Dent pour dent/08

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Les éditeurs de La Lecture (p. 86-92).


VIII

LES FIANCÉS


Colette était bien joyeuse d’avoir réussi à sauver Tomy ; par Jack, son fidèle messager, elle avait des nouvelles des proscrits et le jeune Podgey lui avait fait transmettre l’expression de sa reconnaissance attendrie. Colette s’était hâtée de jeter au feu le billet de Tomy, elle commençait à devenir suspecte, il eût été dangereux de conserver une preuve de ses relations avec les rebelles.

Le landlord avait ordonné une enquête sur les faits qui venaient de considérer l’autorité de la justice, on n’avait pu recueillir aucun renseignement ; Colette interrogée déclara qu’elle ignorait tout et, malgré les soupçons qui planaient sur elle, le juge ne trouvant pas de preuves, ne put l’arrêter.

La jeune fille reprit sa vie ordinaire ; à son insu un changement s’opérait dans son cœur, la pensée de Tomy y prenait chaque jour une plus grande place ; elle ne croyait céder qu’à un sentiment de pitié, il s’y glissait cependant quelque chose de plus tendre qui la plongeait parfois dans de longues et douces rêveries.

S’étant rendue un jour à la cabane de la mère Jane, qui était malade, Colette avait rencontré là Tomy ; son costume de montagnard lui allait à merveille, sa haute taille semblait plus vigoureuse, son visage régulier et énergique avait une expression de calme et de bonheur qui le transformait complètement. Ses allures d’aventurier, jointes au prestige du malheur, lui donnaient ce cachet romanesque qui plaît à la jeunesse.

Au milieu de ces événements, Colette oubliait William Pody, son riche fiancé, et sa satisfaction fut médiocre lorsqu’elle le vit arriver à Greenish.

Elle travaillait près de la fenêtre de son cottage et ne fit pas semblant de le voir venir. Elle pensait à la rencontre de la veille, à la joie de Tomy, à ses témoignages de reconnaissance et de dévouement.

— Quel est donc le travail qui vous absorbe à ce point, ma chère Colette ? dit William d’une voix empreinte d’ironie.

Le gracieux visage de la jeune fille perdit le rayonnement de joie intérieure qui l’animait.

— Pardon, William, dit-elle en s’efforçant de sourire, vous trouvez que je ne vous fais pas assez d’honneur ?

Le jeune homme fronça les sourcils.

— Je ne demande pas d’honneur, Colette, répliqua-t-il, mais il me semble qu’un fiancé devrait être reçu avec plus d’empressement.

Un mois plus tôt la jeune fille eût accueilli ces remontrances par un éclat de rire, mais Colette était devenue sérieuse. William remarqua ce changement, il avait entendu parler au village des dernières aventures auxquelles se trouvait mêlé le nom de sa fiancée, et il était très mécontent.

— À quoi pensiez-vous donc tout-à-l’heure ? reprit-il.

— Je n’en sais rien.

— Vous paraissiez préoccupée ; faisiez-vous le plan d’une conspiration nouvelle ? car vous conspirez, paraît-il ?

— D’où vous viennent ces folles idées, William ? Un propos comme celui-là suffirait pour me compromettre.

— Soyez tranquille, ma chère amie, je serais désolé de vous nuire, j’ai trop à cœur votre intérêt qui est du reste le mien. Mais vraiment on raconte dans le village un fort joli roman dont vous êtes l’héroïne. Colette s’intéresse aux rebelles, nargue la police ; je veux croire qu’il n’y a rien de plus.

— Laissons cela, William, je vous défends de me parler ainsi ; ma conscience ne me reproche rien, vos insinuations sont des injures. Je ne comprends pas qu’un garçon qui se dit intelligent ait un assez petit esprit pour aller recueillir ainsi les cancans du village.

Colette se sentant menacée avait pris la bonne tactique qui consiste à porter la guerre sur le terrain ennemi, forçant son adversaire à reculer pour se défendre.

