand il saura la conduite de madame de Vernon envers lui.

Il est résolu d’abord de défendre à madame de Mondoville de voir sa mère, et, si elle lui désobéit, il veut se séparer d’elle. Il forme encore mille autres projets extravagants de vengeance contre madame de Vernon. Je ne doute pas qu’il ne renonce à ce qui serait indigne de lui ; mais, tel que je le connais, je suis sûr qu’il suivra le dessein qu’il m’annonce, de forcer madame de Mondoville à rompre avec sa mère. Quel trouble cependant ne va-t-il pas en résulter ?

Quelque coupable que soit madame de Vernon, vous la plaindriez d’être condamnée à ne jamais revoir sa fille ; et si, comme je n’en doute pas, madame de Mondoville croit de son devoir de s’y refuser, quel scandale que la séparation de Léonce avec sa femme pour une telle cause ! C’est vous seule, madame, qui pouvez encore être l’ange sauveur de cette famille, l’ange sauveur de celle même qui vous a cruellement persécutée.

Je ne me permettrai pas de vous dicter la conduite que vous devez tenir ; j’ai dû seulement vous instruire des dispositions de Léonce. Il est impossible, quand il saura tout, de se flatter de l’apaiser ; il est malheureusement très-emporté, et jamais, il faut en convenir, jamais un homme n’a été offensé à ce point dans son amour et dans son caractère. Jugez vous-même, madame, de ce qu’il importe de cacher à Léonce, jugez des sacrifices que votre âme généreuse est capable de faire ! Je ne vous demande point de me pardonner, car je crois vous honorer par ma sincérité autant que vous méritez de l’être, et mon admiration respectueuse donne beaucoup de force à cette expression.

LETTRE XXXV. — RÉPONSE DE DELPHINE À M. BARTON.
Paris, 8 novembre.

Vous ne savez pas quelle douleur vous m’avez causé ! Je croyais pouvoir le détromper, je croyais toucher au moment de recouvrer toute son estime ; vous m’avez montré mon devoir, le véritable devoir, celui qui a pour but d’épargner des souffrances aux autres : je l’ai reconnu, je m’y soumets, je n’écrirai point. Mais, souffrez que je le dise, pour la première fois j’ai senti que je m’élevais jusqu’à la vertu : oui, c’est de la vertu qu’un tel sacrifice, et ce qu’il me coûte mérite le suffrage d’un honnête homme et la pitié du ciel. Il attend ma réponse pour un jour fixe, pour le vingt-cinq novembre. Mon silence, dit-il, sera pour lui l’aveu de la perfidie dont on m’avait accusée ; ne pouvez-vous lui écrire que ce silence est un mystère que je ne veux jamais éclaircir, mais qu’il ne doit lui donner aucune interprétation décisive ? ne pouvez-vous pas lui dire au moins que je pars pour le Languedoc, d’où je ne sortirai jamais ? Est-ce trop demander, et ne défais-je pas ainsi, faiblesse après faiblesse, l’action que je nommais généreuse ?

Je vous laisse l’arbitre de ce que vous pouvez dire ; vous comprenez ce que je souffre, ce que je souffrirai toujours, tant qu’il me croira coupable. Si le ciel vous inspire un moyen de me secourir sans porter atteinte au bonheur des autres, vous le saisirez, j’ose en être sûre ; s’il faut me sacrifier, je vous en donne le pouvoir, je saurai vous en estimer. Je dépose entre vos mains la promesse de m’éloigner, de ne point écrire, de ne rien me permettre enfin pour moi-même, que de vous demander quelquefois si vous avez affaibli dans le cœur de Léonce la juste haine qu’il va de nouveau ressentir contre moi.

LETTRE XXXVI. — MADAME D’ARTENAS À DELPHINE.
Paris, 10 novembre.

J’ai passé hier chez vous, ma chère Delphine, mais en vain ; votre porte est toujours fermée. Je suis obligée de partir pour ma terre, près de Fontainebleau ; mais je ne veux pas différer à vous demander de m’apprendre les causes d’un événement qui occupe toute la société de Paris. Vous êtes brouillée avec madame de Vernon, vous ne vous voyez plus ; je crois bien aisément qu’elle a tort, et que vous avez raison ; mais pourquoi vous brouiller avec elle ? pourquoi vous brouiller avec personne ? Cela peut avoir les plus grands inconvénients.

Vous avez découvert qu’elle vous trompait : il y a longtemps que je m’en serais doutée à votre place ; mais c’est précisément parce qu’elle a un caractère adroit et dissimulé, qu’il était sage de la ménager : votre, conduite a été le contraire de ce qu’elle devait être ; il fallait ne pas l’aimer avec tant d’aveuglement avant la découverte, et ne pas rompre depuis avec tant de véhémence. Madame de Vernon est établie à Paris depuis beaucoup plus longtemps que vous ; elle y a beaucoup plus de relations ; et vous savez qu’on est toujours ici soutenu par ses parents, non parce qu’ils vous aiment, mais parce qu’ils regardent comme un devoir de vous justifier. Il y a si peu de véritable amitié dans le grand monde, qu’encore vaut-il mieux compter sur ceux qui se croient obligés à vous défendre, que sur ceux qui le font volontairement. Vous allez vous trouver nécessairement mal avec votre famille, si vous ne voyez plus madame de Vernon ; car madame de Mondoville, dans cette circonstance, ne se séparera sûrement pas de sa mère. Il faut tâcher de vous raccommoder avec tout cela : pensez-en ce que j’en pense ; mais soyez avec madame de Vernon dans une bonne mesure, quoique sans fausseté.

Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant répond à tout ; cette magie reste encore au courage, il affranchit honorablement des liens qu’impose la société ; ces liens sont les plus subtils, et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme sans père et sans mari, quelque distinguée qu’elle soit, n’a point de force réelle ni de place marquée au milieu du monde. Il faut donc se tirer d’affaire habilement, gouverner les bons sentiments avec encore plus de soin que les mauvais, renoncer à cette exaltation romanesque qui ne convient qu’à la vie solitaire, et se préserver surtout de ce naturel inconsidéré, la première des grâces en conversation, et la plus dangereuse des qualités en fait de conduite.

Vous aimez, quoi que vous en puissiez dire, le mouvement et la variété de la société de Paris ; sachez donc vous maintenir dans cette société sans donner prise sur vous à personne. Avant les chagrins que vous avez éprouvés, vous aimiez aussi, et cela devait être, les succès sans exemple que vous obteniez toujours quand on vous voyait et quand on vous entendait. Défiez-vous de ces succès ; qu’ils vous rendent d’autant plus prudente ; car, en excitant l’envie, ils vous obligent à craindre madame de Vernon. Je pourrais, moi, me brouiller avec elle ; nous sommes à force égale, vieille et oubliée que je suis ; mais vous, la plus belle, la plus jeune, la plus aimable des femmes, on croira tout ce que madame de Vernon dira contre vous, et, pour ne vous rien cacher, on le croit déjà.

J’avais commencé ma lettre avec l’intention de vous laisser ignorer ce que madame de Vernon allègue en sa faveur ; mais je réfléchis qu’il faut que vous connaissiez tous les motifs qui doivent diriger votre conduite. Elle prétend que vous l’aviez chargée d’engager Léonce à vous épouser ; que, depuis l’esclandre du duel de M. de Serbellane, il ne l’a pas voulu, et que vous ne lui avez jamais pardonné son infructueuse négociation. Elle affirme que vous avez dit à tout le monde un mal abominable d’elle, et que vous lui avez reproché de prétendus services avec indélicatesse et amertume. Jugez combien les ingrats et ceux qui ont envie de l’être trouvent mauvais qu’on se souvienne des services qu’on a rendus ! Elle assure enfin que c’est elle qui n’a plus voulu vous voir, parce que vous ne veniez dans sa maison que pour vous faire aimer du mari de sa fille, et cette dernière accusation lui rallie toutes les dévotes. Vous voyez qu’elle sait se concilier les bons et les méchants, et de plus cette nombreuse classe d’indifférents paisibles, qui, ayant beaucoup plus entendu parler de madame d’Albémar que de madame de Vernon, croient qu’il est de leur dignité de gens médiocres de blâmer celle qui a le plus d’éclat.

Ne vous exagérez pas cependant l’effet des discours de madame de Vernon, nous sommes en état de nous en défendre ; mais il est indispensable que vous commenciez par vous raccommoder avec elle, et je vous réponds qu’elle ne demanderait pas mieux ; car dans toutes ces querelles en présence du tribunal de l’opinion, chacun a peur de l’autre. Retournez à ses soupers, cessez de lui faire aucun reproche, n’en dites plus aucun mal ; et si elle continue à chercher à vous nuire, je me charge, moi, de lui jouer quelque tour de vieille guerre. Je connais les ruses de madame de Vernon ; je ne m’en sers pas, mais j’en sais assez pour les dévoiler ; et elle vous ménagera quand elle apprendra que vos qualités vives et brillantes sont sous la protection de ma prudence et de mon sang-froid. Adieu, ma chère Delphine ; suivez mes conseils, et tout ira bien.

LETTRE XXXVII. — DELPHINE À MADAME D’ARTENAS.
Paris, 14 novembre.

Je suis touchée, madame, de l’intérêt que vous voulez bien me témoigner, mais je ne puis suivre le conseil que vous avez la bonté de me donner. J’ai aimé tendrement madame de Vernon ; comment me serait-il possible de renouer avec elle par des motifs tirés de mon intérêt personnel ? Je suis bien peu capable de cette conduite, même avec les indifférents ; mais j’aurais une répugnance invincible à dégrader les sentiments que j’ai éprouvés, en les soumettant à des calculs. Comment pourrais-je revoir avec calme, dans les rapports communs du monde, une personne qui a été l’objet de ma plus tendre amitié, et qui s’est montrée ma plus cruelle ennemie ? Non, la société ne vaut pas ce qu’il en coûterait pour torturer à ce point son caractère naturel ; de tels efforts feraient plus que contraindre les mouvements vrais du cœur, ils finiraient par le dépraver.

Je suis singulièrement blessée, je l’avoue, des discours que madame de Vernon tient sur moi ; mais c’est précisément parce que ces discours sont écoutés que je ne veux pas me rapprocher d’elle. J’aurais peut-être été assez faible pour le désirer, s’il était arrivé ce qui, je crois, était juste, si on n’eût blâmé qu’elle seule ; mais puisqu’elle m’accuse et qu’on la soutient, puisque j’ai quelque chose à craindre d’elle, je ne la reverrai jamais.

C’est auprès de vous, madame, que je voudrais me justifier. Madame de Vernon m’a reproché d’avoir dit du mal d’elle, et vous me conseillez de la ménager ; tous ces mots me paraissent bien étranges dans un sentiment de la nature de celui que j’avais pour madame de Vernon. Une seule fois j’ai parlé d’elle avec amertume, en m’adressant à une personne qui l’aime beaucoup, et que je rattachais à elle au lieu de l’en détacher par la vivacité même qui me donnait l’air d’avoir tort. Vous n’aimez pas madame de Vernon, et je m’interdis de vous en parler, à vous que je désirerais si vivement éclairer sur les absurdes calomnies dont je suis l’objet.

