Dent pour dent/05

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Les éditeurs de La Lecture (p. 58-65).


V

L’EXPULSION


La famille Podgey avait compté sur les promesses de l’étranger, et la perspective d’un avenir meilleur avait adouci pour un temps les tristesses présentes ; maintenant elle voyait fuire cette dernière espérance, cet individu l’avait-il oubliée ou ses démarches causaient-elles ce long délai ? Les malheureux doutent toujours.

Willy, immobile sur le seuil de sa porte, attendait dans une complète atonie qu’on vînt le chasser de son pauvre logis.

Ce jour-là le vent était glacial, une petite brume froide attristait la campagne.

Tomy se tenait près de son père, silencieux, plongé dans d’amères pensées.

— Qu’est-ce que j’aperçois là-bas ? fit-il tout à coup.

Willy regarda attentivement.

— Je ne vois rien, le brouillard est trop épais.

— Si, mon père, à l’entrée de la route, je ne me trompe pas, il y a des larmes qui brillent.

— Ce sont eux, murmura Willy d’une voix éteinte.

— Les constables, le bailli ! cria Tomy.

Ses deux frères accoururent.

En effet, il ne s’était pas trompé, bientôt on put distinguer parfaitement le bailli du landlord qui s’avançait escorté de quatre constables en uniforme et armés de leurs fusils.

— Bonjour, Willy, bonjour, mes amis, fit le bailli l’une voix cauteleuse.

Les pauvres gens consternés ne répondirent pas.

Eh bien ! mon brave Podgey, êtes-vous en mesure de payer à mylord les termes en retard ?

— Non, monsieur le bailli, mais soyez assez bon…

— Je ne veux plus rien entendre, pouvez-vous me payer oui ou non ?

— Non, répliqua Willy.

— Alors, les amis, détalez au plus vite, je mets la saisie sur tout ce que renferme votre cottage, mobilier, volaille, cochon et poney.

— Quant au poney, fit Tomy, Son Honneur pourra le faire prendre dans les écuries de Sa Révérence.

— Quoi ! le collecteur des dîmes a passé avant moi ? le coquin ! il n’en fait jamais d’autres. Nous verrons cela, je consignerai la chose dans le procès-verbal.

Jenny tout en larmes vint avec ses plus jeunes enfants tomber aux pieds du bailli.

— De grâce, ne nous chassez pas, ayez pitié d’une pauvre mère, voyez ces petits innocents, si vous nous jetez dehors nous n’avons plus qu’à mourir de faim et de froid au bord du chemin.

— Relevez-vous, ma brave femme, toutes ces jérémiades sont inutiles ; chaque jour j’assiste à pareille scène, je dois exécuter les ordres de mylord.

Mais Jenny se traînait à ses pieds, embrassait ses genoux, pleurait, gémissait et tous ses enfants joignaient leurs cris aux siens, c’était navrant.

— À ça, allez-vous cesser de m’assourdir ainsi ! fit le bailli avec colère ; constables, faites votre métier, débarrassez-moi de tout cela au plus vite.

Le chef des constables repoussa si rudement la pauvre femme qu’elle alla rouler sur le sol.

— Vous êtes un misérable, rugit Tomy en bondissant sur lui et en lui appliquant un vigoureux coup de poing qui le renversa à terre, blessé, rendant le sang par le nez.

Ses compagnons voulurent saisir le jeune homme, mais le robuste William s’était jeté devant son frère, Georgy et Willy lui-même tombèrent sur les constables, une lutte s’engagea, il ne fallait pas leur laisser la possibilité de se servir de leurs armes.

Le chef s’était relevé, il chercha son fusil, Susy s’en était emparé et l’avait porté dans la ferme.

— Ah ! maudits pourceaux, s’écria-t-il, on vous fera payer cher cette agression.

Il n’eut pas le loisir d’injurier longtemps ses adversaires, Tomy s’étant retourné, lui asséna un coup de crosse de fusil qui l’eût assommé s’il ne l’avait paré en partie.

Le jeune homme rejoignit le bailli et voulut lui infliger une leçon bien méritée ; il le saisit à bras le corps.

— À moi ! au secours ! criait le représentant du landlord, mais les militaires occupés à se défendre ne pouvaient venir à son aide.

Tomy le renversa et le prit aux cheveux. Le bailli se dégageant prestement s’enfuit laissant sa chevelure entière aux mains de son agresseur.

— Mille tonnerres ! hurla le chef des constables, ces hommes sont des démons, je les tuerai comme des chiens.

— Approche, scélérat, dit Tomy l’ajustant avec le fusil dont il s’était emparé.

— Cela finira mal, reprit un des constables qui avait reçu plusieurs blessures, et le bailli qui a filé, le vieux lâche ! Je ne sais pas pourquoi nous nous ferions écharper lorsque lui a levé le pied.

