Depuis l’Exil Tome VI Aux rédacteurs de la Renaissance

La bibliothèque libre.




J Hetzel (p. 37-39).

VII

AUX RÉDACTEURS

de
LA RENAISSANCE
Paris, 1er  mai 1872.
Mes jeunes confrères,

Ce serrement de main que vous me demandez, je vous l’envoie avec joie. Courage ! Vous réussirez. Vous n’êtes pas seulement des talents, vous êtes des consciences ; vous n’êtes pas seulement de beaux et charmants esprits, vous êtes de fermes cœurs. C’est de cela que l’heure actuelle a besoin.

Je résume d’un mot l’avenir de votre œuvre collective : devoir accompli, succès assuré.

Nous venons d’assister à des déroutes d’armées ; le moment est arrivé où la légion des esprits doit donner. Il faut que l’indomptable pensée française se réveille et combatte sous toutes les formes. L’esprit français possède cette grande arme, la langue française, c’est-à-dire l’idiome universel. La France a pour auditoire le monde civilisé. Qui a l’oreille prend l’âme. La France vaincra. On brise une épée, on ne brise pas une idée. Courage donc, vous, combattants de l’esprit !

Le monde a pu croire un instant à sa propre agonie. La civilisation sous sa forme la plus haute, qui est la république, a été terrassée par la barbarie sous sa forme la plus ténébreuse, qui est l’empire germanique. Éclipse de quelques minutes. L’énormité même de la victoire la complique d’absurdité. Quand c’est le moyen âge qui met la griffe sur la révolution, quand c’est le passé qui se substitue à l’avenir, l’impossibilité est mêlée au succès, et l’ahurissement du triomphe s’ajoute à la stupidité du vainqueur. La revanche est fatale. La force des choses l’amène. Ce grand dix-neuvième siècle, momentanément interrompu, doit reprendre et reprendra son œuvre ; et son œuvre, c’est le progrès par l’idéal. Tâche superbe. L’art est l’outil, les esprits sont les ouvriers.

Faites votre travail, qui fait partie du travail universel.

J’aime le groupe des talents nouveaux. Il y a aujourd’hui un beau phénomène littéraire qui rappelle un magnifique moment du seizième siècle. Toute une génération de poëtes fait son entrée. C’est, après trois cents ans, dans le couchant du dix-neuvième siècle, la pléiade qui reparaît. Les poëtes nouveaux sont fidèles à leur siècle ; de là leur force. Ils ont en eux la grande lumière de 1830 ; de là leur éclat. Moi qui approche de la sortie, je salue avec bonheur le lever de cette constellation d’esprits sur l’horizon.

Oui, mes jeunes confrères, oui, vous serez fidèles à votre siècle et à votre France. Vous ferez un journal vivant, puissant, exquis. Vous êtes de ceux qui combattent quand ils raillent, et votre rire mord. Rien ne vous distraira du devoir. Même quand vous en semblerez le plus éloignés, vous ne perdrez jamais de vue le grand but : venger la France par la fraternité des peuples, défaire les empires, faire l’Europe. Vous ne parlerez jamais de défaillance ni de décadence. Les poëtes n’ont pas le droit de dire des mots d’hommes fatigués.

Je suivrai des yeux votre effort, votre lutte, votre succès. C’est par le journal envolé en feuilles innombrables que la civilisation essaime. Vous vous en irez par le monde, cherchant le miel, aimant les fleurs, mais armés. Un journal comme le vôtre, c’est de la France qui se répand, c’est de la colère spirituelle et lumineuse qui se disperse ; et ce journal sera, certes, importun à la pesante masse tudesque victorieuse, s’il la rencontre sur son passage ; la légèreté de l’aile sert la furie de l’aiguillon ; qui est agile est terrible ; et, dans sa Forêt-Noire, le lourd caporalisme allemand, assailli par toutes les flèches qui sortent du bourdonnement parisien, pourra bien connaître le repentir que donnent à l’ours les ruches irritées.

Encore une fois, courage, amis !