Dent pour dent/09

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Les éditeurs de La Lecture (p. 93-101).


IX

L’ESPION


Colette, obéissant à l’ordre de son père et ne voulant pas créer d’embarras à sa famille, cessa de visiter la chaumière de Jane ; le jeune garçon lui apportait des nouvelles et, si quelque danger menaçait les proscrits, par l’intermédiaire de Jack, elle les en prévenait. Elle sortait beaucoup moins, s’absorbait dans les soins du ménage, mais la linotte de Greenish avait perdu sa gaieté, on ne l’entendait plus chanter.

William était revenu. Colette, comprenant qu’elle ne pouvait faire autrement que de l’épouser s’était résignée, toute trace de mésintelligence avait disparu entre eux. William cependant ne s’abusait pas sur les sentiment de Colette.

Un jour, la jeune fille était allée faire une commission au village, elle s’arrêta sur la place pour écouter les propos qui s’échangeaient dans un groupe nombreux.

— Oui, disait un paddy au visage fortement enluminé, je vous affirme que j’ai rencontré un constable chez la mère Coning, qui a reçu hier une provision nouvelle d’excellent whiskey et dame ! cette liqueur délierait la langue d’un mort.

— Et le constable a parlé, fit un autre personnage, ramenant l’ivrogne à la question.

— Il a dit que le landlord voulait venger l’injure faite à ses troupes, les rebelles ont dû se réfugier dans la montagne qui sera fouillée demain au point du jour par les constables ; on a demandé l’appui des postes voisins.

— On trouvera certainement les fugitifs, reprit une femme.

— Peut-être pas si facilement, dit un jeune garçon, les montagnards sont de force à faire rouler plus d’un constable dans les précipices, puis il y a tant de recoins dans la montagne.

— Il est vrai qu’on les a pourchassés plus d’une fois sans résultats.

— Il faut qu’ils aient le secret de quelque souterrain impénétrable.

— On ne les saisira qu’à la condition de les surprendre.

— C’est justement ce qu’on veut.

— Alors les constables ne devraient pas être si communicatifs.

— Que voulez-vous, après un verre de whiskey, dit Colette se mêlant au groupe.

— Je ne devrais peut-être pas répéter cela, fit d’un air craintif l’homme qui avait donné la nouvelle, après tout il ne m’a pas demandé le secret.

— C’eût été peine perdue, interrompit une femme.

— Ah ça, vieille pie, voulez-vous faire croire que je ne sais pas retenir ma langue, que je suis un bavard, un indiseret, un…

— Assez, James, assez donc, est-ce que chacun ne vous connaît pas ? répliqua la femme.

— D’ailleurs, dit Colette, d’autres que vous ont entendu ces propos.

— Par saint Patrick ! tous les ont entendus, à preuve qu’il a ajouté qu’une partie de la troupe occuperait le défilé tandis que le reste couperait la retraite par le nord.

— Et qu’a-t-il dit encore ? reprit ironiquement la femme.

— Ah ! vous voulez me faire parler, vieille Suzon, vous n’y arriverez pas ; en définitive, je ne répète que ce que chacun a entendu, je ne dis rien de plus, je ne suis pas un bavard.

— Non, le constable pourrait témoigner de votre discrétion.

— N’allez pas me dénoncer au moins, vous autres ; je n’ai rien dit, les constables font une expédition, c’est leur devoir, nous n’avons pas à nous en occuper, voilà tout ; la mère Coning a de trop bon poothen, il fait parler les gens les plus discrets.

Colette n’écouta pas davantage les divagations de l’ivrogne, prétextant une affaire, elle rentra de suite à son cottage.

Comment prévenir les proscrits ? Jack ne devait pas venir avant le lendemain, il serait trop tard. Les montagnards, surpris à l’improviste, seraient traqués et arrêtés sans pouvoir se défendre. Que faire ! La jeune fille était en proie à la plus vive anxiété.

Son père lui avait défendu d’aller à la cabane de Jane, en s’y rendant elle s’exposait à faire naître des soupçons ; d’un autre côté, elle ne pouvait confier à personne une si grave mission.

Elle trouva le cottage désert, son père ne devant rentrer de la ville, où il allait chaque semaine vendre ses denrées, qu’à la nuit, sa mère gardait les vaches en surveillant les plus jeunes enfants. Mary n’était pas encore revenue ; Colette pensa donc à utiliser ses quelques heures de liberté pour sauver ses amis. La circonstance exceptionnelle justifiait, pensait-elle, la désobéissance aux ordres de son père.

S’enveloppant de sa mante, la jeune fille se dirigea vers la chaumière de la mère de Jack.