J’ai reproché à madame de Vernon les services que je lui ai rendus ; et tous les services du monde, dit-elle, sont effacés par les reproches. Vous sentez aisément, madame, combien il serait facile de se dégager ainsi de la reconnaissance. On blesserait le cœur d’une personne qui se serait conduite généreusement envers nous ; elle s’en plaindrait, et l’on dirait ensuite que toutes ses actions sont effacées par ses paroles. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit entre madame de Vernon et moi ; si je lui ai reproché son ingratitude, c’est celle du cœur dont je l’ai accusée, et c’est en confondant ensemble, en plaçant sur la même ligne le jour où je lui ai serré la main avec tendresse, et celui où j’aurais engagé la moitié de ma fortune pour elle, que j’ai eu le droit de lui rappeler tout ce qui lui a prouvé que je l’aimais.

Je rougis jusqu’au fond de l’âme des autres torts qu’elle m’impute ; mais si je les repoussais, ce serait alors que je serais vraiment blâmable ; je nuirais à madame de Vernon, et jusqu’à présent vous voyez que j’ai trouvé le secret de ne nuire qu’à moi-même ; je m’en applaudis. Je ne veux pas ménager madame de Vernon par les motifs que vous me présentez ; je ne veux point la désarmer, mais je craindrais encore de lui faire du mal. Hélas ! elle apprendra bientôt à quel point je l’ai craint.

Mes plaintes contre elle, quand je m’en permets, ont toutes un caractère de sensibilité romanesque qui, vous le savez, n’associera pas les salons de Paris à mon ressentiment. Je ne suis pas indifférente au blâme de la société, mais je ne ferai, pour m’y soustraire, que ce que je ferais pour la satisfaction de ma conscience ; la vérité doit nous valoir le suffrage des autres, ou nous apprendre à nous en passer. Je mettrais peut-être plus de prix à l’opinion si j’étais unie à la destinée d’un homme qui me fût cher ; mais, condamnée à vivre seule, à supporter seule mon sort, je n’ai point d’intérêt à me défendre : qui jouirait de mon triomphe, si je le remportais ? et n’est-il pas assez sage de ne point lutter contre la méchanceté des hommes quand l’on n’a d’autre bien à espérer de ses efforts que quelques douleurs de moins ! Cette indifférence sur ce qu’on peut dire de moi m’est beaucoup plus facile maintenant que je suis résolue à quitter Paris. Je vais m’enfermer pour toujours dans la retraite où vit ma belle-sœur ; j’y emporterai le souvenir le plus tendre de vos bontés, et le regret de n’en avoir pas joui plus longtemps.

LETTRE XXXVIII. — RÉPONSE DE MADAME D’ARTENAS À DELPHINE.
Fontainebleau, 19 novembre.

Vous prenez beaucoup trop vivement, ma chère Delphine, les peines passagères de la vie. Que de candeur, de noblesse et de bonté dans votre lettre ! mais que vous êtes encore jeune ! Je ne me souviens pas, en vérité, d’avoir eu cette bonne foi dans mon enfance, et je ne suis pourtant, Dieu merci ! ni méchante ni fausse ; mais j’ai vécu au milieu du monde, et je suis détrompée du plaisir d’être dupe. Quoi qu’il en soit, je ne veux pas exiger de vous ce qui serait trop opposé à votre caractère, et nous atteindrons au même but par une conduite négative. Dans la société de Paris, ce qu’on ne fait pas vaut presque toujours autant que ce qu’on pourrait faire. Vous ne passerez point votre vie dans le Languedoc, mais vous y resterez six mois ; pendant ce temps tout sera oublié. On vous a accueillie avec transport à votre arrivée à Paris, c’est à présent le tour de l’envie ; quand vous reviendrez, on sera las de l’envie même, et curieux de vous revoir ; et comme rien de ce qu’on a dit n’a pu laisser de trace, on ne s’en souviendra plus. Ce n’est pas pour de telles causes que la réputation se perd : si vous éprouviez ce malheur, quelque injuste qu’il pût être, votre philosophie ne tiendrait pas contre lui ; il a des pointes trop acérées : mais il n’en est pas question, et je vous réponds de réparer, cet hiver, et ce que le duel de M. de Serbellane a fait dire, et ce que madame de Vernon y a ajouté.

Je vous demande seulement de vous arrêter dans ma terre, qui est sur votre route en allant à Montpellier. Ma nièce, pour qui vous avez été si bonne, et que vous avez rendue raisonnable, vous en prie instamment ; j’ose l’exiger de vous.

LETTRE XXXIX. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Fontainebleau, 25 novembre.

J’ai déjà fait vingt lieues pour me rapprocher de vous, ma chère Louise ; mon voyage est commencé, je suis partie de Paris. Je ne reverrai plus les lieux où j’ai connu Léonce ; je les ai quittés le jour même où, rempli de mon souvenir, il attendait à deux cents lieues de moi la réponse qui devait me justifier ; et je ne l’ai pas faite, cette réponse. Ah ! d’où vient qu’un sacrifice si grand ne me donne pas le repos que l’on doit attendre de la satisfaction de sa conscience ? Hélas ! les peines de l’amour étouffent toutes les jouissances attachées à l’accomplissement du devoir, et le bonheur succombe alors même que la vertu résiste. N’importe, ce n’est pas pour notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été données ; c’est pour seconder la pensée de l’Être suprême, en épargnant du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu’il a créés.

J’ai regretté M. de Lebensei en quittant Paris ; je l’avais vu tous les jours qui ont précédé mon départ : il craignait que ma dernière conversation avec sa femme ne m’eût éloignée d’elle, et il paraissait mettre du prix à nous rapprocher. J’ai promis de rester en correspondance avec lui ; c’est un homme d’un esprit si étendu, il a réfléchi si profondément sur les sentiments et les idées, que peut-être il calmera mon cœur en m’accoutumant à considérer la vie sous un point de vue plus général. Madame d’Artenas veut que je passe huit jours ici dans sa terre, qui est agréablement située au milieu de la forêt de Fontainebleau : j’ai cédé à ses instances, et surtout à celles de sa nièce, madame de R… Elle a mis beaucoup de délicatesse à ne jamais me rechercher à Paris, et semble attacher un grand prix à ces jours passés avec elle : je ne continuerai donc mon voyage vers vous que dans huit jours. Madame de Mondoville est venue me voir à Paris, un soir que j’étais à Bellerive ; je lui ai rendu le lendemain sa visite, mais en m’assurant auparavant qu’elle n’y était pas. Je craignais d’y trouver sa mère, et j’avais raison d’avoir peur de l’émotion que j’éprouverais, si j’en juge par celle que m’a causée le moment où, depuis notre rupture, j’ai entrevu madame de Vernon.

Je sortais de Paris, ce matin, avec ma voiture chargée pour le voyage, et conduite par des chevaux de poste ; les postillons, en tournant, accrochèrent assez violemment un carrosse à deux chevaux ; inquiète, je m’avançai pour voir s’il n’était pas renversé, j’aperçus dans ce carrosse madame de Vernon seule, et la tête appuyée contre un des côtés de la voiture. Je ne sais si c’était l’imagination ou la vérité, mais je la trouvai singulièrement pâle et défaite ; un cri d’étonnement m’échappa en la voyant : elle me regarda d’un air qui me parut triste et doux. Vous l’avouerai-je ? un mouvement involontaire me fit porter la main au cordon de la voiture pour l’arrêter ; il n’y en avait point, et les chevaux m’avaient déjà emportée à cent pas d’elle ; mais je sentis, par cette épreuve et par l’émotion qu’elle me causa le reste du jour, combien j’avais eu raison en évitant de revoir madame de Vernon.

Les souvenirs d’une longue et tendre amitié se renouvellent toujours quand on se représente celle que l’on a aimée comme souffrante ou malheureuse ; mais je sais trop bien que madame de Vernon ne me regrette point, n’a pas besoin de moi, et je m’éloigne d’elle sans avoir à cet égard le moindre doute.

LETTRE XL. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Fontainebleau, 27 novembre.

Ah ! mon Dieu ! que j’étais loin de prévoir l’événement qui me rappelle à l’instant même à Paris ! La pauvre madame de Vernon ! il ne me reste plus de traces de mon ressentiment contre elle ; je me reproche même… Je ne sais ce que je me reproche ; mais je serai bien malheureuse d’avoir été brouillée avec elle, si je ne puis la revoir encore, la soigner, lui prouver que j’ai tout oublié. Je crains de perdre un moment, même avec vous, ma chère Louise ; je vous envoie la lettre de madame de Mondoville, et je pars.

MADAME DE MONDOVILLE À MADAME D’ALBÉMAR.
Paris, 26 novembre.

J’ai à vous annoncer, ma chère cousine, un cruel malheur : cette nuit, ma mère a pris un vomissement de sang qui ne s’est point arrêté pendant plusieurs heures, et que les médecins regardent comme mortel ; sa poitrine est déjà très-attaquée depuis plusieurs mois par des veilles continuelles : l’on croit ce dernier accident sans remède dans son état, et le péril même en parait extrêmement prochain. Elle avait tout à fait perdu connaissance vers la fin de la nuit ; en revenant à elle, elle a fait quelques questions à son médecin ; et, comprenant parfaitement sa situation, elle lui a dit, avec l’air le plus calme et le plus doux : « J’aurais besoin, monsieur, de trois ou quatre jours pour régler divers intérêts ; donnez-moi donc les remèdes qui peuvent me soutenir : peu importe, comme vous le sentez bien, s’ils conviennent au fond de la maladie ; elle est jugée, elle est sans ressources ; mais indiquez-moi ce qu’il faut faire pour avoir im peu de force jusqu’à la fin de ma vie, je vous en serai sensiblement obligée. » Alors, se retournant vers moi, elle me dit : « C’est pour voir madame d’Albémar que je souhaite encore de vivre quelques jours ; je l’ai rencontrée hier matin partant pour Montpellier ; je crois qu’un courrier peut la rejoindre, faites-le partir à l’instant ; je connais son cœur, je suis sûre qu’elle n’hésitera pas à revenir ; dites-lui seulement mon désir et mon état. » Je crois, comme ma mère, ma chère cousine, que vous êtes trop bonne pour hésiter à satisfaire les vœux d’une femme mourante, quand même, ce que j’ai toujours voulu ignorer, vous croiriez avoir à vous plaindre d’elle. Vous n’avez pas un moment à perdre pour lui donner la satisfaction de vous revoir et pour contribuer au salut de son âme ; car je ne doute pas que, malgré nos différences d’opinion, vous ne vous joigniez à moi pour l’engager à remplir les devoirs sacrés dont dépend son bonheur à venir : c’est le premier intérêt dont je veux vous parler. Vous lui ferez plus d’impression que moi si vous vous joignez à mes instances ; vous ne voulez pas, j’en suis sûre, exposer ma pauvre mère à mourir sans avoir reçu les secours de la religion. Je retourne auprès d’elle et je vous attends impatiemment ; sans ma confiance en Dieu, la douleur que je ressens me paraîtrait bien pénible à supporter. Adieu, ma chère cousine ; je viens de demander qu’on fît dans mon couvent des prières pour ma mère ; je les ai obtenues, j’y joins les miennes ; j’espère que vous rendrez les vôtres efficaces en vous réunissant à moi dans les pieux efforts qui me sont commandés.

LETTRE XLI. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 29 novembre.

Elle vit encore, ma chère Louise, et c’est tout ce que je puis vous dire ; je n’ai point d’espérance, et jamais je n’aurais eu plus besoin d’en concevoir. Je me suis rattachée à madame de Vernon par des sentiments qui ne sont pas en tout semblables à ceux que j’éprouvais pour elle, mais la pitié les rend aussi tendres. Que ne puis-je prolonger ses jours ! Si elle revenait de son état maintenant, elle se corrigerait de ses défauts, parce qu’elle serait éclairée sur ses erreurs ; mais, hélas ! il semble que la nature ne donne sa plus terrible leçon que la dernière, et ne permet pas de faire servir à la vie les sentiments qu’ont inspirés les approches de la mort.