Les constables se massant commencèrent à battre en retraite, faisant toujours face à leurs adversaires ; deux seulement avaient conservé leurs armes.

Willy et ses fils, rangés sur une ligne, restèrent là menaçants jusqu’à ce que les hommes de la police eurent disparu.

Quand on ne vit plus briller à travers le brouillard l’acier des fusils et des sabres, le fermier dit :

— Mes enfants, ceci est une mauvaise affaire pour nous, le bailli reviendra bientôt avec un renfort et nous serons arrêtés ; fuyons au plus vite, gagnons la campagne, en marchant le reste du jour, nous arriverons à la nuit à Cork ; là nous serons à l’abri des poursuites.

— Allez, dit Tomy, prenez l’avance à cause des enfants, je vous rejoindrai bientôt.

— Pourquoi ne viens-tu pas, mon fils ? dit Jenny.

— J’ai une affaire, et puis mylord n’aura pas notre cottage ; avant d’en partir, j’y mettrai le feu.

— J’y pensais, fit William, je resterai avec toi.

— C’est inutile, frère, un seul suffira, je me sauverai ensuite.

Toute la famille réunissait à la hâte le peu de provisions qui restait, partit sans retard pour échapper au malheur qu’elle avait attiré sur sa tête par une résistance inutile.

Tomy soulevant de larges brassées de fougères en disposa plusieurs tas dans l’intéripur de la chaumière ; il en remplit aussi la petite écurie où le cochon et les oies étaient enfermés.

« Ils n’auront rien, dit-il, rien, les misérables ! »

Ses préparatifs terminés, il attendit anxieusement. Trois heures s’écoulèrent, les premières ombres du soir descendaient sur la campagne, le brouillard s’était dissipé sous le souffle de l’âpre vent du nord.

« Ma famille est sauvée maintenant, je suis tranquille ; monsieur le bailli, à nous deux ! »

Un bruit semblable à un cliquetis d’armes retentit dans le lointain.

« Les voilà, dit Tomy, ah ! ils sont en nombre, faisons le feu de joie. Vive mylord ! »

Il jeta une allumette enflammée dans la fougère et, se glissant furtivement dans l’obscurité, il descendit le sentier qu’avait suivi sa famille.

Le bailli aperçut les flammes, le toit de chaume brûlait avec de sinistres crépitements, les châtaigniers qui abritaient le cottage prenaient feu et les branches embrasées tombaient une à une, les animaux qui rôtissaient dans l’étable poussaient des hurlements de douleur.

— Les malheureux ! s’écria le bailli, ils ont incendié leur cottage.

— Le feu vient d’être mis, répliqua le chef des constables, nous pourrions saisir l’auteur du crime. C’est ce garnement de Tomy Podgey, je parie ! je ne serais pas fâché de lui régler son compte.

— Et de le voir mis à la potence, continua le bailli.

Ça c’est l’affaire de la justice, je n’empiète jamais sur ses attributions. Tomy Podgey me paiera les coups que j’ai reçus de lui tantôt. Désarmer le chef des constables, morbleu ! cela s’est-il jamais vu ?

— Jamais ! répondirent en chœur ses subordonnés.

— Mille tonnerres, ce crime demande châtiment !

— Eh bien ! qu’allons-nous faire ? dit le bailli.

— Avec votre permission, reprit le chef, nous allons nous mettre à la recherche de l’incendiaire.

— Prenez alors la moitié de l’escorte je rentrerai au château avec le reste. Mais le gaillard est alerte, bien fin si vous l’attrapez.

— On fera son possible, monsieur le bailli.

Les constables contournèrent le cottage et prirent le chemin suivi par Tomy.

Celui-ci avait de l’avance et leur aurait certainement échappé sans une imprudence bien volontaire.

« Je ne veux pas quitter le pays sans dire un dernier adieu à Colette, dit-il ; son cottage est près d’ici, je peux sans danger faire ce détour, l’obscurité me protège. »

Le jeune homme arriva en courant près de l’habitation de Colette ; celle-ci se trouvait justement à l’entrée de la cour avec sa sœur Mary.

Les deux jeunes filles eurent d’abord un sentiment de frayeur en voyant un homme s’élancer vers elles à cette heure avancée.

— Ah ! fit Colette, c’est vous Tomy ? qu’y a-t-il ? un malheur est arrivé chez vous ?

— Oui, je suis proscrit, je fuis ; si la police me saisissait, je serais pendu.

— Grand Dieu ! que s’est-il passé ?

— On a tenté de nous expulser aujourd’hui, nous avons repoussé les constables, nous les avons rossés, ah ! comme il faut, je vous assure. Ma famille, à cette heure, est à l’abri ; moi, je suis resté, j’ai mis le feu à notre cottage au moment où le bailli arrivait avec un renfort. Notre malheur ne profitera pas au landlord. Je ne regrette qu’une chose, c’est d’avoir laissé mon poney aux mains du collecteur des dîmes de Sa Révérence et de n’avoir pu briser l’échine de ce vieux drôle !