On était au mois de décembre, le froid intense ajoutait sa rigueur aux autres souffrances des pauvres habitants du pays. La neige, tombée depuis deux jours, couvrait la terre ; une brise âpre la fixait sur le sol en blocs glacés. La campagne était morne et désolée ; les sombres cottages, les troncs des arbres dépouillés tranchaient sur la nappe éblouissante de blancheur.

Colette, ramenant sur son visage le capuchon qui lui couvrait la tête, marchait très vite, sans se soucier du froid ; elle était fort émue et laissait échapper des paroles entrecoupées. Personne ne l’entendait, ni ne pouvait la voir, elle le croyait du moins.

Comme elle quittait sa chaumière quelqu’un s’était glissé dans le chemin qu’elle avait pris et la suivait à distance. Plusieurs fois la jeune fille se retourna, elle ne vit rien. En traversant les tourbières, il lui sembla saisir le bruit de pas non loin d’elle, mais ayant regardé de tous côtés, elle n’aperçut personne.

— C’est le gémissement du vent, murmura-t-elle.

Et elle continua sa marche précipitée.

Aussitôt l’homme surgit d’un massif de roseaux où il s’était un instant blotti et recommença à suivre la jeune fille.

Colette, étant en pleine campagne, se mit à courir aussi vite que le lui permettait le sol devenu glissant ; elle aperçut enfin la cabane de la vieille Jane, les premières ombres du soir commençaient à descendre sur la terre ; les jours sont très courts en cette saison, la jeune fille craignait d’être surprise par la nuit et que son père n’arrivât avant son retour. Elle courait donc de toutes ses forces, la sueur perlait à son front, sa respiration devenait sifflante, des bourdonnements agitaient sa tête, ses membres tremblaient, ses forces s’épuisaient. Jack qui se tenait sur le seuil de sa cabane, fit un geste d’étonnement en la voyant. La jeune fille agita les bras convulsivement en s’écriant : « Jack, Jack ! » Épuisée de fatigue et d’émotion, elle s’affaissa sur le sol.

En un instant le jeune garçon fut près d’elle ; il la releva doucement et la considéra avec inquiétude.

— Colette, qu’avez-vous, mon Dieu ! vous êtes pâle et vos mains sont brûlantes.

La jeune fille revint à elle.

— Ce n’est rien, mon enfant, le temps presse, un grand danger menace nos amis.

— Je l’ai compris, en vous vous voyant accourir ; mais je vous en prie, venez chez nous vous reposer, vous êtes à bout de forces.

— Je ne puis pas, Jack, il faut que je sois rentrée avant mon père.

— Vous ne pourrez retourner chez vous en cet état ; venez, ma mère vous préparera une boisson réconfortante.

— Non, mon enfant, non, j’aurai le courage d’accomplir cette tâche ; écoute ce que j’ai à te dire, le temps presse, si je n’étais pas venue, nos amis seraient perdus.

— Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce encore ?

— Demain, au point du jour, les constables envahiront la montagne.

— Qu’ils viennent ! fit le jeune garçon en levant la tête, grâce à vous, Colette, l’alarme sera donnée ; les honnêtes policiers pourront brûler leur poudre en l’honneur des canards sauvages.

— C’est bien, Jack, voilà ce que j’avais à te dire. Va de suite les prévenir afin que, pendant la nuit, ils prennent leurs précautions.

— J’irai, Colette, soyez sans crainte. Tomy verra bien que vous pensez encore à lui.

— Est-ce qu’il en doute ? fit la jeune fille vivement.

— Il a bien du chagrin de penser que vous allez épouser William Pody.

— Hélas ! murmura lentement Colette.

— C’est donc certain ? demanda Jack.

La jeune fille répondit d’une voix étouffée :

— Oui, c’est certain ; ne parle pas de moi à Tomy… dis-lui de m’oublier… dis-lui que j’ai été heureuse de lui avoir sauvé la vie, je n’aurais pas voulu qu’il mourût à cause de moi. Voilà, Jack, ne dis pas autre chose, tu entends. Je ne m’appartiens pas, que la volonté de Dieu soit faite.

Jack, mon enfant, recommande à ta mère d’être prudente, demain surtout.

— Ah ! nous aurons aussi la visite des constables, on tâchera de les recevoir de son mieux.

— Je te quitte, Jack, tu me rendras compte de ta mission, j’ai confiance en ton dévouement et en ton intelligence.

Ramenant autour d’elles les plis de son manteau, Colette revint en toute hâte vers sa chaumière.

Cet entretien avait eu lieu près d’un groupe de rochers entouré de quelques arbres ; les deux interlocuteurs étaient si absorbés par la gravité des événements qu’ils n’aperçurent pas un homme qui rampa parmi les pierres et se plaça à l’abri d’une large roche. L’homme laissa Colette s’éloigner seule et resta immobile à la même place observant le jeune garçon qui rentrait à sa cabane.