Je puis vous écrire pendant que madame de Vernon essaye de se reposer ; on lui a expressément défendu de parler, ce qui m’oblige à m’éloigner souvent d’elle. Votre intérêt sera douloureusement captivé par le récit de la conduite qu’elle tient ; vous serez aussi, je le crois, frappée de la singulière lettre qu’elle m’a écrite ; je vous l’envoie, en vous priant de me la conserver. Oh ! que le cœur humain est inattendu dans ses développements ! Les moralistes méditent sans cesse sur les passions et les caractères, et tous les jours il s’en découvre que la réflexion n’avait pas prévus, et contre lesquels ni l’âme ni l’esprit n’ont été mis en garde.

Je suis arrivée hier chez madame de Vernon, et j’éprouvais, en entrant chez elle tous les genres d’émotion réunis : l’embarras mêlé à la plus profonde pitié, un intérêt véritable, joint à de l’incertitude sur les témoignages que j’en devais donner. J’avais su, par un courrier que j’envoyai à l’avance, que madame de Vernon était un peu mieux, mais toujours dans un grand danger : je montai les escaliers en tremblant ; madame de Mondoville vint au-devant de moi : « Ma mère était bien impatiente de vous voir, me dit-elle ; elle vous a écrit hier tout le jour, quoiqu’on lui eût interdit cette occupation ; elle a mis en ordre ses affaires : venez, vous la trouverez plus touchante que jamais elle ne l’a été ; mais jusqu’à présent je n’ai pu encore lui faire entendre qu’elle est assez dangereusement malade pour se confesser. Les médecins disent que l’effrayer sur son état pourrait lui faire mal ; mais qui, juste ciel ! oserait prendre sur soi de ménager son corps aux dépens de son âme ? Je vous en avertis, je lui parlerai si vous ne vous en chargez pas. — Attendez, de grâce, répondis-je à madame de Mondoville, que je me sois entretenue avec madame votre mère. »

Mathilde me conduisit enfin chez la pauvre malade ; la chambre était obscure : à travers le jour sombre qui l’éclairait, j’aperçus madame de Vernon couchée sur un canapé, les cheveux détachés, vêtue de blanc et d’une pâleur effrayante. Elle vit l’émotion que j’éprouvais : « Remettez-vous, ma chère Delphine, dit-elle ; c’est bon à vous d’être si troublée. » Je pris sa main et je la baisai tendrement ; elle me fit signe de m’asseoir, et m’adressa d’abord des questions indifférentes sur mon voyage, sur le lieu où le courrier m’avait rencontrée, sur la santé de madame d’Artenas, etc. Je répondis à tout par des monosyllabes, n’osant commencer moi-même à lui parler de son état, et souffrant cruellement néanmoins de prendre part à des conversations si étrangères au sentiment qui m’occupait. Sa fille se leva et nous laissa seules : je crus qu’elle allait me parler avec confiance ; mais, continuant à l’éviter, elle me raconta son accident, les suites qu’il devait avoir, la certitude qu’elle avait de mourir dans trois ou quatre jours, avec une simplicité et un calme tout à fait semblables à sa manière habituelle, à cette manière qui lui donnait toujours, soit dans le sérieux, soit dans la plaisanterie, de la grâce et de la dignité.

Elle prit son mouchoir en me parlant, l’approcha de sa bouche, et le reposa, sans s’interrompre, sur la table ; je le vis plein de sang, je tressaillis ; et, penchant ma tête sur sa main, je fondis en larmes, en l’appelant plusieurs fois du nom que j’aimais à lui donner, Sophie, ma chère Sophie ! « Généreuse Delphine, me dit-elle, vous m’aimez encore ; ah ! cela vaut mieux que vivre ! Je vous ai écrit, ajouta-t-elle, afin d’éviter une conversation trop pénible pour nous deux : ma lettre contient tout ce que je pourrai dire ; je n’ai pas prétendu me justifier, mais vous expliquer ma conduite par mon caractère et ma manière de voir. Vous ne trouverez pas peut-être mes sentiments meilleurs après cette explication, mais vous comprendrez comment ils sont dans la nature ; et si je vous montre les causes des plus grands torts, vous serez un peu plus disposée à les pardonner. Ce que je vous demande instamment, c’est, après avoir lu cette lettre, de n’en pas causer avec moi : j’ai toujours craint les fortes émotions ; je ne suis pas assez contente de moi pour aimer à m’abandonner, à mes mouvements, ni à ceux des autres. Le repentir seul convient à ma situation, et je ne veux pas m’y livrer ; je suis mieux en tout quand je me contiens, et l’entraînement me fait mal. Écrivez-moi seulement deux lignes qui me disent que vous conserverez un souvenir encore doux de votre ancienne amie ; je les mettrai, ces deux lignes, sur ma poitrine déjà mortellement atteinte, et ce remède me fera peut-être mourir sans douleur. » En disant ces derniers mots, elle sonna, comme si elle eût redouté les pleurs que je répandais et la prolongation de sa propre émotion. Ses femmes entrèrent ; elle me renvoya doucement chez moi. Je montai dans une chambre que je m’étais fait donner pour ne pas sortir de la maison, et je lus avec un serrement de cœur continuel la lettre que voici :

MADAME DE VERNON — À MADAME D’ALBÉMAR.

Je n’ai été aimée dans ma vie que par vous. Beaucoup de gens m’ont trouvée aimable, ont recherché ma société ; mais vous êtes la seule personne qui m’ayez rendu service sans intérêt personnel, sans autre objet que de satisfaire votre générosité et votre amitié ; et cependant vous êtes l’être du monde envers lequel j’ai eu les torts les plus graves ; peut-être même n’y a-t-il que vous qui ayez véritablement le droit de me faire des reproches. Comment m’expliquer à moi-même une telle conduite ? Au moins, je n’en adoucis pas les couleurs ; je m’interdis, pour la première fois de ma vie, tout autre secours que celui de la vérité. C’est à votre esprit seul que je m’adresserai dans cette peinture fidèle de mon caractère, et je n’abuserai point de ma situation pour obtenir mon pardon de l’attendrissement qu’elle pourrait vous causer.

Les circonstances qui présidèrent à mon éducation ont altéré mon naturel ; il était doux et flexible ; on aurait pu, je crois, le développer d’une manière plus heureuse. Personne ne s’est occupé de moi dans mon enfance, lorsqu’il eût été si facile de former mon cœur à la confiance et à l’affection. Mon père et ma mère sont morts que je n’avais pas trois ans, et ceux qui m’ont élevée ne méritaient point mon attachement. Un parent très-éloigné et très-insouciant fut mon tuteur ; il me donnait des maîtres en tout genre, sans prendre le moindre intérêt ni à ma santé, ni à mes qualités morales ; il voulait être bien pour moi, mais comme il n’était averti de rien par son cœur, sa conduite tenait au hasard de sa mémoire ou de sa disposition ; il regardait d’ailleurs les femmes comme des jouets dans leur enfance, et, dans leur jeunesse, comme des maîtresses plus ou moins jolies, que l’on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable.

Je m’aperçus assez vite que les sentiments que j’exprimais étaient tournés en plaisanterie, et que l’on faisait taire mon esprit, comme s’il ne convenait pas à une femme d’en avoir. Je renfermai donc en moi-même tout ce que j’éprouvais ; j’acquis de bonne heure ainsi l’art de la dissimulation, et j’étouffai la sensibilité que la nature m’avait donnée. Une seule de mes qualités, la fierté, échappa à mes efforts pour les contraindre toutes ; quand on me surprenait dans un mensonge, je n’en donnais aucun motif ; je ne cherchais point à m’excuser, je me taisais ; mais je trouvais assez injuste que ceux qui comptaient les femmes pour rien, qui ne leur accordaient aucun droit et presque aucune facilité, que ceux-là même voulussent exiger d’elles les vertus de la force et de l’indépendance, la franchise et la sincérité.

Mon tuteur, assez fatigué de moi parce que je n’avais point de fortune, vint me dire un matin qu’il fallait épouser M. de Vernon. Je l’avais vu pour la première fois la veille ; il m’avait souverainement déplu. Je m’abandonnai au seul mouvement involontaire que je me sois permis de montrer en ma vie ; je résistai avec assez de véhémence ; mon tuteur menaça de me faire enfermer pour le reste de mes jours dans un couvent, si je refusais M. de Vernon ; et comme je ne possédais rien au monde, je n’avais point l’espoir de m’affranchir de son despotisme. J’examinai ma situation ; je vis que j’étais sans force : une lutte inutile me parut la conduite d’un enfant ; j’y renonçai, mais avec un sentiment de haine contre la société qui ne prenait pas ma défense et ne me laissait d’autres ressources que la dissimulation. Depuis cette époque, mon parti fut irrévocablement pris d’y avoir recours chaque fois que je le jugerais nécessaire. Je crus fermement que le sort des femmes les condamnait à la fausseté ; je me confirmai dans l’idée conçue dès mon enfance, que j’étais, par mon sexe et par le peu de fortune que je possédais, une malheureuse esclave à qui toutes les ruses étaient permises avec son tyran. Je ne réfléchis point sur la morale, je ne pensais pas qu’elle pût regarder les opprimés. Je n’étouffai point ma conscience ; car, en vérité, jusqu’au jour où je vous ai trompée, elle ne m’a rien reproché.

M. de Vernon n’avait point un caractère insouciant comme mon tuteur ; mais il avait, avant tout, la peur d’être gouverné, et néanmoins une si grande disposition à être dupe, qu’il donnait toujours la tentation de le tromper : cela était si facile, et il y avait tant d’inconvénient à lui dire la vérité la plus innocente, qu’il aurait fallu, je vous l’atteste, une sorte de chevalerie dans le caractère, pour parler avec sincérité à un tel homme. J’ai pris pendant quinze ans l’habitude de ne devoir aucun de mes plaisirs qu’à l’art de cacher mes goûts et mes penchants, et j’ai fini par me faire, pour ainsi dire, un principe de cet art même, parce que je le regardais comme le seul moyen de défense qui restât aux femmes contre l’injustice de leurs maîtres.

J’engageai M. de Vernon avec tant d’adresse à passer plusieurs années à Paris, qu’il crut y aller malgré moi : j’aimais le luxe, et je ne connais personne qui, par son caractère, ses fantaisies et sa prodigalité, ait plus besoin que moi d’une grande fortune. M. de Vernon s’était enrichi par l’économie ; je sus cependant exciter si bien son amour-propre, qu’à sa mort il était presque ruiné, et avait contracté, vous le savez, une dette assez forte avec la famille de Léonce. Je disposais de M. de Vernon, et cependant il me traitait toujours avec une grande dureté : il ne se doutait pas que j’eusse de l’ascendant sur ses actions ; mais, pour mieux se prouver à lui-même qu’il, était le maître, il me parlait toujours avec rudesse.

Ma fierté se révoltait souvent en secret de tout ce que j’étais obligée de faire pour alléger ma servitude ; mais si je m’étais séparée de M. de Vernon, je serais retombée dans la pauvreté, et j’étais convaincue que, de toutes les humiliations, la plus difficile à supporter au milieu de la société, c’était le manque de fortune et la dépendance que cette privation entraîne.

