Depuis l’Exil Tome VIII La matinée du Trocadéro (27 février 1881)

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NOTE VII.

FÊTE DU 27 FÉVRIER 1881
la matinée du trocadéro.

Dans la grande journée du 27 février 1881, à côté de la fête populaire, la fête littéraire se poursuivait au Trocadéro.

Dès six heures du matin la place est envahie par une foule énorme massée autour du bassin et devant la façade du palais. Toutes les avenues voisines sont en fête. Maisons pavoisées et décorées de drapeaux, de fleurs et d’emblèmes. On achète de petites médailles frappées à l’effigie du poète et chacun en orne sa boutonnière.

À une heure, les portes du palais sont ouvertes. On s’y précipite, et le vaste édifice est bientôt rempli. À deux heures, la salle est comble. On n’eût pas trouvé un coin inoccupé.

Le coup d’œil offert par la salle est splendide. Sur l’estrade, décorée de trophées aux armes de la République, autour du buste couronné de Victor Hugo, ont pris place les membres d’honneur du comité, les représentants de la presse, les délégués de la province et de l’étranger.

Louis Blanc préside. À côté de lui, M. Salmon, ancien président de la République espagnole.

Louis Blanc se lève, salué par de très vifs applaudissements, et prononce l’allocution suivante :

« Il a été donné à peu de grands hommes d’entrer vivants dans leur immortalité. Voltaire a eu ce bonheur dans le dix-huitième siècle, Victor Hugo dans le dix neuvième, et tous les deux l’ont bien mérité ; l’un pour avoir déshonoré à jamais l’intolérance religieuse ; l’autre pour avoir, avec un éclat incomparable, servi l’humanité.

« Les membres du comité d’organisation ont compris ce que doit être le caractère de cette fête, lorsqu’ils ont appelé à y concourir des hommes appartenant à des opinions diverses. Que la pratique de la vie publique donne naissance à des divisions profondes, il ne faut ni s’en étonner ni s’en plaindre ; la justice et la vérité ont plus à y gagner qu’à y perdre. Mais c’est la puissance du génie employé au bien, de réunir dans un même sentiment d’admiration reconnaissante les hommes qui, sous d’autres rapports, auraient le plus de peine à s’accorder, et rien n’est plus propre à mettre en relief cette puissance que des solennités semblables à celle d’aujourd’hui.

« L’idée d’union est, en effet, inséparable de toute grande fête.

« C’est cette idée qu’exprimaient dans la Grèce antique les fêtes de Minerve, de Cérès, de Bacchus, et ces jeux célèbres dont les Grecs firent le signal de la trêve olympique, et qui étaient considérés comme un lien presque aussi fort que la race et le langage.

« C’est cette idée d’union qui rendit si touchante la plus mémorable des fêtes de la Révolution française : la Fédération. Assez de jours dans l’année sont donnés à ce qui sépare les hommes ; il est bon qu’on donne quelques heures à ce qui les rapproche. Et quelle plus belle occasion pour cela que la fête de celui qui est, en même temps qu’un poëte sans égal, le plus éloquent apôtre de la fraternité humaine ! Car, si grand que soit le génie de Victor Hugo, il y a quelque chose de plus grand encore que son génie, c’est l’emploi qu’il en a fait, et l’unité de sa vie est dans l’ascension continuelle de son esprit vers la lumière. »

M. Coquelin dit alors, ces belles strophes de Théodore de Banville :

Père ! doux au malheur, au deuil, à la souffrance !
À l’ombre du laurier dans la lutte conquis,
Viens sentir sur tes mains le baiser de la France,
Heureuse de fêter le jour où tu naquis !

Victor Hugo ! la voix de la Lyre étouffée
Se réveilla par toi, plaignant les maux soufferts,

Et tu connus, ainsi que ton aïeul Orphée,
L’âpre exil, et ton chant ravit les noirs enfers.

Mais tu vis à présent dans la sereine gloire,
Calme, heureux, contemplé par le ciel souriant,
Ainsi qu’Homère assis sur son trône d’ivoire,
Rayonnant et les yeux tournés vers l’orient.

Et tu vois à tes pieds la fille de Pindare,
L’Ode qui vole et plane au fond des firmaments,
L’Épopée et l’éclair de son glaive barbare,
Et la Satire, aux yeux pleins de fiers châtiments ;

Et le Drame, charmeur de la foule pensive,
Qui, du peuple agitant et contenant les flots,
Sur tous les parias répand, comme une eau vive,
Sa plainte gémissante et ses amers sanglots.

Mais, ô consolateur de tous les misérables !
Tu détournes les yeux du crime châtié,
Pour ne plus voir que l’Ange aux larmes adorables
Qu’au ciel et sur la terre on nomme : la Pitié !

Ô Père ! s’envolant sur le divin Pégase
À travers l’infini sublime et radieux,
Ce génie effrayant, ta Pensée en extase,
A tout vu, le passé, les mystères, les Dieux ;

Elle a vu le charnier funèbre de l’Histoire,
Les sages poursuivant le but essentiel,
Et les démons forgeant dans leur caverne noire,
Les brasiers de l’aurore et les saphirs du ciel ;

Elle a vu les combats, les horreurs, les désastres,
Les exilés pleurant les paradis perdus,
Et les fouets acharnés sur le troupeau des astres ;
Et, lorsqu’elle revient des gouffres éperdus,

Lorsque nous lui disons : « Parle. Que faut-il faire ?
Enseigne-nous le vrai chemin. D’où vient le jour ?
Pour nous sauver, faut-il qu’on lutte ou qu’on diffère ? »
Elle répond : « Le mot du problème est Amour !

« Aimez-vous ! » Ces deux mots qui changèrent le monde
Et vainquirent le Mal et ses rébellions,
Comme autrefois, redits avec ta voix profonde,
Émeuvent les rochers et domptent les lions.

Oh ! parle ! que ton chant merveilleux retentisse !
Dis-nous en tes récits, pleins de charmants effrois,
Comment quelque Roland armé pour la justice
Pour sauver un enfant égorge un tas de rois !

Ô maître bien-aimé, qui sans cesse t’élèves,
La France acclame en toi le plus grand de ses fils !
Elle bénit ton front plein d’espoir et de rêves !
Et tes cheveux pareils à la neige des lys !

Ton œuvre, dont le Temps a soulevé les voiles,
S’est déroulée ainsi que de riches colliers,
Comme, après des milliers et des milliers d’étoiles,
Des étoiles au ciel s’allument par milliers.

Oh ! parle ! ravis-nous, poète ! chante encore,
Effaçant nos malheurs, nos deuils, l’antique affront ;
Et donne-nous l’immense orgueil de voir éclore
Les chefs-d’œuvre futurs qui germent sous ton front !

Mmes Croizette, Bartet, Barretta, Dudlay, MM. Mounet-Sully, Lafontaine, Worms, Maubant, Porel, Albert Lambert, lisent des vers de Victor Hugo. M. Faure chante le Crucifix. Et ce sont des acclamations et des rappels sans fin.

Dans la soirée, la louange du poète a retenti sur toutes les grandes scènes de Paris : poésie d’Ernest d’Hervilly à l’Odéon, d’Émile Blémont à la Gaîté, de Gustave Rivet au Châtelet, de Bertrand Millanvoye au théâtre des Nations.

À la maison de Victor Hugo, ce sont des vers d’Armand Silvestre et d’Henri de Bornier qui arrivent, avec les adresses de toutes les villes de la France, de l’Europe et du Nouveau-Monde.