Dix minutes plus tard Jack revint, vêtu d’un habit de peaux de chèvres et d’un bonnet de fourrure qui le garantissaient du froid ; il passa devant le groupe de rochers et l’homme quittant son poste d’observation se mit à le suivre.

Le jeune garçon traversa le défilé ; malgré la neige qui cachait les sentiers tracés, il avançait sans hésitation ; on voyait que ces lieux lui étaient familiers. Il côtoyait un étroit passage, bordant un précipice ; les branches dépouillées de feuilles secouaient sur lui les flocons blancs qui les surchargeaient ; le lac dormait sous une épaisse couche de glace, quelques touffes flétries de joncs et de roseaux formaient une végétation perçant cette surface immobile. Les cascades, malgré leur mouvement rapide, ressentaient les atteintes de l’hiver ; de longues stalactites pendaient aux rochers et obstruaient le cours de l’eau, la cime des montagnes se confondait avec le ciel blafard chargé de nuages de neige, une certaine obscurité mêlait déjà les teintes du paysage.

Jack tira de sa poche un sifflet et ce signal convenu annonça son arrivée aux proscrits. On était assez près des cabanes du bord du lac ; la fumée s’échappait des toits, un certain mouvement régnait dans cette partie de la montagne.

Deux hommes vinrent au-devant de lui ; c’étaient Tomy et Clary O’Warn.

Le jeune garçon transmit fidèlement le message de Colette et recommanda à ses amis la plus grande vigilance.

— Merci, mon enfant, dit Clary, nous ne redoutons ici qu’une surprise, ton intelligent dévouement nous en a déjà préservés plus d’une fois, toutes les dispositions seront prises pour déjouer les recherches de la police ; mais j’ai peine à croire que les constables se hasardent dans nos montagnes par un temps pareil.

— Le landlord l’a ordonné et vous savez que les difficultés de l’exécution ne l’arrêtent pas.

— Eh bien ! on fera une visite au fameux souterrain. Cela dérange un peu nos opérations ; aujourd’hui nous avons reçu un envoi considérable d’alcool, enfin nous avons le temps de le mettre à l’abri pendant la nuit.

Le jeune garçon quitta aussitôt les montagnards ; en s’en retournant, il remarqua sur la neige des empreintes de pieds beaucoup plus grands que les siens.

— J’étais suivi, se dit-il.

Il examina de plus près.

— Ce n’est pas là l’empreinte de la chaussure d’un des nôtres ; celui qui vient de passer, car ces traces sont aussi récentes que les miennes, porte des souliers assez fins. Il n’y a pas beaucoup de gens au village chaussés si élégamment, on dirait… Mais c’est impossible ! personne n’a pu me voir venir et cependant… oui, les empreintes sont à une distance égale des miennes ; j’étais suivi par un espion peut-être.

Jack réfléchit quelques instants.

— Je vais les prévenir, il faut se méfier.

Tandis qu’il redescendait l’étroit sentier, l’homme que nous avons déjà vu se cacha derrière un épais tronc d’arbre ; à la faveur de l’obscurité naissante, il put se dissimuler.

Aussitôt que Jack eut passé, il se détacha de l’arbi et n’ayant plus rien à apprendre, se glissa furtivement dans le chemin que le jeune garçon avait pris pour venir. La trace des pas guidait d’abord sa marche mais la neige recommençait à tomber, étendant sur le sol une couche immaculée, la nuit arrivait et il allait devenir bien difficile de se conduire en cet endroit désert. L’espion s’arrêta hésitant.

— Je vais me perdre, murmura-t-il ; j’eusse mieux fait d’attendre mon guide, mais il est trop tard, je ne pourrais sans danger retourner sur mes pas.

Il marchait au hasard, reculant quelquefois au lieu d’avancer ; le froid était intense, l’obscurité complète ; ses pieds enfonçaient dans la neige, il craignait sans cesse de rouler au fond d’un précipice. Cependant il fallait sortir de là, il ne pouvait passer la nuit dans la montagne ; au lever du jour, la police arriverait et il serait arrêté comme contrebandier, jugé et condamné.

À cette pensée, William Pody, nos lecteurs ont deviné que c’était lui, frissonnait d’épouvante, une sueur froide inondait son visage, ses yeux, éblouis par la teinte blafarde de tout ce qui l’entourait, voyaient des silhouettes étranges, ses oreilles percevaient des bruits lointains, il sentait le sol se dérober sous ses pas.

À quels dangers sa folle jalousie l’avait exposé. Il allait périr peut-être. Comme il maudissait sa faute et Colette qui en était la cause ! Colette n’aurait qu’indifférence pour sa perte.

Pendant une heure, il se débattit ainsi contre la nuit, la neige, l’impossibilité de reconnaître son chemin ; enfin épuisé de fatigue, de froid et de frayeur, il tomba lourdement à terre et s’évanouit.