Je ne voulus point avoir d’amants, quoique je fusse jolie et spirituelle : je craignais l’empire de l’amour ; je sentais qu’il ne pouvait s’allier avec la nécessité de la dissimulation ; j’avais pris d’ailleurs tellement l’habitude de me contraindre, qu’aucune affection ne pouvait naître malgré moi dans mon cœur. Les inconvénients de la galanterie me frappèrent très-vivement ; et, ne me sentant pas les qualités qui peuvent excuser les torts d’entraînement, je résolus de conserver intacte ma considération au milieu de Paris. Je crois que personne n’a mieux jugé que moi le prix de cette considération et les éléments dont elle se compose ; mais les liens d’amour, tels qu’on peut les former dans le monde, valent-ils mieux qu’elle ? Je ne le pense pas.

J’avais eu d’abord l’idée d’élever ma fille d’après mes idées, et de lui inspirer mon caractère ; mais j’éprouvai une sorte de dégoût de former une autre à l’art de feindre : j’avais de la répugnance à donner des leçons de ma doctrine. Ma fille montrait dans son enfance assez d’attachement pour moi ; je ne voulais ni lui dire le secret de mon caractère, ni la tromper. Cependant j’étais convaincue, et je le suis encore, que les femmes étant victimes de toutes les institutions de la société, elles sont dévouées au malheur si elles s’abandonnent le moins du monde à leurs sentiments, si elles perdent de quelque manière l’empire d’elles-mêmes. Je me déterminai, après y avoir bien réfléchi, à donner à Mathilde, dont le caractère, je vous l’ai dit, s’annonçait de bonne heure comme très-âpre, le frein de la religion catholique ; et je m’applaudis d’avoir trouvé le moyen de soumettre ma fille à tous les jougs de la destinée de femme, sans altérer sa sincérité naturelle. Vous voyez, d’après cela, que je n’aimais pas ma manière d’être, quoique je fusse convaincue que je ne pouvais m’en passer.

M. de Vernon mourut. L’état de sa fortune me rendait impossible de rester à Paris ; j’en fus très-affligée : j’aime la société, ou, pour mieux dire, je n’aime pas la solitude ; je n’ai pas pris l’habitude de m’occuper, et je n’ai pas assez d’imagination pour avoir dans la retraite aucun amusement, aucune variété par le secours de mes propres idées ; j’aime le monde, le jeu, etc. Tout ce qui remue au dehors me plaît, tout ce qui agite au dedans m’est odieux ; je suis incapable de vives jouissances, et, par cette raison même, je déteste la peine : je l’ai évitée avec un soin constant et une volonté inébranlable. J’allai à Montpellier ; c’est alors que je vous connus, il y a six ans : vous en aviez seize, et moi près de quarante. M. d’Albémar, qui vous avait élevée, devait, quoiqu’il eût déjà soixante ans, vous épouser l’année suivante : ce mariage me déplaisait extrêmement ; il m’était tout espoir d’obtenir une part quelconque dans l’héritage de M. d’Albémar, et de voir finir la gêne d’argent qui m’était singulièrement odieuse. J’avais d’abord assez de prévention contre vous ; mais, je vous l’atteste, et j’ai bien le droit d’être crue après tant de pénibles aveux, vous me parûtes extrêmement aimable ; et dans les trois années que j’ai passées à Montpellier, je trouvais dans votre entretien un plaisir toujours nouveau.

Cependant mon âme n’était plus accessible à des sentiments assez forts pour me changer ; il fallait, pour être aimée d’une personne comme vous, que je cachasse mon véritable caractère, et j’étudiais le vôtre pour y conformer en apparence le mien. Cette feinte, quoiqu’elle eût pour but de vous plaire, dénaturait extrêmement le charme de l’amitié. Votre mari mourut : je vous avais dit que je désirais achever l’éducation de ma fille à Paris, vous m’offrîtes aussitôt d’y venir avec moi et de me prêter quarante mille livres, qui m’étaient nécessaires pour m’y établir ; j’acceptai ce service, et voilà ce qui a commencé à dépraver mon attachement pour vous.

Vous étiez si jeune et si vive, que je ne vous regardais absolument que comme un plaisir dans ma vie ; de ce moment, je pensai que vous pouviez m’être utile, et j’examinai votre caractère sous ce rapport. J’aperçus bientôt que vous étiez dominée par vos qualités, la bonté, la générosité, la confiance, comme on l’est par des passions, et qu’il vous était presque aussi difficile de résister à vos vertus, peut-être inconsidérées, qu’à d’autres de combattre leurs vices. L’indépendance de vos opinions, la tournure romanesque de votre manière de voir et d’agir, me parurent en contraste avec la société dans laquelle vos goûts, vos succès, votre rang et vos richesses devaient vous placer. Je prévis aisément que vos agréments et vos avantages inspireraient pour vous des sentiments passionnés, mais vous feraient des ennemis, et dans la lutte que vous étiez destinée à soutenir contre l’envie et l’amour, je pensai que je pourrais aisément prendre un grand ascendant sur vous.

Je n’avais alors, je vous le jure, d’autre intention que de faire servir cet ascendant à notre bonheur réciproque ; mais le sentiment que vous inspirâtes à Léonce changea ma disposition. Je mettais une grande importance au mariage de ma fille avec lui, et je vous en ai dans le temps développé tous les motifs ; ils étaient tels, que votre générosité même ne pouvait diminuer leur influence sur mon sort : je ne pouvais, sans ce mariage, être dispensée de rendre compte de la fortune de M. de Vernon, ni donner une existence convenable à ma fille, ni conserver mon état à Paris.

Il y avait quelques-unes de mes dettes que je ne vous avais pas avouées, entre autres celle à M. de Clarimin. Je me croyais sûre de son silence ; j’étais loin de penser qu’il fût capable de la conduite qu’il a tenue envers moi ; je le connaissais depuis mon enfance : c’est le seul homme qui m’ait trompée, parce que, de tout temps, il s’est montré à moi comme très-immoral, et que j’ai cru par conséquent qu’il ne me cachait rien. Une fois, malgré ma prudence accoutumée, je lui répondis une lettre un peu vive[5] : elle l’a blessé. L’un des inconvénients de l’habitude de la dissimulation, c’est qu’une seule faute peut détruire tout le fruit des plus grands efforts : le caractère naturel porte en lui-même de quoi réparer ses torts ; le caractère qu’on s’est fait peut se soutenir, mais non se relever. Je vous sus mauvais gré de vouloir enlever Léonce à ma fille, après que nous étions convenues ensemble de ce mariage. Si je vous avais parlé franchement, vous vous seriez sans doute justifiée ; mais j’ai une aversion particulière pour les explications : décidée à ne pas faire connaître en entier ce que je pense, je déteste les moments que l’on destine à se tout dire ; je conservai donc mon ressentiment contre vous, et il devint plus amer, étant contenu.

Le jour de la mort de M. d’Ervins, au moment même du dénoûment de cette funeste histoire, lorsque j’avais tout préparé pour m’opposer à votre mariage, vous m’avez montré tant de confiance, que je fus prête à vous avouer ce qui se passait en moi ; mais ce mouvement était si contraire à ma nature et à mes habitudes, que j’éprouvais dans tout mon être comme une sorte de raideur qui s’y opposait. Mille hasards se réunirent pour aider à mes desseins : une lettre de la mère de Léonce, qui s’opposait de la manière la plus solennelle à son mariage avec vous, arriva la veille même du jour où je devais lui parler ; le public était convaincu que c’était l’amour de M. de Serbellane pour vous qui l’avait si vivement irrité contre un mot blessant que vous avait dit M. d’Ervins. Ce que vous écriviez à Léonce était assez vague pour s’accorder avec ce qu’on pouvait insinuer ou taire ; les soins que vous preniez pour sauver la réputation de madame d’Ervins vous compromettaient nécessairement dans l’opinion ; je me vis environnée de ces facilités funestes, qui achèvent d’entraîner dans le combat de l’intérêt avec l’honnêteté.

J’hésitais encore cependant, je vous le jure, et deux fois j’ai demandé mes chevaux pour aller à Bellerive ; mais enfin ma fille, dans une conversation que nous eûmes ensemble le matin même du retour de Léonce, me dit qu’elle l’aimait, et que le bonheur de sa vie était attaché à l’épouser. Alors je fus décidée : je me dis qu’en donnant à Mathilde l’espérance d’être la femme de Léonce, en lui faisant voir tous les jours un jeune homme aussi remarquable, j’avais contracté l’obligation de l’unir à lui, et que je ne faisais qu’accomplir mon devoir de mère en employant tous les moyens possibles pour déterminer Léonce à l’épouser.

À cet intérêt se joignit une opinion qui ne peut pas m’excuser à vos yeux, mais dont je conserve néanmoins encore la conviction intime : je ne crois pas que le caractère de Léonce eût jamais pu vous rendre heureuse. Je sais qu’il y a de grandes qualités par lesquelles vous pouvez vous ressembler ; mais, je l’ai remarqué, dans cet entretien même, où j’ai mérité tous mes malheurs en trahissant votre confiance, ce n’était point la jalousie seule qui agissait sur lui : j’exerçais un grand empire sur les mouvements de son âme en lui disant que l’opinion générale vous était contraire, et qu’on le blâmait de rechercher une femme qui s’était publiquement compromise. Chaque fois que j’en appelais pour le décider à ce qu’il devait à sa propre considération, je lui causais une rougeur, une agitation qui ne se serait pas entièrement calmée quand même on lui aurait prouvé que les apparences seules étaient contre vous.

Vous savez maintenant, non mon excuse, mais l’explication de ma conduite. Mon plus grand tort fut d’arracher à Léonce son consentement, et de l’entraîner à l’église avant que vous eussiez eu le temps de vous revoir : j’en ai été punie. Il n’est résulté pour moi que des peines de ce malheureux mariage ; ma fille s’est éloignée de moi ; elle n’a voulu se prêter à rien de ce que je souhaitais : je me suis jetée dans les distractions qui suspendent toutes les inquiétudes de l’âme ; j’ai joué, j’ai veillé toutes les nuits ; je sentais qu’en me conduisant ainsi j’abrégeais ma vie, et cette idée m’était assez douce.

Je craignais à chaque instant que le hasard n’amenât un éclaircissement entre Léonce et vous : si j’ai mis alors tant d’intérêt à l’empêcher, c’était surtout dans l’espoir de conserver, ou de dérober même votre amitié que je ne méritais plus ; le mariage que je voulais était conclu, mais il fallait que l’absence de Léonce me laissât le temps de vous engager à l’oublier, et peut-être alors auriez-vous formé d’autres liens, qui vous auraient rendue plus indifférente aux moyens employés pour vous brouiller avec M. de Mondoville. Pendant deux mois qu’il a différé le voyage qu’il projetait, j’ai su tout ce que vous faisiez l’un et l’autre, afin de prévenir l’explication que je redoutais mortellement. Votre caractère et celui de Léonce rendaient cette entreprise plus facile : vous vous occupiez de M. de Serbellane, à cause de madame d’Ervins, sans songer qu’à votre âge vous pouviez nuire ainsi très-sérieusement à votre réputation ; et Léonce a non-seulement de la jalousie dans le caractère, mais une sorte de susceptibilité sur les torts d’une femme envers lui, ou sur ceux qu’elle peut avoir aux yeux des autres, dont il est aisé de tirer avantage pour l’irriter même contre celle qu’il aime. Enfin Léonce partit pour l’Espagne : vous me proposâtes d’aller avec vous à Montpellier, et me croyant sûre, Léonce étant absent, de pouvoir conserver votre amitié, je revins avec vous du fond de mon cœur, avec la tendresse la plus vive que j’aie jamais éprouvée pour personne. Quand j’acceptai de vous un nouveau service, j’étais digne de le recevoir ; je crus au bonheur plus que je n’y avais cru de ma vie : ma santé se rétablissait, et l’espoir de passer le reste de mes jours avec vous rafraîchissait mon âme flétrie. C’est alors qu’un enfant a découvert le secret le mieux caché : c’est la punition d’une femme qui se croyait habile en dissimulation, que d’être déjouée par un enfant, quand elle avait réussi à tromper les hommes.