— Je ne m’arrête pas aux bavardages du village, Colette, reprit William froissé, j’ai toujours su me tenir au-dessus de ces choses-là ; mais je ne vous cacherai pas que votre intérêt pour Tomy Podgey a lieu de me déplaire.

— Vous eussiez préféré le voir pendu ?

— Non, je l’aurais déploré sincèrement ; cependant il avait mal agi et nous n’a vous pas à intervenir dans l’œuvre de la justice.

— Si votre parrain ne vous avait laissé ce peu de bien dont vous êtes si fier, qui peut dire que vous n’ayez pas eu le sort de ces pauvres gens que vous dédaignez maintenant ?

— Permettez-moi de vous faire observer, Colette, que votre comparaison est déplacée ; je suis un homme établi, considéré, il n’y a pas de rapport entre moi et ces va-nu-pieds qui vous occupent beaucoup trop.

— William, si je devais devenir un jour aussi orgueilleuse, je refuserais de suite votre fortune et votre nom.

— Voyons, Colette, reprit le jeune homme en changeant de ton, je vous aime, pardonnez-moi un sentiment de jalousie contre ce Tomy, que vous avez paru souvent me préférer. Donnez-moi la main et que des récriminations ne troublent pas les quelques instants que nous avons à passer ensemble.

La paix se fit pour le moment, mais ces discussions pénibles se renouvelèrent bien des fois entre les deux fiancés.

Un soir, William dit aux parents de Colette :

— Il faut songer aux préparatifs de noce, dans un mois aura lieu notre mariage.

— En plein hiver ! reprit la jeune fille qui avait pâli ; ne vaudrait-il pas mieux le remettre au printemps ?

— Mais non, fit le père, qui étais désireux de voir s’accomplir au plus tôt cet événement si inespéré pour sa famille.

William s’adressa à sa fiancée.

— Vraiment, Colette, je ne vous comprends pas, quand notre mariage a été fixé il y a deux mois, vous saviez bien qu’il aurait lieu pendant l’hiver.

— Je n’y avais pas réfléchi.

— Et c’est maintenant que vous vous en apercevez, reprit William ironiquement. Pourquoi ne proposez-vous pas de le remettre indéfiniment ?

La jeune fille le regarda d’un air qui semblait dire que cette conclusion ne la contrarierait pas trop.

— Ah ! Colette ! dit William d’un ton de reproche, je vous trouve bien changée. Vous paraissez m’épouser à regret ; personne cependant ne vous a contrainte à m’engager votre foi.

— Non certes, reprit la mère, et tu serais bien coupable, ma fille, si tu n’étais touchée de l’affection désintéressée de William et de l’honneur qu’il te fait en te choisissant de préférence à toute autre.

— À mon tour, je dirai que je n’ai pas sollicité cet honneur, répartit la jeune fille.

— Laissons cela, mistress Buckly, fit William avec une modestie apparente, je n’ai jamais songé à me faire valoir ; j’aime Colette, je la trouve riche de beauté et de vertus, je ne lui demande que son affection.

— Elle vous la doit bien, interrompit la mère.

— Hélas ! l’affection ne se commande pas, murmura William avec un soupir, j’ai l’espoir d’obtenir celle de Colette.

— Colette vous aime beaucoup, reprit mistress Buckly, mais elle n’a que seize ans et la tête un peu légère.

— La linotte de Greenish regrette sa liberté, fit Colette en souriant.

— Oh ! ma chère amie, dit William, je ne me propose pas de vous imposer un dur esclavage, vous serez libre et heureuse près de moi. J’ose dire que vous jouirez d’une position enviée. Oui, Colette, il n’est pas une jeune fille dans le pays qui n’accepterait avec joie le sort qui vous est offert. Vous échangez la pauvreté contre une situation fortunée ; sans me flatter, j’en vaux un autre, vraiment y a-t-il lieu de tant se faire prier !