— Taisez-vous, Tomy, dit la jeune fille effrayée d’une telle exaltation. Mais que faites-vous ici ? chaque minute perdue est un danger de plus. Ah ! je tremble, fuyez vite ; si l’on vous prenait, mon Dieu !

— Colette, je ne voulais pas partir sans vous dire adieu.

— Merci, mon cher Tomy, adieu, meilleure chance à l’avenir. Mais partez, partez donc, malheureux !

Tomy avait saisi les deux mains de la jeune fille, et semblait ne pas songer que sa vie était menacée.

— Colette, vous ne m’oublierez pas tout à fait ?

— Non, Tomy, nous avons grandi ensemble et notre amitié ne date pas d’hier. Je me souviendrai toujours que, dans mon enfance, je tombai à l’eau et vous me sauvâtes la vie ; nous resterons amis, je prierai pour votre bonheur. Mais de grâce, éloignez-vous !

— J’ai de mauvais pressentiments, reprit le jeune homme.

— Chassez de si tristes pensées, une vie nouvelle va commencer pour vous ; allez, Tomy, votre présence ici me cause une cruelle inquiétude.

— Fuyez, fuyez ! s’écria la petite Mary, j’entends du bruit. Ah ! mon Dieu !

— C’est trop tard ! cria une voix terrible.

Huit hommes armés apparurent tout à coup.

Tomy comprit qu’il était perdu ; les constables lui barraient le chemin ; se glissant à l’abri d’un buisson, il se prépara à faire une résistance désespérée. Être pendu ou mourir les armes à la main, ce dernier parti était encore le meilleur.

Les deux jeunes filles affolées s’étaient laissées tomber à genoux sur le sol.

— Grâce, grâce, épargnez-le ! criait Colette, croyant que ces hommes de police pouvaient être fléchis par quelque chose.

D’ailleurs leur devoir était d’arrêter le coupable.

— Fâché de vous refuser, ma belle enfant, ricana le chef des constables ; nous avons interrompu mal à propos votre causerie, hein ! Il en cuira à maître Tomy d’être resté faire l’aimable avec une jolie fille. Hé ! Hé ! il a bon goût, qu’en dites-vous, les camarades ?

Le soudard étendit le bras pour saisir la jeune fille.

Un cri rauque s’échappa de la poitrine de Tomy, une balle siffla dans l’air et le chef des constables roula dans la poussière.

La petite Mary essaya d’entraîner sa sœur, mais celle-ci était brave, elle voulait voir ce qui arriverait au malheureux dont elle causait involontairement la perte.

Les constables firent une décharge sur le buisson d’où était parti le coup, mais Tomy qui avait prévu cette riposte se glissa quelques pas plus loin ; il regarda s’il pouvait fuir à travers champs : non, le passage n’était pas libre, il allait être cerné.

« Je n’ai plus qu’à vendre chèrement ma vie, pensa-t-il ; eh bien ! je mourrai près d’elle et pour elle. »

Cette pensée ranima son courage.

Un des constables voulut franchir un fossé pour s’emparer de Tomy par derrière ; l’obscurité ne lui permit pas de voir un épais filet de pêche étendu là pour sécher, ses pieds s’embarrassèrent dans les mailles et il tomba en poussant un affreux juron.

Colette s’élança à son secours, mais soit maladresse, soit volontairement, le constable se trouva si bien enveloppé dans le filet qu’il ne pouvait s’en dégager.

— Maudite fille ! dit-il, tu prends parti pour le révolté, tu paieras cela à ton tour.

— Je ne prends parti pour personne, répondit Colette, je plains un malheureux, il est vrai ; si pareille chose vous arrivait, je ne vous refuserais pas ma pitié.

Mais Tomy avait encore à lutter contre six constables, il ne pouvait manquer de succomber tôt ou tard. En effet, après une lutte acharnée, il fut pris par les hommes de la police et emmené au village, malgré les cris et les pleurs de Colette et de sa sœur.

— Et c’est moi qui suis la cause de sa mort ! sanglotait la jeune fille.

— Non, Colette, c’est mon imprudence qui m’a perdu, ne vous reprochez rien, mon amie, ne pleurez pas, la vie m’était-elle si douce ? Adieu, ne m’oubliez pas, ma dernière pensée sera pour vous.

— Jamais je ne me consolerai d’avoir causé un si grand malheur, gémissait la pauvre enfant.

— Allons, en marche et qu’on en finisse avec ces balivernes, s’écrièrent les constables en poussant rudement leur prisonnier. Tomy jeta un dernier regard à Colette éplorée et se laissa emmener.