Cet événement m’a tuée ; la maladie dont je meurs vient de là. Vous avez été offensée, avec raison, de la manière dont je me suis conduite, lorsque tout vous fut révélé ; mais notre liaison ne pouvait plus subsister, je voulais éviter des scènes douloureuses. Plus je me sentais coupable, plus je souffrais, plus je voulais le cacher. Vous pouviez me perdre auprès de Léonce ; je ne cherchai point à vous adoucir : je pouvais, il est vrai, me confier en votre générosité ; mais ne repoussez pas le peu de bien que je dis de moi-même ; c’est, je vous le jure, parce que je vous aimais encore, qu’il me fut impossible de vous implorer.

Il ne me convenait pas, tant que je continuais à vivre dans le monde, que l’on connût la véritable cause de notre brouillerie. Je me trouvais engagée à suivre mon caractère, à mettre de l’art dans ma défense ; cependant ce caractère éprouvait déjà beaucoup de changement dans le secret de moi-même. Mais, après quarante ans, les habitudes dirigent encore, alors même que les sentiments ne sont plus d’accord avec elles. Il faut de longues réflexions ou de fortes secousses pour corriger les défauts de toute la vie ; un repentir de quelques jours n’a pas ce pouvoir.

Quand je vous rencontrai avant-hier, au moment de votre départ ; quand je vis le regard doux et sensible que vous jetâtes sur moi, j’éprouvai une émotion si profonde et si vive, qu’elle a beaucoup hâté la fin de ma vie. J’aurais voulu vous retenir à l’instant, pour vous révéler mes secrets ; mais il fallait l’approche de la mort pour me donner la confiance de parler de moi-même. Je suis timide malgré la présence d’esprit que j’ai su toujours montrer ; mon caractère est fier, quoique ma conduite ait été simple et dissimulée ; il y a en moi je ne sais quel contraste qui m’a souvent empêchée de me livrer aux bons mouvements que j’éprouvais.

Enfin je vais mourir, et toute cette vie d’efforts et de combinaisons est déjà finie ; je jouis de ces derniers jours pendant lesquels mon esprit n’a plus rien à ménager. Je croyais, il y a quelque temps, que j’avais seule bien entendu la vie, et que tous ceux qui me parlaient de sentiments dévoués et de vertus exaltées étaient des charlatans ou des dupes : depuis que je vous connais, il m’est venu par intervalles d’autres idées ; mais je ne sais encore si mon aride système était complètement erroné, et s’il n’est pas vrai qu’avec toute autre personne que vous, les seules relations raisonnables sont les relations calculées

Quoiqu’il en soit, je ne crois pas avoir été méchante : j’avais mauvaise opinion des hommes, et je m’armais à l’avance contre leurs intentions malveillantes ; mais je n’avais point d’amertume dans l’âme. J’ai rendu fort heureux tous mes inférieurs, tous ceux qui ont été dans ma dépendance ; et lorsque j’ai usé de la dissimulation envers ceux qui avaient des droits sur moi, c’était encore en leur rendant la vie plus agréable. J’ai eu tort envers vous, Delphine, envers vous qui êtes, je vous le répète, ce que j’ai le plus aimé : inconcevable bizarrerie ! que ne me suis-je livrée à l’impression que vous faisiez sur moi ? Mais je la combattais comme une folie, comme une faiblesse qui dérangeait une vie politiquement ordonnée, tandis que ce sentiment aurait aussi bien servi à mes intérêts que mon bonheur.

J’ai tout dit dans cette lettre ; je ne vous ai point exagéré les motifs qui pouvaient m’excuser. J’ai donné à mes sentiments pour ma fille, à mes calculs personnels, leur véritable part ; croyez-moi donc sur le seul intérêt qui me reste, croyez que je meurs en vous aimant.

J’ai vécu pénétrée d’un profond mépris pour les hommes, d’une grande incrédulité sur toutes les vertus comme toutes les affections. Vous êtes la seule personne au monde que j’aie trouvée tout à la fois supérieure et naturelle, simple dans ses manières, généreuse dans ses sacrifices, constante et passionnée, spirituelle comme les plus habiles, confiante comme les meilleurs ; enfin un être si bon et si tendre que, malgré tant d’aveux indignes de pardon, c’est en vous seule que j’espère pour verser des larmes sur ma tombe, et conserver un souvenir de moi qui tienne encore à quelque chose de sensible.

Sophie de Vernon.

Quelle lettre que celle que vous venez de lire, ma chère Louise ! n’augmente-t-elle pas votre pitié pour la malheureuse Sophie ? Quelle vie froide et contrainte elle a menée ! quelle honte et quelle douleur qu’une dissimulation habituelle ! comment pourrai-je lui inspirer quelques-uns de ces sentiments qui peuvent seuls soutenir dans la dernière scène de la vie ? Oh ! je lui pardonne, et du fond de mon cœur ; mais je voudrais que son âme s’endormit dans des idées, dans des espérances qui puissent l’élever jusqu’à son Dieu. Je vais retourner vers elle, et demain je vous écrirai.

LETTRE XLII. — DELPHINE À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 30 novembre.

Madame de Vernon a été aujourd’hui véritablement sublime ; plus son danger augmente, plus son âme s’élève. Ah ! que ne peut-elle vivre encore ! elle donnerait, j’en suis sûre, pendant le reste de sa vie, l’exemple de toutes les vertus. Sa fille, qui avait passé la nuit à la veiller, est montée chez moi ce matin ; elle m’a dit que sa mère était plus mal que le jour précédent, et qu’il ne restait plus aucun espoir, « Il faut donc, ajouta-t-elle, il faut absolument que vous lui parliez de la nécessité d’accomplir ses devoirs de religion : je vous en conjure, ayez ce courage ; il aura plus de mérite avec vos opinions qu’avec les miennes, et vous m’éviterez le plus cruel des malheurs, en sauvant ma pauvre mère de la perdition qui la menace. Mon confesseur est ici : c’est un prêtre d’une dévotion exemplaire ; il prie pour nous dans ma chambre et m’a déjà dit la messe pour obtenir du ciel que ma mère meure dans le sein de notre Église : cependant que peuvent ses prières, si ma mère n’y réunit pas les siennes ! Ma chère cousine, persuadez-la ! quelle que soit sa réponse, je lui parlerai, c’est mon devoir ; mais si elle était bien préparée, si elle savait qu’une personne aussi philosophe… je ne le dis pas pour vous offenser, vous le croyez bien ; mais enfin, si elle savait qu’une personne du monde, comme vous, est d’avis qu’elle doit se conformer aux devoirs de sa religion, peut-être qu’elle ne serait pas retenue par le faux amour-propre qui l’endurcit. Ma chère cousine, je vous en conjure… » Et elle me serrait les mains en me suppliant avec une ardeur que je ne lui avais jamais connue. Je m’engageai de nouveau à parler a madame de Vernon ; je pensais en effet qu’on devait du respect aux cérémonies de la religion qu’on professe ; et d’ailleurs les scrupules même les moins fondés des personnes qui nous aiment méritent des égards ; je demandai toutefois instamment à Mathilde de se conduire dans cette occasion avec beaucoup de douceur, de remplir ce qu’elle croyait son devoir, mais de ne point tourmenter sa mère. Je descendis chez madame de Vernon., j’y trouvai madame de Lebensei. Madame de Mondoville, en la voyant, recula brusquement et ne voulut point entrer. Madame de Lebensei me laissa seule avec madame de Vernon, en promettant de revenir le soir même passer la nuit auprès d’elle avec moi. « Eh bien, me dit madame de Vernon en me tendant la main quand nous fûmes seules, un mot de vous sur ma lettre, j’en ai besoin. — Sophie, lui répondis-je, je demande au ciel de vous rendre la vie, et je suis sûre de ramener votre cœur à tous les sentiments pour lesquels il était fait. — Ah ! la vie, me dit-elle, il ne s’agit plus de cela ; mais si votre amitié me reste, je me croirai moins coupable et je mourrai tranquille. — Ah ! sans doute, repris-je, elle vous est rendue cette amitié si tendre ; à la voix de ce qui nous fut cher, le souvenir du passé doit toujours renaître, rien ne peut l’anéantir ; il se retire au fond de notre cœur, lors même qu’on croit l’avoir oublié : jugez ce que j’éprouve, à présent que vous souffrez, que vous m’aimez, et que je vous vois prête à devenir ce que je vous croyais, ce que la nature avait voulu que vous fussiez ! — Douce personne ! interrompit-elle, vos paroles me font du bien, et je meurs plus tranquillement que je ne l’ai mérité.

— Il me reste, lui dis-je, un pénible devoir à remplir auprès de vous ; mais votre raison est si forte, que je ne crains point de vous présenter des idées qui pourraient effrayer toute autre femme. Votre fille désire avec ardeur que vous remplissiez les devoirs que la religion catholique prescrit aux personnes dangereusement malades ; elle y attache le plus grand prix ; il me semble que vous devez lui accorder cette satisfaction. D’ailleurs vous donnerez un bon exemple en vous conformant, dans ce moment solennel, aux pratiques qui édifient les catholiques ; le commun des hommes croit y voir une preuve de respect pour la morale et la Divinité. » Madame de Vernon réfléchit un moment avant de me répondre ; puis elle me dit : « Ma chère Delphine, je ne consentirai point à ce que vous me demandez : ce qui a souillé ma vie, c’est la dissimulation ; je ne veux pas que le dernier acte de mon existence participe à ce caractère. J’ai toujours blâmé les cérémonies des catholiques auprès des mourants ; elles ont quelque chose de sombre et de terrible qui ne s’allie point avec l’idée que je me fais de la bonté de l’Être suprême. J’ai surtout une invincible répugnance pour ouvrir mon âme à un prêtre, peut-être même à toute autre personne qu’à vous ; je sens qu’il me serait impossible de parler avec confiance à un homme que je ne connais point, ni de recevoir aucune consolation de cette voix, jusqu’alors étrangère à mon cœur. Je crois que si l’on me contraignait à voir un prêtre, je ne lui dirais pas une seule de mes pensées ni de mes actions secrètes ; j’aurais l’air de me confesser, et je ne me confesserais sûrement pas ; je me donnerais ainsi la fausse apparence de la foi que je n’aurais point. J’ai trop usé de la feinte ; c’en est assez, je ne veux point interrompre la jouissance, hélas ! trop nouvelle, que la sincérité me fait goûter depuis que mon âme s’y est livrée. Ce n’est pas assurément que je repousse les idées religieuses ; mon cœur les embrasse avec joie, et c’est en vous que j’espère, ma chère Delphine, pour me soutenir dans cette disposition : mais si je mêlais à ce que j’éprouve réellement des démonstrations forcées, je tarirais la source de l’émotion salutaire que vous avez fait naître en moi. Madame de Lebensei voulant me veiller cette nuit, ma fille choisira ce temps pour se reposer ; restez avec moi, chère Delphine, consacrez ces moments, qui sont peut-être les derniers, à remplir mon âme de toutes les idées qui peuvent à la fois la fortifier et l’attendrir ; mais ayez la bonté d’annoncer à ma fille mes refus, ils sont irrévocables. » Je connaissais le caractère positif de madame de Vernon ; mon insistance eût été inutile ; je lui promis donc ce qu’elle désirait. « Suivez, ma chère Sophie, lui dis-je, suivez les impulsions de votre cœur ; quand elles sont pures, elles élèvent toutes vers un Dieu qui se manifeste à nous par chacun des bons mouvements de notre âme.