Le jeune homme s’était animé, il se leva et prenant congé de la famille, il sortit fort mécontent. Colette ne dit pas un mot pour le retenir.

Ce brusque départ jeta dans la consternation mistress Buckly et son mari, Colette fut accablée de reproches.

— Voilà le résultat de ta sottise, lui dit sa mère, il ne reviendra plus, tu es une tête folle, tu ne vois pas la conséquence de ta conduite. Que deviendras-tu si William t’abandonne ? Par ta faute, ta famille languira dans la misère.

Le fermier était encore plus mécontent.

— Tout peut se réparer, dit-il, j’irai trouver William ; je ne crois pas qu’il retire sa parole, il aime notre fille, il pardonnera un moment de caprice, mais il ne faut pas que cela se renouvelle. Colette, je vais te parler sérieusement puisque tu m’y obliges. Depuis quelque temps tes manières ne me vont pas ; ton imprudence peut un jour à l’autre attirer sur les tiens de graves dangers. Tu t’absentes sans faire connaître l’endroit où tu vas, l’attention publique est éveillée à ton sujet. Ton changement à l’égard de William…

— Je n’ai jamais aimé William, interrompit Colette.

— Un jeune homme si bien ! exclama mistress Buckly en joignant les mains, et si riche !

— Il ne s’agit pas de cela, reprit brusquement le paddy. William est un parti inespéré, tu l’as accepté volontairement ; il est jeune, intelligent, beau garçon, je ne comprends pas que tu aies de la répugnance à l’épouser, sans parler de l’intérêt de ta famille qui aurait tant à gagner à ce mariage. Est-ce que Tomy Podgey serait pour quelque chose dans tout ceci ?

— Je n’ai jamais songé à épouser Tomy, fit Colette en rougissant.

— Tomy Podgey est dans le pays, j’en suis sûr, et tu le vois. Il ne sera pas dit que pour cet aventurier, échappé à la potence, tu perdras ton avenir et celui de ta famille ; à partir de ce jour tu ne sortiras plus sans mon autorisation jusqu’à ton mariage, qui aura lieu dans un mois. Pense donc que si les soupçons de la police pesaient sur nous, on nous chasserait et nous serions réduits à la mendicité.

Colette pleurait en silence, elle comprenait que son père avait raison en parlant des dangers de ses relations avec les proscrits.

— Tu m’as bien compris, reprit Buckly, je défends absolument ces visites à la vieille Jane ; cette femme est suspecte, sa cabane est fréquentée par les contrebandiers de la montagne, on n’a rien à gagner en y allant ; sois aussi désormais plus aimable pour William, si ce mariage manque ce sera de ta faute et je ne te le pardonnerai pas.

Pendant que se passait cette scène de famille, William s’en retournait furieux contre Colette, se demandant s’il ne la laisserait pas à ses dédains. Son cœur souffrait car il aimait passionément la jeune fille, mais son amour-propre n’était pas moins atteint. Lui, William Pody, le citadin, le richard, se voir presque rejeté par la fille d’un pauvre fermier ! S’il avait voulu se marier à la ville, il aurait pu le faire avantageusement ; il choisissait Colette, la plus jolie fille de Greenish, il l’élevait jusqu’à lui et au lieu d’être flattée de cet hommage inespéré, elle semblait lui faire une grâce en l’acceptant.

Le jeune homme supposait bien qu’il y avait un obstacle entre lui et sa fiancée.

— Elle ne m’aime pas, se disait-il, elle pense toujours à Tomy. Quel dommage qu’il ait échappé à la potence ! C’est elle qui l’a sauvé. Mais il ne peut plus revenir ; je saurai d’ailleurs l’écarter de mon chemin et malheur à Colette elle-même si elle persiste dans ses sentiments à mon égard !

Et d’abord je veux savoir où elle va, qui elle rencontre ; un mot à la police et je serai débarrassé de mon rival. Ah ! Colette, vous ne connaissez pas William Pody. Vous ne l’outragerez point impunément.