— Je me suis occupée, ajouta madame de Vernon, de tous les intérêts qui pouvaient dépendre de moi ; j’ai assuré autant qu’il m’était possible vos créances sur mon héritage ; j’ai réglé avec le plus grand soin les intérêts de ma fille ; enfin, et ce devoir était le plus impérieux de tous, j’ai écrit à Léonce une lettre qui contient, dans les plus grands détails, l’histoire malheureuse des torts que j’ai eus envers vous deux. Cette lettre lui apprendra aussi les services que vous m’avez rendus : je lui dis positivement que c’est à votre générosité que ma fille doit la terre qu’elle lui a apportée en dot. Cette lettre sera remise par un de mes gens au courrier de l’ambassadeur d’Espagne, et dans huit jours vous serez justifiée auprès de Léonce. Je le renvoie à vous, pour savoir si j’ai mérité qu’il me pardonne. Je n’ai pu prendre sur moi de rien mettre dans cette lettre qui l’adoucit en ma faveur ; ma fierté souffrait, je l’avoue, de faire des aveux si humiliants à un homme qui ne m’a jamais aimée, et qui éprouvera sûrement, en lisant ma lettre, le dernier degré de l’indignation. Cette pensée, qui m’était toujours présente, m’a peut-être inspiré des expressions dont la sécheresse ne s’accorde pas avec ce que j’éprouve. Mais enfin c’est à vous, à vous seule, que je pouvais confier mon repentir. Je n’ai pas dit à Léonce dans quel état de santé j’étais ; ma mort le lui apprendra : je n’ai pu même me résoudre à lui recommander le bonheur de Mathilde ; une prière de moi ne peut que l’irriter : mais c’est entre vos mains, ma chère Delphine, que je remets le sort de ma fille. Je n’ai pas assurément le droit de donner des conseils à la vertu même ; cependant, je vous en conjure, contentez-vous de reconquérir l’estime et l’admiration de Léonce, et ne rallumez pas un sentiment qui, j’en suis sûre, rendrait trois personnes très-malheureuses. — Nous irons ensemble, je l’espère, lui répondis-je, auprès de ma belle-sœur, comme nous en avions formé le projet, et je ne quitterai plus sa retraite.

— Nous irons ! ce mot ne me convient plus ; mais j’ose encore m’en flatter, s’écria madame de Vernon en joignant les mains avec ardeur, le ciel réparera le mal que j’ai fait, et vous donnera de nouveaux moyens de bonheur. Votre belle-sœur doit me haïr ; adoucissez ce sentiment, afin qu’elle puisse, sans amertume, vous entendre quelquefois parler avec bonté de votre coupable amie. » Elle continua pendant assez longtemps encore à m’entretenir avec la même douceur, le même calme, et la même certitude de mourir. Il semblait que cette conviction eût dégagé son esprit de toutes les fausses idées dont elle s’était fait un système. Ses qualités naturelles reparaissaient, elle se plaisait dans les bons sentiments auxquels elle se livrait ; et quoique la retrouver ainsi dût augmenter mes regrets, j’éprouvais une sorte de bien-être en revenant à l’estimer. Je jouissais de ce qu’elle me rendait son image, et me permettait de me souvenir d’elle, sans rougir de l’avoir si tendrement aimée. Quoiqu’il ne me restât plus l’espérance de la conserver, il m’était cependant très-pénible de l’entendre parler si longtemps, malgré la défense des médecins. Je la lui rappelai avec instance. « Quoi ! me dit-elle, ne voyez-vous pas qu’il me reste à peine vingt-quatre heures à vivre ! Il y a seulement trois jours, ma chère Delphine, que je suis contente de moi ; laissez-moi donc vous communiquer toutes mes pensées, apprendre de vous si elles sont bonnes, si elles sont dignes de ce Dieu protecteur que vous prierez pour moi avec cette voix angélique qui doit pénétrer jusqu’à lui. Mais allez vous reposer, ajouta-t-elle ; vous redescendrez dans quelques heures : j’entends madame de Lebensei qui revient ; elle me plaît, elle a l’air de m’aimer : et ma fille ! hélas ! j’ai mérité ce que j’éprouve, jamais aucune confiance n’a existé entre nous. Adieu pour un moment, Delphine ; mon cher enfant, adieu. » Elle me dit ces derniers mots avec le même accent, le même geste que dans sa grâce et dans sa santé parfaites. Cet éclair de vie à travers les ombres de la mort m’émut profondément et je m’éloignai pour lui cacher mes pleurs.

En remontant chez moi, je trouvai Mathilde qui m’attendait : il fallut lui dire le refus de sa mère ; elle en éprouva d’abord une douleur qui me toucha ; mais bientôt, m’annonçant ce qu’elle appelait son devoir, j’eus à combattre les projets les plus durs et les plus violents. Elle me répéta plusieurs fois qu’elle voulait entrer chez sa mère, lui mener le prêtre quand il reviendrait, et la sauver enfin à tout prix. Elle accusait madame de Lebensei de tout le mal, et se croyait obligée de ne pas approcher du lit de sa mère mourante, tant qu’auprès de ce lit il y avait une femme divorcée. Que sais-je ! ses discours étaient un mélange de tout ce qu’un esprit borné et une superstition fanatique peuvent produire dans une personne qui n’est pas méchante, mais dont le cœur n’est pas assez sensible pour l’emporter sur toutes ses erreurs. Ce ne sont point ses opinions seules qu’il faut en accuser : Thérèse en a de semblables, mais son caractère doux et tendre puise à la même source des sentiments tout à fait opposés.

J’essayai vainement, pendant une heure, toutes les armes de la raison pour arriver jusqu’à la conviction de Mathilde : on l’avait munie d’une phrase contre tous les arguments possibles ; cette phrase ne répondait à rien, mais elle suffisait pour l’entretenir dans son opiniâtreté. Je n’aurais rien obtenu d’elle si j’avais continué à chercher à la persuader ; mais j’eus heureusement l’idée de lui proposer un délai de vingt-quatre heures : elle saisit cette offre, qui peut-être la tirait de son embarras intérieur. Hélas ! qui sait si Sophie sera en vie dans vingt-quatre heures ! Je ne la quitterai plus, de peur que Mathilde, revenant à ses premières idées, ne la tourmentât pendant que je n’y serais pas.

Quoique je sois vivement occupée de l’état de madame de Vernon, je ne puis repousser une idée qui me revient sans cesse. Il y a sept jours aujourd’hui que Léonce attendait ma justification, et qu’il ne l’a pas reçue. Dans huit jours, il apprendra tout par la lettre de madame de Vernon ; quelle impression recevra-t-il alors ? quel sentiment éprouvera-t-il pour moi ? Ah ! je ne le saurai pas, je ne dois pas le savoir. Adieu, ma sœur ; hélas ! mon voyage ne sera pas longtemps retardé, et la pauvre Sophie aura cessé de vivre avant même que M. de Mondoville ait pu répondre à sa lettre.

LETTRE XLIII. — MADAME DE LEBENSEI À MADEMOISELLE D’ALBÉMAR.
Paris, ce 2 novembre.

Quelle scène cruelle, mademoiselle, je suis chargée de vous raconter ! Madame d’Albémar est dans son lit, avec une fièvre ardente, et j’ai moi-même à peine la force de remplir les devoirs que m’impose mon amitié pour vous et pour elle. Vous avez daigné, m’a-t-elle dit, vous souvenir de moi avec intérêt, et c’est peut-être à vous que je dois la bienveillance de cette créature parfaite : comment pourrais-je jamais reconnaître un tel service ? quelle âme, quel caractère ! et se peut-il que les plus funestes circonstances privent à jamais une telle femme de tout espoir de bonheur ?

Madame de Vernon n’est plus ; hier, à onze heures du matin, elle expira dans les bras de Delphine : une fatalité malheureuse a rendu ses derniers moments terribles. Je vais mettre, si je le peux, de la suite dans le récit de ces douze heures, dont je ne perdrai jamais le souvenir ; pardonnez-moi mon trouble, si je ne parviens pas à le surmonter.

Avant-hier, à minuit, madame d’Albémar redescendit dans la chambre de madame de Vernon ; elle la trouva sur une chaise longue, son oppression ne lui avait pas permis de rester dans son lit. L’effrayante pâleur de son visage aurait fait douter de sa vie, si de temps en temps ses yeux ne s’étaient ranimés en regardant Delphine. Delphine chercha dans quelques moralistes anciens et modernes, religieux et philosophes, ce qui était le plus propre à soutenir l’âme défaillante devant la terreur de la mort. La chambre était faiblement éclairée ; madame d’Albémar se plaça à côté d’une lampe dont la lumière voilée répandait sur son visage quelque chose de mystérieux ; elle s’animait en lisant ces écrits, dans lesquels les âmes sensibles et les génies élevés ont déposé leurs pensées généreuses. Vous connaissez son enthousiasme pour tout ce qui est grand et noble : cette disposition habituelle était augmentée par le désir de faire une impression profonde sur le cœur de madame de Vernon ; sa voix si touchante avait quelque chose de solennel ; souvent elle élevait vers l’Être suprême des regards dignes de l’implorer ; sa main prenait le ciel à témoin de la vérité de ses paroles, et toute son attitude avait une grâce et une majesté inexprimables.

Je ne sais où Delphine trouvait ce qu’elle lisait, ce qui peut-être lui était inspiré ; mais jamais on n’environna la mort d’images et d’idées plus calmes, jamais on n’a su mieux réveiller au fond du cœur ces impressions sensibles et religieuses qui font passer doucement des dernières lueurs de la vie aux pâles lueurs du tombeau.

Tout à coup, à quelque distance de la maison de madame de Vernon, une fenêtre s’ouvrit, et nous entendîmes une musique brillante dont le son parvenait jusqu’à nous : dans le silence de la nuit, à cette heure, ce devait être une fête qui durait encore. Madame de Vernon, maîtresse d’elle-même jusqu’alors, fondit en larmes à cette idée ; la même émotion nous saisit, Delphine et moi ; mais elle se remit la première, et prenant la main de madame de Vernon avec tendresse :« Oui, lui dit-elle, ma chère amie, à quelques pas de nous il y a des plaisirs, ici de la douleur ; mais avant peu d’années, ceux qui se réjouissent pleureront, et l’âme réconciliée avec son Dieu comme avec elle-même, dans ces temps-là, ne souffrira plus. » Madame de Vernon parut calmée par les paroles de Delphine, et presque au même instant tous les instruments cessèrent.

Quel tableau cependant que celui dont j’étais témoin ! Un rapprochement singulièrement remarquable en augmentait encore l’impression : je venais d’apprendre, par madame de Vernon elle-même, qu’elle avait les plus grands torts à se reprocher envers madame d’Albémar ; et je réfléchissais sur l’enchaînement des circonstances qui donnait à madame de Vernon, si accueillie, si recherchée dans le monde, pour unique appui, pour seule amie, la femme qu’elle avait le plus cruellement offensée.

Quand madame de Vernon voulait parler à Delphine de son repentir, elle repoussait doucement cette conversation, l’entretenait de son amitié pour elle, avec une sorte de mesure et de délicatesse qui écartait le souvenir de la conduite de madame de Vernon, et ne rappelait que ses qualités aimables. Delphine apportait attentivement à son amie mourante les secours momentanés qui calmaient ses douleurs ; elle la replaçait doucement et mieux sur son sofa, elle l’interrogeait sur ses souffrances avec les ménagements les plus délicats, et sans montrer ses craintes, elle laissait voir toute sa pitié ; enfin, le génie de la bonté inspirait Delphine ; et sa figure, devenue plus enchanteresse encore par les mouvements de son âme, donnait une telle magie à toutes ses actions, que j’étais tentée de lui demander s’il ne s’opérait point quelque miracle en elle : mais il n’y en avait point d’autre que l’étonnante réunion de la sensibilité, de la grâce, de l’esprit et de la beauté !

Pauvre madame de Vernon ! Elle a du moins joui de quelques heures très-douces ; et, pendant cette nuit, j’ai vu sur son visage une expression plus calme et plus pure que dans les moments les plus brillants de sa vie. J’espère encore que son âme n’a pas perdu tout le fruit du noble enthousiasme que Delphine avait su lui inspirer. Enfin le jour commença : c’était un des plus sombres et des plus glacés de l’hiver ; il neigeait abondamment, et le froid intérieur qu’on ressentait ajoutait encore à tout ce que cette journée devait avoir d’effroyable. Je voyais que madame de Vernon s’affaiblissait toujours plus, et que ses vomissements de sang devenaient plus fréquents et plus douloureux. Je suis convaincue que, quand même elle eût évité les cruelles épreuves qu’elle a souffertes, elle n’aurait pu vivre un jour de plus.

Le médecin arriva, et, bientôt après, madame de Mondoville : je dois lui rendre la justice que son visage était fort altéré ; elle avait l’air d’avoir beaucoup pleuré : madame de Vernon le remarqua, et lui fit un accueil très-tendre. Le médecin, après avoir examiné l’état de madame de Vernon, qui ne l’interrogea même pas, sortit avec madame de Mondoville ; il est probable qu’il lui annonça que sa mère n’avait plus que quelques heures à vivre. Alors le confesseur de Mathilde, qui n’a pas la modération et la bonté de quelques hommes de son état, décida l’aveugle personne dont il disposait, à le conduire chez sa mère, malgré le refus qu’elle avait fait de le voir.

Au moment où nous vîmes Mathilde entrer dans la chambre, accompagnée de son prêtre, nous tressaillîmes, madame d’Albémar et moi ; mais il n’était plus temps de rien empêcher. Mathilde, avec d’autant plus de véhémence qu’il lui en coûtait peut-être davantage, dit à madame de Vernon : « Ma mère, si vous ne voulez pas me faire mourir de douleur, ne vous refusez pas aux secours qui peuvent seuls vous sauver des peines éternelles ; je vous en conjure au nom de Dieu et de Jésus-Christ ! » En achevant ces mots, elle se jeta à genoux devant sa mère. «Insensée ! s’écria Delphine, pensez-vous servir l’Être souverainement bon, en causant à votre mère l’émotion la plus douloureuse ? — Vous perdez ma mère, s’écria Mathilde avec indignation, vous, Delphine, par vos ménagements pusillanimes, vos incertitudes et vos doutes ; et vous, madame, dit-elle en se retournant vers moi, par l’intérêt que vous avez à écarter la religion qui vous condamne. » J’entendis ces paroles sans aucune espèce de colère, tant la situation de madame de Vernon et l’anxiété de Delphine m’occupaient ; je remarquai seulement dans le visage de madame de Vernon une expression très-vive, et bientôt après elle prit la parole avec une force extraordinaire dans son état.

« Ma fille, dit-elle à Mathilde, je pardonne à votre zèle inconsidéré ; je dois tout vous pardonner, car j’ai eu le tort de ne point vous élever moi-même ; je n’ai point éclairé votre esprit, et les rapports intimes de la confiance n’ont point existé entre nous ; j’ai soigné vos intérêts, mais je n’ai point cultivé vos sentiments, et j’en reçois la punition, puisque dans cet instant même la mort ne saurait rapprocher nos cœurs : la mère et la fille ne peuvent s’entendre au moins une fois, en se disant un dernier adieu. Mais vous, monsieur, continua-t-elle en s’adressant au prêtre, qui jusqu’alors s’était tenu dans le fond de la chambre, les yeux baissés, l’air grave, et ne prononçant pas un seul mot ; mais vous, monsieur, pourquoi vous servez-vous de votre ascendant sur une tête faible, pour l’exposer à un grand malheur, celui d’affliger une mère mourante ? J’ai beaucoup de respect pour la religion ; mon cœur est rempli d’amour pour un Dieu bienfaisant, et sa bonté me pénètre de l’espoir d’une autre vie : mais ce serait mal me présenter au juge de toute vérité, que de trahir ma pensée par des témoignages extérieurs qui ne sont point d’accord avec mes opinions. J’aime mieux me confesser à Dieu dans mon cœur, qu’à vous, monsieur, que je ne connais point, ou qu’à tout autre prêtre avec lequel je n’aurais point contracté des liens d’amitié ou de confiance ; je suis plus sûre de la sincérité de mes regrets que de la franchise de mes aveux ; nul homme ne peut m’apprendre si Dieu m’a pardonné, la voix de ma conscience m’en instruira mieux que vous. Laissez-moi donc mourir en paix, entourée de mes amis, de ceux avec qui j’ai vécu, et sur le bonheur desquels ma vie n’a que trop exercé d’influence ; s’ils sont revenus à moi, s’ils ont été touchés de mon repentir, leurs prières imploreront la miséricorde divine en ma faveur, et leurs prières seront écoutées ; je n’en veux, point d’autres : cet ange, ajouta-t-elle en montrant Delphine, cet ange que j’ai offensé, intercédera pour moi auprès de l’Être suprême. Retirez-vous maintenant, monsieur : votre ministère est fini quand vous n’avez pas convaincu ; si vous vouliez employer tout autre moyen pour parvenir à votre but, vous ne vous montreriez pas digne de la sainteté de votre mission. »

Dès que madame de Vernon eut fini de parler, le prêtre se mit à genoux, et, baisant la croix qu’il portait sur sa poitrine, il dit avec un ton solennel qui me parut dur et affecté : « Malheur à l’homme qui veut sonder les voies du Christ, et méconnaître son autorité ! malheur à lui s’il meurt dans l’impénitence finale ! » Et faisant signe à Mathilde de le suivre, ils s’éloignèrent tous les deux dans le plus profond silence.

Soit que madame de Mondoville voulût retenir le prêtre pour le ramener auprès de sa mère, lorsqu’elle n’aurait plus la force de s’y opposer ; soit qu’elle crût que le service divin qu’on ferait pour madame de Vernon, pendant qu’elle vivait encore, serait plus efficace, elle s’enferma dans son appartement pour dire des prières avec son confesseur et quelques domestiques attachés aux mêmes opinions qu’elle : ainsi donc elle s’éloigna de sa mère dans ses derniers moments, et ne lui rendit pas les soins qu’elle lui devait. Un bizarre mélange de superstition, d’opiniâtreté, d’amour mal entendu du devoir, se combinait dans son âme avec une véritable affection pour sa mère, mais une affection dont les preuves amères et cruelles faisaient souffrir tous les deux. Quoi qu’il en soit, c’est à cette singulière absence de la chambre de madame de Vernon que Mathilde a dû de n’être pas témoin d’une scène qui l’aurait pour jamais privée du repos et du bonheur.

Lorsque madame de Mondoville et le confesseur furent éloignés, l’effort que madame de Vernon avait fait, l’émotion qu’elle avait éprouvée, lui causèrent un vomissement de sang si terrible, qu’elle perdit tout à fait connaissance dans les bras de madame d’Albémar. Nos soins la rappelèrent encore à la vie ; mais Delphine, profondément effrayée de cet accident, que nous avions cru le dernier, était à genoux devant la chaise longue de madame de Vernon, le visage penché sur ses deux mains pour essayer de les réchauffer ; ses beaux cheveux blonds, s’étant détachés, tombaient en désordre… Dans ce moment, j’entendis ouvrir deux portes avec une violence remarquable dans une maison où les plus grandes précautions étaient prises contre le moindre bruit qui pût agiter madame de Vernon. Un pas précipité frappe mon oreille : je me lève, et je vois entrer Léonce, une lettre à la main (c’était celle de madame de Vernon, qui contenait l’aveu de sa conduite). Il était tremblant de colère, pâle de froid ; tout son extérieur annonçait qu’il venait de faire un long voyage : en effet, depuis sept jours et sept nuits, par les glaces de l’hiver, il était venu de Madrid sans s’arrêter un moment ; il était entré dans la maison de madame de Vernon sans parler à personne, et comme enivré d’agitation et de souffrances physiques et morales.

Delphine tourna la tête, jeta un cri en voyant Léonce, étendit les bras vers lui sans savoir ce qu’elle faisait ; ce mouvement et l’altération des traits de Delphine achevèrent de déranger presque entièrement la raison de Léonce ; et prenant vivement le bras de Delphine, comme pour l’entraîner : « Que faites-vous, s’écria-t-il en s’adressant à madame de Vernon (dont il ne pouvait voir le visage, parce qu’un rideau à demi tiré devant sa chaise longue la cachait), que faites-vous de cette pauvre infortunée ? quelle nouvelle perfidie employez-vous contre elle ? Cette lettre que vous m’avez adressée en Espagne, le courrier qui la portait me l’a remise comme j’arrivais, comme je venais m’éclaircir enfin du doute affreux que le silence de Delphine et la lettre d’un ami faisaient peser sur moi : la voilà, cette lettre ; elle contient le récit de vos barbares mensonges. Je ne devais, disiez-vous, la recevoir qu’après le départ de Delphine : était-ce encore une ruse pour empêcher mon retour ici, pour faire tomber dans quelque piège, en mon absence, la malheureuse Delphine ? — Léonce, dit madame d’Albémar, que vous êtes injuste et cruel ! madame de Vernon est mourante, ne le savez-vous donc pas ? — Mourante ! répéta Léonce ; non, je ne le crois pas ; le feint-elle pour vous attendrir ? vous laisserez-vous encore tromper par sa détestable adresse ? Quoi, Delphine ! vous m’aviez écrit que je devais en croire madame de Vernon, et elle s’est servie de cette preuve même de votre confiance pour me convaincre que vous aimiez M. de Serbellane, tandis que, victime généreuse, vous vous étiez sacrifiée à la réputation de madame d’Ervins ! et vous, Delphine, et vous qui me jugiez instruit de la vérité, vous avez dû penser que j’étais le plus faible, le plus ingrat, le plus insensible des hommes ; que je vous blâmais de vos vertus, que je vous abandonnais à cause de vos malheurs. J’ai des défauts ; on s’en est servi pour donner quelque vraisemblance à la conduite la plus cruelle envers l’être le plus aimable et le plus doux. Ce n’est pas tout encore : un obstacle de fortune me séparait de Mathilde ; cet obstacle est levé par Delphine, l’exemple d’une générosité sans bornes, la victime d’une ingratitude sans pudeur. On me laisse ignorer ce service, on la punit de l’avoir rendu ; tout est mystère autour de moi, je suis enlacé de mensonges ; et quand j’apprends que je suis aimé, que je l’ai toujours été (dit-il d’un ton de voix qui déchirait le cœur), je suis lié, lié pour jamais ! Je la vois, cet objet de mon amour, de mon éternel amour ; elle tend les bras vers son malheureux ami ; tout son visage porte l’empreinte de la douleur, et je ne puis rien pour elle ! et je l’ai repoussée, quand elle se donnait à moi, quand elle versait peut-être des larmes amères sur ma perte ! Et c’est vous, répéta-t-il en interpellant madame de Vernon, c’est vous !…

L’inexprimable angoisse de cette malheureuse femme me faisait une pitié profonde ; Delphine, qui en souffrait plus encore que moi, s’écria : « Léonce, arrêtez, arrêtez ! un accident funeste l’a mise au bord de la tombe : si vous saviez, depuis ce temps, par combien de regrets touchants et sincères elle a tâché de réparer la faute que l’amour maternel l’avait entraînée à commettre ! — Elle sera bien punie, s’écria Léonce, si c’est sa fille qu’elle a voulu servir ; elle se reprochera son malheur comme le mien. Rompez, femme perfide, dit-il à madame de Vernon, rompez le lien que vous avez tissé de faussetés ! rendez-moi ce jour, le matin de ce jour où je n’avais pas entendu votre langage trompeur, où j’étais libre encore d’épouser Delphine, rendez-le-moi ! — Oh ! Léonce ! répondit madame de Vernon, ne me poursuivez pas jusque dans la mort, acceptez mon repentir. — Revenez à vous-même, interrompit Delphine en s’adressant à Léonce ; voyez l’état de cette infortunée ; pourriez-vous être inaccessible à la pitié ? — Pour qui de la pitié ? reprit-il avec un égarement farouche, pour qui ? pour elle ? Ah ! s’il est vrai qu’elle se meure, faites que le ciel m’accorde de changer de sort avec elle ; que je sois sur ce lit de douleur, regretté par Delphine, et qu’elle porte à ma place les liens de fer dont elle m’a chargé ; qu’elle acquitte cette longue destinée de peines à laquelle sa dissimulation profonde m’a condamné ! — Barbare ! s’écria Delphine, que faut-il pour vous attendrir, pour obtenir de vous une parole douce qui console les derniers moments de la pauvre Sophie ? Et moi donc aussi, n’ai-je pas souffert ? Depuis que j’ai perdu l’espoir d’être unie à vous, un jour s’est-il passé sans que j’aie détesté la vie ? Je vous demande au nom de mes pleurs… — Au nom de vos malheurs qu’elle a causés, interrompit Léonce, que me demandez-vous ? »

Delphine allait répondre ; madame de Vernon, se levant presque comme une ombre du fond du cercueil, et s’appuyant sur moi, fit signe à Delphine de la laisser parler. Comme elle s’avançait soutenue de mon bras, elle sortit de l’enfoncement dans lequel était placée sa chaise longue ; et le jour éclairant toute sa personne, Léonce fut frappé de son état, qu’il n’avait pu juger encore. Ce spectacle abattit tout à coup sa fureur ; il soupira, baissa les yeux, et je vis même, avant que madame de Vernon se fût fait entendre, combien toute la disposition de son âme était changée.

« Delphine, dit alors madame de Vernon, ne demandez pas à Léonce un pardon qu’il ne peut m’accorder, puisque tout son cœur le désavoue ; j’ai peut-être mérité le supplice qu’il me fait éprouver. Vous aviez, chère Delphine, répandu trop de douceur sur la fin de ma vie ; je n’étais pas assez punie ; mais obtenez seulement qu’il me jure de ne pas faire le malheur de Mathilde, que mes fautes soient ensevelies avec moi, que leurs suites funestes ne poursuivent pas ma mémoire, obtenez de lui qu’il cache à Mathilde l’histoire de son mariage et de ses sentiments pour vous. — À qui voulez-vous, répondit Léonce, dont l’indignation avait fait place au plus profond accablement, à qui voulez-vous que je promette du bonheur ? Hélas ! je n’ai, je ne puis répandre autour de moi que de la douleur. — Si vous me refusez aussi cette prière, répondit madame de Vernon, ce sera trop de dureté pour moi, oui, trop, en vérité. » Je la sentis défaillir entre mes bras, et je me hâtai de la replacer sur son sofa.

Delphine, animée par un mouvement généreux, qui relevait au-dessus même de son amour pour Léonce, s’approcha de madame de Vernon, et lui dit avec une voix solennelle, avec un accent inspiré : « Oui, c’est trop, pauvre créature ! et ce cruel, insensible à nos prières, n’est point auprès de toi l’interprète de la justice du ciel. Je te prends sous ma protection : s’il t’injurie, c’est moi qu’il offensera ; s’il ne prononce pas à tes pieds les paroles qui font du bien à l’âme, c’est mon cœur qu’il aliénera. Tu lui demandes de respecter le bonheur de ta fille ; eh bien, je réponds, moi, de ce bonheur, il me sera sacré, je le jure à sa mère expirante ; et si Léonce veut conserver mon estime de ce souvenir d’amour qui nous est cher encore au milieu de nos regrets, s’il le veut, il ne troublera point le repos de Mathilde, il n’altérera jamais le respect qu’elle doit à la mémoire de sa mère. Femme trop malheureuse ! dont Léonce n’a point craint de déchirer le cœur, je me rends garant de l’accomplissement de vos souhaits ; écoutez-moi de grâce, n’écoutez plus que moi seule. — Oui, dit madame de Vernon d’une voix à peine intelligible, je t’entends, Delphine, je te bénis : la bénédiction des morts est toujours sainte, reçois-la ; viens près de moi… » Elle posa sa tête sur l’épaule de Delphine. Léonce, en voyant ce spectacle, tombe à genoux au pied du lit de madame de Vernon, et s’écrie : « Oui, je suis un misérable furieux ; oui, Delphine est un ange ; pardonnez-moi, pour qu’elle me pardonne ; pardonnez-moi le mal que j’ai pu faire. — Entendez-vous, Sophie ? dit madame d’Albémar à madame de Vernon, qui ne répondait plus rien à Léonce ; entendez-vous ? son injustice est déjà passée, il revient à vous. — Oui, répondit Léonce, il revient à vous, et peut-être il va mourir… » En effet, tant d’agitations, un voyage si long au milieu de l’hiver et sans aucun repos, l’avaient jeté dans un tel état, qu’il tomba sans connaissance devant nous.

Jugez de mon effroi, jugez de ce qu’éprouvait Delphine ! Les mains déjà glacées de madame de Vernon retenaient les siennes ; elle ne pouvait s’en éloigner, et cependant elle voyait devant elle Léonce étendu comme sans vie sur le plancher. Madame de Vernon, au milieu des convulsions de l’agonie, saisit encore une fois la main de Delphine avant d’expirer. Delphine, dans un état impossible à dépeindre, soutenait dans ses bras le corps de son amie et me répétait, les yeux fixés sur Léonce : « Madame de Lebensei, juste ciel ! vit-il encore ?… dites-le-moi » À mes cris, madame de Mondoville arriva précipitamment ; sa mère ne vivait plus, et son mari, qu’elle croyait en Espagne, était sans connaissance devant ses yeux : elle attribua son état au saisissement causé par la mort de sa mère ; et, profondément touchée de le voir ainsi, elle montra, pour le secourir, une présence d’esprit et une sensibilité qui pouvaient intéresser à elle.

On transporta Léonce dans une autre chambre ; Delphine était restée, pendant ce temps, immobile et dans l’égarement. Son amie, qui n’était plus, reposait toujours sur son sein. Elle m’interrogeait des yeux sur ce que je pensais de l’état de Léonce ; je l’assurai qu’il serait bientôt rétabli, et que l’émotion et la fatigue avaient seules causé l’accident qu’il venait d’éprouver. Madame de Mondoville rentra dans ce moment avec ses prêtres et tout l’appareil de la mort. Delphine comprit alors que madame de Vernon avait cessé de vivre ; et, plaçant doucement sur son lit cette femme à la fois intéressante et coupable, elle se mit à genoux devant elle, baisa sa main avec attendrissement et respect, et, s’éloignant, elle se laissa ramener par moi dans sa maison sans rien dire.

Je l’ai fait mettre au lit, parce qu’elle avait une fièvre très-forte. Nous avons envoyé plusieurs fois savoir des nouvelles de Léonce ; il est revenu de son évanouissement assez malade, mais sans danger. M. Barton, qui, par un heureux hasard, était arrivé hier au soir, est venu pour voir Delphine ce matin ; elle était si agitée, qu’il n’eût pas été prudent de la laisser s’entretenir avec lui. Il m’a dit seulement qu’ayant obtenu de madame d’Albémar de ne pas écrire à Léonce, de peur de l’irriter contre sa belle-mère, il avait cru cependant devoir dire quelques mots pour le calmer, dans une lettre qu’il lui avait adressée ; mais l’obscurité même de cette lettre et le silence de Delphine avaient jeté Léonce dans une si violente incertitude, qu’il était parti d’Espagne à l’instant même, se flattant d’arriver à Paris avant le départ de madame d’Albémar pour le Languedoc.

M. Barton ne m’a point caché qu’il était inquiet des résolutions de Léonce : il reçoit les soins de madame de Mondoville avec douceur ; mais quand il est seul avec M. Barton, il parait invariablement décidé à passer sa vie avec madame d’Albémar : sa passion pour elle est maintenant portée à un tel excès, qu’il semble impossible de la contenir. M. Barton n’espère que dans le courage et la vertu de madame d’Albémar : il croit qu’elle doit se refuser à revoir Léonce et suivre son projet de retourner vers vous. C’est aussi la détermination de Delphine, je n’en puis douter, car je l’ai entendue répéter tout bas, quand elle se croyait seule : Non, je ne dois pas le revoir ! je l’aime trop, il m’aime aussi ; non, je ne le dois pas ; il faut partir.

Cependant, que vont devenir Léonce et Delphine ? avec leurs sentiments, et dans leur situation, comment vivre ni séparés ni réunis ! Mon mari est venu me rejoindre ; il m’a rendu le courage qui m’abandonnait. Il dit qu’il veut essayer d’offrir des consolations à madame d’Albémar ; mais quel bien lui-même, le plus éclairé, le plus spirituel des hommes, quel bien peut-il lui faire ? Votre parfaite amitié, mademoiselle, vous fera-t-elle découvrir des consolations que je cherche en vain ? Je crois à l’énergie du caractère de madame d’Albémar, à la sévérité de ses principes ; mais ce qui n’est, hélas ! que trop certain, c’est qu’il n’existe aucune résolution qui puisse désormais concilier son bonheur et ses devoirs.

Agréez, mademoiselle, l’hommage de mes sentiments pour vous.


  1. Le Marcus Sextus de Guérin.
  2. Cette lettre, ainsi que quelques autres dont il est parlé, ne se trouve pas dans le recueil.
  3. Cette lettre fut remise le 16 septembre au soir à madame d’Albémar.
  4. Cette lettre est supprimée.
  5. Cette lettre ne s’est pas trouvée.